L’un des pires accidents nucléaires de l’histoire est en cours depuis le 11 mars 2011. Prévisible, car le Japon se situe sur une faille sismique, mais imprévu par les autorités de régulation et l’exploitant, cette catastrophe rappelle au monde entier une évidence : le nucléaire sûr n’existe pas. Il y aura un avant et un après Fukushima.
Le 11 mars 2011, à 14h46, un séisme de magnitude 9 secoue la côte nord-est d’Honshu, la principale île du Japon. À 250 kilomètres de Tokyo, dans la centrale de Fukushima Daiichi (c’est-à-dire Fukushima n°1), les trois réacteurs en fonction, trois autres étant en arrêt de maintenance, se mettent en arrêt d’urgence : la réaction en chaîne est en théorie interrompue. Les réacteurs ne sont pas pour autant « éteints » : il faut continuer à refroidir le combustible qu’ils contiennent, ainsi que les piscines où sont stockés les assemblages de combustibles usagés. 2500 tonnes d’uranium et de plutonium se trouvent alors sur le site. [1] [2] L’alimentation électrique du site ayant été mise hors service par la secousse, des diesels de secours sont mis en marche... Mais dans l’heure qui suit, un tsunami meurtrier ravage les côtes et noie la centrale et ses diesels. Celle-ci n’était pas planifiée pour résister à une vague de plus de 6 mètres. [3]
Perte de refroidissement
« Il s’agit de l’accident le plus redouté : la perte de refroidissement, explique Jean-Marie Brom, physicien des particules et directeur de recherche au CNRS. Dans les réacteurs comme dans les piscines, le combustible chauffe, et l’eau s’évapore. Les barres se retrouvent à l’air libre dans les réacteurs et commencent à fondre. De la vapeur radioactive et de l’hydrogène sont produits par leur dégradation... Dans les jours qui suivent, pour éviter une surpression, ces produits sont relâchés hors de l’enceinte de confinement du réacteur et produisent une série d’explosions. »
Le toit du bâtiment du réacteur n°1 est ainsi soufflé le matin du 12 mars. Un premier nuage radioactif s’élève. L’évacuation est ordonnée dans un périmètre de 10 puis de 20 kilomètres. Le 14 et le 15 mars, des explosions et incendies endommagent également les réacteurs 2, 3 et la piscine du réacteur 4. D’importantes émissions d’iode 231, du césium 137, mais aussi de plutonium en quantité plus faible, se produisent... Tout le personnel est alors évacué à l’exception d’un nombre limité d’employés, les liquidateurs, qui vont travailler dans des conditions difficiles et héroïques. Les débits de dose sur le site atteignent en effet des niveaux considérables [4].
Dans un pays dévasté - 25 000 personnes sont mortes ou disparues-, l’exploitant japonais TEPCO, aidé par l’armée japonaise puis américaine, tente alors désespérément de refroidir les réacteurs en larguant par camion-citerne et hélicoptère de l’eau de mer enrichie en bore.
Le bourbier radioactif
Plus de deux mois après l’accident, les rejets radioactifs se poursuivent.
Les combustibles des réacteurs 1, 2 et 3 ont fondu à des niveaux compris entre 55 et 30% selon l’exploitant [5] et à 100% selon Mishio Ishikawa, pro-nucléaire et fondateur du Japan Nuclear Technology Institute [6]. L’accident semble même maximal pour le réacteur n°1 puisque la cuve est percée en de multiples endroits [7]. De plus, il n’a toujours pas été possible de rétablir un refroidissement en circuit fermé... 90 000 tonnes d’eau radioactive font du site un véritable bourbier qui menace de déborder constamment [8]. Une grave fuite d’eau en provenance du réacteur n°2 a eu lieu du 2 au 6 avril, relâchant plusieurs centaines de tonnes d’eau fortement radioactive [9]. Plusieurs dizaines de milliers de tonnes d’eau radioactive ont par ailleurs été volontairement déversées dans l’océan. Enfin, les rejets de vapeur radioactive continuent...
Selon les estimations publiées par l’Agence japonaise de sûreté nucléaire le 12 avril, l’accident aurait dispersé l’équivalent de 10% de la radioactivité issue de Tchernobyl. [10] « Cette estimation est très incertaine, précise David Boilley, physicien nucléaire et président de l’ACRO (Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’ouest). Il est vraisemblable que les rejets ont été pour l’instant moins importants qu’à Tchernobyl, mais ils vont se produire sur une période plus longue... On ne peut exclure qu’au final, plus de rejets soient provoqués par Fukushima. »
Lors d’une catastrophe nucléaire, la contamination des populations passe en effet par différentes phases : l’exposition directe au panache radioactif et l’exposition aux dépôts sur les plantes, qui sont toutes deux limitées dans le temps, puis l’exposition issue de la contamination de toute la chaîne alimentaire par le transfert aux végétaux, qui, elle, peut durer très longtemps. À Fukushima s’ajoute par ailleurs une donne nouvelle et inquiétante : une pollution marine très conséquente. [11]
« Nul ne peut prévoir aujourd’hui les conséquences de cette catastrophe, juge Yves Lenoir, président des Enfants de Tchernobyl-Belarus. À Tchernobyl, les impacts sur la santé ont commencé à être établis deux ans après la catastrophe. » Ainsi, si les seules victimes directes se trouvent pour l’heure parmi les liquidateurs [12], nul doute que le Japon va avoir à gérer un grave problème de santé publique pendant des décennies. Le professeur et expert en radiations Chris Busby estime à plus de 400 000 le nombre de cas de cancers qui pourraient être imputables à l’accident dans les années à venir. [13] Il faudra aussi assumer l’abandon de territoires, les confinements et d’innombrables déchets. Un coût humain et financier inquantifiable.
Des autorités dépassées ou incompétentes ?
L’attitude de TEPCO a d’abord concentré toutes les critiques : absence de dosimètres, mauvaise information des sous-traitants sur les risques, irradiation de sous-traitants, erreurs de calculs, sous-estimation des risques, équipements et procédures pour les situations d’urgence défaillants. « Il est facile d’accuser TEPCO, estime Jean-Marie Brom. En France, où un accident de cette gravité est possible, on se ne serait pas mieux débrouillé ! »
Le manque de transparence et la volonté systématique de l’opérateur de présenter toujours le scénario le plus optimiste sont aussi montrés du doigt. Ainsi, jusqu’au milieu du mois de mai, l’explication officielle de la catastrophe passera par la seule thèse de la perte du système de refroidissement due à la vague du tsunami. Les réacteurs auraient très bien résisté au seul séisme... « Il s’avère en fait que la structure des réacteurs a été endommagée par les secousses, précise David Boilley. De même, contrairement à ce qui a été dit, les réactions en chaine ont peut être repris de façon périodique, à cause de la présence de combustible fondu au fond de la cuve. »
L’attitude du gouvernement japonais fait de même l’objet de nombreuses et graves interrogations. Le classement au niveau maximal de l’accident sur l’échelle internationale INES n’est pas intervenu avant le 12 avril, en dépit des recommandations en ce sens de la plupart des autorités de sûreté. « La gravité de cette catastrophe est sous-estimée ! réagit Yves Lenoir. La carte de la radioactivité gamma récemment publiée montre à l’évidence, comparée avec celles des retombées de Tchernobyl en juin 86, que l’évacuation des populations aurait dû être plus rapide et d’une zone plus étendue. » En effet, les quelques mesures indépendantes effectuées, notamment par Greenpeace ou l’ACRO en mars et avril ont toutes deux témoigné de niveaux de contamination importants et bien au-delà de la zone évacuée. À 40 kilomètres de la centrale, le village contaminé d’Iitate symbolise à lui seul ces errances : les habitants ont été livrés à eux-mêmes un mois entier avant que soit décidée leur évacuation.
Est également alarmante et scandaleuse la décision de porter de 1 à 20 millisieverts par an la dose admissible pour la population, enfants compris. « Le gouvernement japonais n’a pas tiré les leçons de Tchernobyl et d’une littérature scientifique pourtant explicite ! ajoute Yves Lenoir. Les enfants sont les plus vulnérables. Au lieu de les protéger en évacuant la zone des 20 millisieverts, ils ont relevé la dose ! »
Les leçons de Fukushima
Avant le 11 mars, la planète était censée se convertir au nucléaire au nom de la lutte contre les changements climatiques... Dans les jours qui suivent l’accident, l’Allemagne annonce la suspension provisoire de la prolongation d’activités de 17 centrales [14] et se prononce pour la sortie complète du nucléaire. [15] L’Italie donne un coup d’arrêt à son retour au nucléaire et annonce une nouvelle stratégie énergétique. [16]. Etats-Unis et Chine annoncent une révision de la sécurité des centrales. Le gouvernement japonais annonce quant à lui une révision de la politique nucléaire du pays. [17]
En France, en revanche, deux jours après la catastrophe, Mme Kosciusko-Morizet, Ministre de l’Environnement, se félicite du « retour d’expériences qui va permettre d’améliorer la sûreté des centrales en France ». [18] À la centrale de Gravelines, le 3 mai, Nicolas Sarkozy déclare : « on n’a pas le droit de jouer sur des peurs moyenâgeuses pour remettre en cause des choix qui font la puissance de notre pays". [19] Les chantiers se poursuivent... Et dans le processus de révision des tests de sécurité enclenché au niveau européen, Paris se bat, au grand dam du Commissaire à l’énergie, pour ne pas inclure le risque d’une action terroriste parmi les critères à prendre en compte... [20] L’histoire montre pourtant que les systèmes de sécurité prévus sont toujours pris en défaut par des concours de circonstances par définition imprévisibles.