La montée très forte de Marine Le Pen, sa popularité croissante au point qu’il ne serait finalement pas si étonnant qu’elle supplante Sarkozy au premier tour des présidentielles de 2012, constituent désormais un élément incontournable de notre réflexion. D’abord parce que si les médias insistent sur le « phénomène Marine Le Pen », il faut souligner le fait que la montée de l’extrême droite est un phénomène européen. Pour le moment, ce courant politique, dans sa très grande diversité, est le principal bénéficiaire de la crise de 2007-2008. D’autre part parce que le combat anti-FN fait partie, pour beaucoup d’entre nous, des ressorts de notre activité et de notre investissement politique. J’ai commencé à militer en manifestant en novembre-décembre 95 et en distribuant, dans mon lycée, des tracts contre le FN. Je ne pense pas être le seul à avoir voulu militer pour que le seul changement radical de société ne soit pas proposé par le FN : la génération « 21 avril 2002 » est également bien fournie dans nos rangs. Il y a de quoi se poser des questions quand on se rend compte qu’après trente ans de luttes antiracistes et antifascistes le FN est plus que jamais un danger.
En matière de lutte contre le FN, nous avons longtemps été aidés par ses dirigeants, Jean Marie Le Pen en tête : ses dérapages volontaires permettaient de susciter facilement le rejet ; les obsessions personnelles de Le Pen et d’autres dirigeants faisaient une large place au négationnisme, à la nostalgie de l’Algérie française, et autres thématiques chères à l’extrême droite mais assez peu populaires ; les divisions entre chefs et les querelles d’ego ont vu réduit à néant, lors de la scission de 1998, le patient travail de construction d’un appareil militant que certains avaient mené. Les manifestations de l’après 21 avril 2002 ont porté un coup d’arrêt au FN pour dix ans : c’était la preuve du rejet massif de ce parti par de larges couches du pays, notamment dans la jeunesse.
Il faut bien prendre conscience que nous sommes entrés dans une nouvelle période par rapport au FN, initiée en 2002 justement avec l’irruption sur les plateaux télé de Marine Le Pen, seule véritable nouveauté politique de la campagne avec Olivier Besancenot. MLP a réussi aujourd’hui à s’imposer dans le paysage politique français, à tel point que lors des dernières cantonales certaines affiches portaient sa photo plutôt que celle de candidats fantômes. Celle qui a aujourd’hui les clefs du FN dispose de nombreux atouts dans sa manche : une image bien meilleure que celle de son père, une stratégie de prise du pouvoir et non de témoignage bien plus claire, une volonté de moderniser son parti.
« Vague bleu Marine » : attention au tsunami après 2012
Dire ça, ce n’est pas croire que les panzers sont à nos portes et que la « marche sur Paris » de MLP est pour demain. La situation est bien entendu très différente de celles des années 1920 et 1930. La montée du fascisme dans ces années là s’inscrivait parmi les conséquences d’une guerre à la violence inouïe qui avait fait des millions de morts, d’une révolution russe qui avait terrifié tous les capitalistes, dans une ère de partis de masse capables de tenir les rues, de s’y livrer à de véritables combats. D’où la nécessité de ne pas se contenter de nos fondamentaux sur la question et de réfléchir à la nouveauté de la situation. Il faut quand même rappeler quelques données qui définissent de tels partis et qui sont toujours valables. Les partis fascistes sont toujours arrivés au pouvoir dans des alliances avec la droite classique, parlementaire, qui espérait les manipuler, et pour laquelle ils permettaient un lien avec les masses, un contrepoids à l’influence de la gauche, surtout communiste. D’autre part, ces partis, loin d’être les simples « marionnettes du capital » d’une certaine vulgate marxiste, disposaient d’une véritable autonomie, dans leur dynamique, les forces sociales qui la composaient, les objectifs.
Nous ne sommes pas en 1921 ou en 1932. Le niveau de violence politique a baissé de plusieurs niveaux. L’URSS n’existe plus. Le FN a piqué plus des électeurs que des militants à la droite et aux autres partis. Pour autant, il faut se défier de ne voir dans l’influence grandissante du FN qu’une manipulation médiatique (à la Mélenchon) ou une simple stigmatisation du populaire (même si les médias ont une tendance étrange à insister sur le vote ouvrier pour le FN alors que ce parti progresse dans d’autres couches sociales). Le FN n’a sans doute même pas retrouvé, en termes militants, son niveau des années 90. Pourtant, il y a de quoi être inquiet.
La stratégie anti-FN des années 80 et 90 a reposé, de SOS Racisme à Ras l’Front, sur une même idée : le FN n’est pas un parti comme les autres, ses militants ne doivent pas pouvoir distribuer tranquilles sur les marchés, ses meetings doivent donner lieu systématiquement à des manifestations, ses idées doivent être dénoncées. On peut discuter de cette stratégie, notamment de la dimension morale voire moraliste qu’elle comportait inévitablement. Il n’empêche, elle a été en partie efficace, dans la mesure où elle a permis de maintenir le fameux « cordon sanitaire » entre le FN et les autres partis, elle a maintenu un haut niveau de rejet du FN dans la population, elle a empêché la droite de conclure des alliances autres que très ponctuelles et souvent immédiatement dénoncées. Cette stratégie a joué un rôle indéniable dans la crise et la scission du FN en 1998.
Pourtant, il semble qu’elle ait atteint des limites. Il y a un certain épuisement de la formule : aujourd’hui les meetings FN se déroulent sans manif, ou presque. Il a fallu le choc de Le Pen au deuxième tour pour renouer avec la colère dans la rue. Surtout, la présidence de Sarkozy a marqué la victoire à un niveau jamais atteint de la lepénisation des esprits. Il ne s’agit pas de dire qu’avant Sarkozy un tel phénomène n’existait pas. L’influence du FN a sans doute beaucoup compté dans le durcissement des politiques envers les immigrés, menées y compris par la gauche. Mais Sarkozy et ses sbires ont banalisé à un niveau inédit le discours FN. Pas besoin ici de tout rappeler, quelques exemples suffisent : karcher, racailles, la France tu l’aimes ou tu la quittes, il faut tourner la page de 68, discours anti-Roms, blagues d’Hortefeux, discours de Grenoble, petites phrases de Guéant, discours antimusulman, allusions antisémites contre DSK. Tout est allé très vite, à une vitesse qu’on n’aurait jamais imaginée. Bien sûr, la droite ne nous avait jamais épargné les dérapages racistes, comme Chirac avec le « bruit et l’odeur ». Mais c’est la première fois depuis longtemps que cet arrière fond s’incarne dans une ligne politique assumée et revendiquée, avec une levée des garde-fous dans toute la société (cf l’affaire des quotas dans le foot). Dans ces conditions, l’antifascisme des années 90 apparaît caduc, à un tel degré de lepénisation de la droite et de la vie politique. Le cordon sanitaire a cédé par rapport aux idées, même si cela ne se matérialise pas encore dans des alliances. On peut souffler sur les cendres de Ras l’Front en espérant qu’elles se rallument, ce ne serait sans doute pas à la hauteur des enjeux.
Marine Le Pen a su répondre à la crise de manière astucieuse : dénonciation du « système UMPS », virage à 90° et discours social-étatiste, agrémenté de sécuritaire et de fermeture dans un contexte post-11 septembre et dans le cadre de la dénonciation de la mondialisation. La fidélité à un programme déterminé n’a jamais été le souci de tels partis, qui savent adapter leur discours au gré des circonstances. Si la gauche gagne en 2012, ce qui paraît aujourd’hui le plus probable, Marine Le Pen est en mesure de faire exploser la droite. On peut imaginer que le PS social-libéralisé d’aujourd’hui, encore plus s’il est représenté par l’ancien directeur du FMI, mènera sur le plan économique la même politique libérale que ses homologues grecs ou portugais. De quoi désespérer encore plus ce qui reste de Billancourt (de mouvement ouvrier organisé), mais aussi les classes populaires dans leur ensemble. De quoi, sans doute, ouvrir un boulevard à Marine Le Pen. On peut imaginer sans peine une situation où la droite sarkozyste conclut sans problèmes des accords avec un FN à peine relooké, tandis que le centre se rapproche du PS (ou reste le centre d’ailleurs, peu importe). Le centre de gravité de tels accords droite-FN est difficile à prévoir à l’avance et dépend largement du rapport de force militant et électoral que le FN réussira à imposer. En temps de crise, il n’est pas inenvisageable qu’une partie des classes dominantes fasse le choix d’un repli par rapport à la mondialisation. Le FN peut aussi très bien se (re)convertir à un libéralisme autoritaire, malgré son discours actuel : pour un tel parti la cohérence programmatique compte moins que l’efficacité politique dans l’optique de la conquête du pouvoir. La mise en concurrence perpétuelle des individus et des groupes, le primat accordé à l’ordre sur la justice, qui caractérisent les évolutions actuelles du libéralisme, conviennent bien au darwinisme social des partis d’extrême droite.
Nous sommes bien placés pour savoir que la construction d’un parti ne se résout pas par des résultats aux présidentielles : un des principaux enjeux, pour le FN, est donc sans doute de reconstituer un appareil militant, de traduire en véritable implantation dans le monde du travail (et non deux ou trois renégats médiatiques comme Engelman) la sympathie dont il dispose chez certains salariés, de continuer à peser de plus en plus sur le jeu politique. La réussite d’un tel projet conditionne aussi l’avenir du FN : en l’absence de base militante prête à pousser, les partis d’extrême droite peuvent devenir, une fois au pouvoir, des gestionnaires conservateurs. Mais une telle éventualité n’est pas rassurante : imaginons un Sarkozy puissance dix.
Construire un bloc social, démocratique et antiraciste, indépendant du PS
Dans ces conditions, quelles sont nos responsabilités ? Tout d’abord, quelles que soient les critiques qu’on peut porter aux syndicats, il faut se féliciter de la riposte syndicale qui a eu lieu, notamment autour de la question de la préférence nationale. Elle permet d’insister clairement sur le fait que le FN ne représenté pas les salariés, les classes populaires, et qu’il ne peut en aucune manière les représenter. Ensuite, encore plus que dans les années 90, la réponse doit être politique : il s’agit de faire vivre une alternative anticapitaliste crédible. Il faudra parvenir, si la gauche gagne, à rendre visible et crédible une opposition de gauche au gouvernement, sous peine de laisser le monopole de la critique du gouvernement au FN et à la droite lepénisée.
Une telle opposition passe par les luttes, bien sûr, parce que le FN n’est jamais autant en difficulté que quand il y a des luttes sociales (cf le dernier mouvement des retraites). Mais ce n’est pas suffisant : il faut être en mesure de regrouper politiquement cette opposition, de créer un bloc social, démocratique (ou antiautoritaire) et antiraciste, qui combat sans merci la droite sarkozyste, lepénisée, et l’extrême droite. Un bloc social et démocratique à angle large, qui pourrait se décliner dans des domaines aussi essentiels que l’écologie ou le féminisme. Dans ces conditions, être « moins de « gauche » » serait une grave erreur, qui contribuerait au brouillage des repères et à la dépolitisation qui profitent au FN et au sarkozysme. Au contraire, il ne faut pas oublier que la réaction antifasciste de l’après février 1934 a engendré de très importantes manifestations populaires, qui sont à l’origine de la dynamique du Front populaire et de 36.
On ne refait pas l’histoire et les contours d’une telle unité, bloc social et démocratique contre bloc autoritaire et raciste, sont plus difficiles à définir aujourd’hui, parce que le PS est sans doute définitivement passé dans le camp du sécuritaire et du libéralisme. Ce qui signifie que la lutte contre le FN nécessite de construire un bloc strictement indépendant du PS, tout en acceptant le débat et l’unité dans les luttes. Nous devons, dans les luttes, dans nos apparitions, et dès la prochaine échéance électorale, dessiner cette perspective d’un bloc social, antiraciste et démocratique et réfléchir à ce qui serait ses grands axes et ses éléments unifiants.
La constitution d’un tel bloc n’irait pas sans de nombreuses questions, auxquelles nous avons été confrontés au sein du NPA : construction des luttes, rapport aux institutions, lien avec les classes populaires et implantation en leur sein, problèmes de représentation… Nous ne devons pas céder au découragement mais faire un pari : il y a dans ce pays des forces sociales sur lesquelles s’appuyer pour refuser la fausse alternative autoritarisme-libéralisme et pour changer le rapport de force en proposant autre chose pour sortir de la crise. Nous ne le ferons pas seuls, mais notre campagne en 2012 doit avoir pour objectif et ambition de porter cette idée, le NPA dans son ensemble doit réfléchir à la manière de s’approprier ces enjeux et d’y répondre.
Sylvain Pattieu
8 mai 2011