L’Italie aborde la dernière ligne droite d’une très importante campagne référendaire contre la privatisation de l’eau, pour que l’eau reste un bien commun. La constitution italienne prévoit le référendum d’initiative populaire, non pour proposer de nouvelles lois mais pour contester des lois existantes. Pour qu’un référendum soit organisé, les initiateurs doivent collecter 500.000 signatures d’électeurs. Créé à l’initiative d’ATTAC Italie, le comité pour « l’eau bien commun » en a récolté 1,4 million. Le référendum a lieu les 12 et 13 juin, en même temps qu’un référendum contre l’énergie nucléaire et un autre contre l’immunité dont jouit le Président du Conseil. Les conditions à remplir pour gagner sont très élevées : pour être acceptée, une proposition doit recueillir les voix de 50% des électeurs inscrits, plus un (à peu près 26 millions de voix). De plus, le pouvoir a tout fait pour mettre des bâtons dans les roues des initiateurs du référendum sur l’eau : il a été séparé des élections locales (qui viennent d’avoir lieu), la campagne pour celles-ci a servi de prétexte pour fermer au maximum la fenêtre médiatique (réduite à deux petites semaines), et les dates choisies coïncident avec la fin de l’année scolaire. Faire un pronostic serait très hasardeux, mais il convient d’ores et déjà de tirer un bilan fort positif d’une campagne extrêmement populaire, menée par des milliers de comités locaux. Selon nos camarades de Sinistra Critica, la récente défaite de Berlusconi dans les élections municipales à Milan et à Naples, notamment, pourrait encourager un plus grand nombre d’électeurs à se déplacer vers les bureaux de vote. A sa manière, la campagne contre la privatisation, pour l’eau bien commun, fait ainsi écho à l’exigence de « démocratie réelle, maintenant » mise en avant par les indignéEs, de Madrid à Athènes, avec un écho dans toute l’Europe.
Le site de la campagne :
http://www.acquabenecomune.org/raccoltafirme/
L’excellent clip du comité :
http://www.youtube.com/watch?v=B8IittY58_s&feature=player_embedded#at=68
Que se passerait-il pratiquement si l’eau était privatisée ? De quoi devraient s’inquiéter concrètement les citoyens ?
Daniel Tanuro : En cas de privatisation, les citoyens devraient s’inquiéter en premier lieu d’une hausse des tarifs, mais aussi d’une baisse de la qualité de l’eau, d’une moins bonne gestion de la ressource, d’une diminution de l’emploi et du risque de coupure. Ces conséquences sont observées à des degrés divers dans tous les pays où l’eau a été privatisée. Au Ghana, la hausse de prix a été de 95% et pourrait aller jusqu’ 300%. En Bolivie, les factures d’eau ont grimpé jusqu’à représenter 20% du revenu des ménages. En Angleterre, la hausse a été de 50% en quatre ans, entraînant un triplement des coupures pour non paiement. En général, la privatisation s’est accompagnée d’une diminution de l’emploi, entraînant un moins bon entretien du réseau de distribution, avec des conséquences négatives sur la qualité de l’eau ainsi que sur la sûreté d’approvisionnement, notamment en cas de sécheresse. En Angleterre, une étude menée dix ans après la privatisation tirait des conclusions inquiétantes en ce qui concerne la présence de nitrates, de fer, de plomb et de pesticides dans l’eau. Une autre étude montrait que les ruptures d’approvisionnement au Yorkshire, lors de la sécheresse de 1995, étaient dues au fait que le privé faisait passer le versement des dividendes aux actionnaires avant les investissements sur le réseau. La sûreté de l’approvisionnement pourrait être mise en danger de façon plus radicale encore, par exemple en cas de faillite d’un groupe privé propriétaire de l’eau.
Quels sont les exemples en appui de la volonté de maintenir l’eau comme bien public ? Où est-ce que la privatisation n’a pas marché ?
D.T. : Tout dépend du point de vue social que l’on adopte. Du point de vue des actionnaires, la privatisation de l’eau a partout bien marché. Il est beaucoup plus difficile de dire où elle a marché du point de vue des populations, en particulier des couches les plus défavorisées ! La privatisation de l’eau s’est partout accompagnée d’une montée de l’inégalité sociale, due notamment au fait que les directeurs et hauts cadres des sociétés privées de gestion de l’eau se sont octroyé des salaires mirobolants. Dans une étude de cas préliminaire, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à un logement convenable, M. Miloon Kothari, a démontré que la privatisation de l’eau n’a pas engendré d’amélioration de la qualité des services pour les populations les marginalisées - c’est un euphémisme. Citant l’exemple de l’Angleterre et de la Bolivie, il s’est inquiété du fait que, malgré ce constat, la Banque mondiale et les banques de développement régionales soutiennent constamment la privatisation.
Il y a de nombreuses luttes contre la privatisation, partout dans le monde. La plus connue est celle de Cochabamba, en Bolivie. A la demande de la Banque mondiale, qui conditionne ses aides à la privatisation de l’eau, la Bolivie, en 1999-2000, avait confié la gestion du réseau d’approvisionnement en eau et d’assainissement de la ville de Cochabamba à un seul soumissionnaire réunissant plusieurs multinationales. Le tarif de l’eau a immédiatement augmenté très fortement. Une mobilisation populaire s’est produite, que l’armée a réprimée, faisant six morts. Mais les manifestations se sont poursuivies et le consortium a été chassé du pays.
Pourquoi est-ce qu’une gestion privée d’un bien commun public n’augmente pas l’efficacité du service ?
D.T. : Parce que les groupes privés qui s’approprient la gestion de l’eau sont motivés uniquement par le profit, qui permet de distribuer des dividendes aux actionnaires. Les besoins des populations sont secondaires. On dit que le privé permet la concurrence et que celle-ci améliore la gestion, mais, en pratique, il n’y a pas de concurrence : les groupes privés qui s’approprient la ressource sont des sociétés transnationales comme Lyonnaise des eaux, Vivendi Environnement et SAUR INTERNATIONAL (Bouygues), qui jouissent d’un monopole de fait. Dans tous les cas, la privatisation a été pire que la gestion publique, même dans les cas où celle-ci était pourrie par la corruption et la bureaucratie. Lorsque la gestion publique est mauvaise, il faut l’améliorer, en imposant un contrôle démocratique et d’autres mesures permettant la transparence de la gestion.
Vous avez dit que l’appropriation des ressources naturelles est la dernière frontière du capitalisme. Pourriez-vous mieux vous expliquer ?
D.T. En fait, l’appropriation des ressources naturelles a été la première frontière du capitalisme, son acte de naissance. En effet, si les « communs » n’avaient pas été appropriés de force par les seigneurs, et si les paysans n’avaient pas été chassés des terres qu’ils cultivaient jusqu’alors, il n’y aurait pas eu de classe ouvrière possible, et le capitalisme n’aurait jamais pu se développer. Cette appropriation des terres arables et des forêts s’est faite à des époques différentes selon les pays, mais elle s’est faite partout. Aujourd’hui, on constate une nouvelle vague d’appropriation des ressources : les génomes, l’eau, la capacité des écosystèmes de stocker le carbone, et même l’atmosphère sont convoités par le capitalisme. Ce mouvement répond à la nécessité pour le système de trouver de nouveaux champs de mise en valeur pour les masses de capitaux excédentaires. Lorsque tout cela sera privatisé et changé en marchandises, chacun-e sera obligé de constater que le capitalisme ne résout rien, qu’il détruit tout - la société et son environnement. En ce sens, on peut parler d’une dernière frontière. Mais espérons qu’on pourra se débarrasser de ce système absurde avant d’en être arrivé là.
Pourquoi pensez-vous qu’en général la privatisation ne puisse pas aider la cause écologique ?
D.T. : Einstein disait qu’on ne peut pas résoudre un problème en restant dans la logique qui a créé le problème. La cause profonde de la crise écologique est la logique de profit qui fait que chaque propriétaire privé de capitaux, sous le fouet de la concurrence, cherche en permanence à remplacer des travailleurs par des machines, parce que les machines sont plus productives. Il est dès lors évident que ce n’est pas en créant encore plus d’entreprises concurrentes, cherchant à faire encore plus de profit en produisant encore plus de marchandises que l’on sauvera les équilibres écologiques.
Comment devrait-être la politique écologique d’une gauche européenne moderne ?
D.T. : Une gauche européenne moderne et digne de ce nom devrait partir du constat que le capitalisme vert et le capitalisme social sont deux contradictions dans les termes, et en tirer la conclusion stratégique, à savoir que le sauvetage de l’environnement et celui de la civilisation humaine nécessitent d’urgence une politique anticapitaliste. Puisque l’ennemi est le capitalisme, la lutte ne peut être gagnée qu’avec la participation active des exploité-e-s et des opprimé-e-s, victimes de ce système. Une politique écologique de gauche est par conséquent une politique qui répond aux exigences de protection de l’environnement tout en satisfaisant les besoins sociaux réels de l’humanité.
Quelle est la formule pour unir la lutte pour écologique à celle pour le travail ?
D.T. :
Pour sauver l’environnement, il s’agit en premier lieu de produire moins et de redistribuer les richesses. Un moyen privilégié pour atteindre ce double objectif consiste à réduire radicalement le temps de travail, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et avec diminution des rythmes de travail. En deuxième lieu, il s’agit de mettre en œuvre d’urgence les technologies vertes qui permettent d’économiser l’énergie et d’utiliser uniquement des sources renouvelables. Comme ces technologies sont plus chères que les technologies polluantes, il faut en confier le déploiement à des entreprises publiques, seules capables d’agir pour d’autres motifs que le profit. La création d’entreprises publiques d’isolation des logements, par exemple, permettrait de supprimer les émissions de gaz à effet de serre du secteur du logement, tout en créant des emplois et en améliorant la qualité de vie ainsi que le revenu des habitants. Enfin, la transition énergétique vers une économie sans combustibles fossiles et sans énergie nucléaire nécessite de casser le pouvoir des lobbies du pétrole, du charbon, du gaz et de l’atome. Ils doivent être nationalisés. La création d’un service public national de l’énergie permettra de créer beaucoup d’emplois également, car il faudra passer d’un système énergétique centralisé, pauvre en main-d’œuvre, à un système décentralisé, nécessitant beaucoup plus de travail humain.