Le mouvement du 15 mai (M-15) a impliqué une authentique irruption dans la vie politique et sociale de l’Espagne, bien au-delà de la campagne électorale [élections municipales et régionales]. Des centaines d’assemblées se sont constituées sur l’ensemble du territoire ibérique, regroupant des milliers de personnes indignées par la situation politique actuelle.
Aussi bien le 15 mai que les jours suivants, des milliers de personnes se sont entassées sur les places et dans les rues de ce pays au cri : « Ils ne nous représentent pas ! » Il faut dire que le mécontentement populaire avait été attisé par les mesures déployées par le gouvernement de Zapatero [social-démocrate] face à la crise, par la corruption généralisée et par la perception largement répandue que les organisations politiques et syndicales qui devraient représenter les intérêts des classes travailleuses ont abandonné leur responsabilité.
Suite à la signature du « pacte » économique et social [février 2011 entre le gouvernement et les syndicats] qui a fermé le cycle de mobilisations ayant débuté avec la grève générale du 29 septembre 2010, un climat de démobilisation populaire s’était installé. Ce climat, le mouvement du 15 mai a réussi à le renverser partiellement dans une grande partie de notre société. En particulier parmi les militants des mouvements sociaux et parmi beaucoup de syndicalistes. Cela constitue déjà un grand succès. La rébellion est à nouveau dans la rue. Les protestations et le mécontentement – forgés par le chômage massif, les coupes sociales et salariales, la précarité du travail, les affronts et les sauvetages injustes de quelques banques qui continuent à obtenir d’énormes bénéfices – ont inondé l’espace public.
La réflexion collective sur la question de ce qu’il faut faire, de comment canaliser ce mécontentement et comment articuler un mouvement de protestation soutenu et massif, occupe maintenant les places et les rues de centaines de villes. A Madrid, le mouvement de la Puerta del Sol s’est organisé en différentes commissions et groupes (politique, environnement, économie, éducation, etc.) qui se sont réunis quotidiennement depuis des semaines dans des assemblées très fréquentées aux alentours de la place. Toutes les nuits, dans l’immense assemblée de la Puerta del Sol, qui rassemble et où l’on débat du travail des groupes, on perçoit un espoir qui exprime indubitablement la sensation collective d’un pouvoir populaire, d’une force.
Le samedi 28 mai, plus d’une centaine d’assemblées – dont la majorité très suivies – se sont étendues à tous les quartiers et bourgades périurbaines de Madrid. La protestation s’étend comme une tache d’huile. Des milliers de jeunes – et de moins jeunes – participent à des débats intenses, dans des centaines d’agoras (assemblées) improvisées sur la situation politique actuelle, sur nos principaux problèmes et sur comment les surmonter, avec la participation aussi bien de ceux qui font leurs premiers pas politiques que de ceux ayant davantage d’expérience.
Il est difficile d’imaginer qu’un mouvement de cette taille puisse disparaître aussi spontanément qu’il a surgi. Des expulsions policières, comme celles qui ont été menées récemment dans la Plaza Catalunya (à Barcelone), ne semblent pas briser le mouvement, mais renforcent plutôt les liens de solidarité et d’appartenance, ainsi que la capacité de continuité de ses participants. Néanmoins, à cause de ses propres caractéristiques internes, le mouvement lui-même commence déjà, au moins à Madrid, à être confronté à une série d’importants défis. Il convient d’y réfléchir, en les considérant moins comme des obstacles que comme des défis à relever par le mouvement, pour que le débat interne puisse continuer à alimenter son énorme potentiel. Voici certains de ces défis.
Fournir au mouvement des contenus et des propositions
Comment, quand et pourquoi ? Le mouvement n’est pas issu d’une plateforme de revendications minimum, il a émergé autour d’une série de mots d’ordre relativement généraux. Ces mots d’ordre initiaux ont eu un double avantage : d’une part, ils ont réussi à réunir et à canaliser le mécontentement populaire généralisé et, d’autre part, ils laissent de l’espace à l’hétérogénéité des « divers mécontentements » qui cohabitent dans notre société. Ces mots d’ordre visent en outre le cœur même du système politique actuel (« Ils ne nous représentent plus. Pour une réelle démocratie ! »).
Néanmoins, au-delà du mérite initial de ces mots d’ordre, le mouvement a besoin de se doter de contenus propres. Et il a surtout besoin de créer un consensus sur les revendications partagées et d’impulser quelques exigences minimales. Cette nécessité n’est pas extérieure au mouvement : ce ne sont pas les médias – malgré la pression qu’ils exercent – qui les réclament. Cette nécessité est consubstantielle au mouvement même : sa capacité à se structurer et à se consolider, son image publique, son potentiel pour continuer à agir comme un aimant pour une multitude de personnes et ses possibilités de survie à moyen terme en dépendent. Les assemblées actuelles pourront difficilement subsister si les gens qu’elles ont attirés ne les considèrent pas comme un instrument utile pour impulser un changement social. Il est peu vraisemblable que de nouvelles personnes se joindront au mouvement si les propositions de changement ne sont pas débattues et diffusées.
Au cours des semaines qui ont suivi le 15 mai, par l’intermédiaire de ses différents groupes et commissions, le mouvement à Madrid s’est justement attelé à débattre sur ces questions : Quels contenus peuvent stimuler le mouvement ? Quels sont nos objectifs et nos propositions ? Certaines des propositions mises en avant se sont déjà propagées dans le public et les médias s’en sont fait l’écho :
1. Une réforme électorale pour permettre une démocratie plus représentative et une proportionnalité réelle ;
2. la lutte contre la corruption en instituant des normes orientées vers une totale transparence politique ;
3. une séparation effective des pouvoirs ;
4. la création de mécanismes de contrôle citoyen pour le contrôle et l’application effectifs des responsabilités politique.
Les premières exigences visent la nécessaire régénération démocratique de notre système politique. Elles peuvent constituer un premier point d’appui pour le mouvement. Mais celui-ci se condamnerait à coup sûr s’il s’en tenait uniquement à ces contenus, qui se réfèrent exclusivement à des questions d’ordre électoral et institutionnel. La revendication d’une « réelle démocratie » doit être élargie et approfondie, pour englober d’autres domaines de notre société et d’autres instances de pouvoir. Dans le même ordre d’idées, d’autres thématiques ressenties par des larges couches de la population comme étant les véritables détonateurs de leur mécontentement – en particulier celles des domaines social et économique – devraient être débattues et être approuvées aussi en assemblée générale. La démocratie peut également être revendiquée sur le terrain de l’économie.
Dans ce sens, certaines des exigences minimales ont déjà été indiquées dans l’assemblée sur l’économie : interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des bénéfices ; dérogation de la réforme de la loi sur travail et de la réforme des retraites (ou soumission de ces réformes à un référendum inaliénable) ; réforme fiscale progressive et contrôle de la fraude fiscale pour que ce soient ceux qui possèdent le plus qui paient les impôts les plus élevés ; élimination des paradis fiscaux ; arrêt de la privatisation des caisses d’épargne [qui sont en crise suite à la crise immobilière] ; création d’une banque publique au service des besoins sociaux et nationalisation des banques renflouées ; dation en paiement [donner au créancier ; en Espagne la personne expulsée du logement doit continuer à payer les hypothèques] des logements dont on est expulsé et loyer social garanti ; audit de la dette et référendum dans le cas du renflouement [par la BCE, le FMI, etc.] de l’économie espagnole ; réduction de la journée de travail sans réduction de salaire (comme moyen pour réduire le chômage massif), impulser une redistribution de la richesse et faciliter le rôle des prud’hommes) ainsi que la répartition du travail domestique) ; fixation d’impôts globaux orientés vers un système redistributif international.
La capacité dont fera preuve le mouvement lorsqu’il abordera et débattra de ces thèmes et d’autres encore, en se les appropriant, en formulant des revendications et en les diffusant, sera un facteur déterminant pour que beaucoup de gens – qui l’observent avec sympathie, mais sans s’en approcher – se résolvent à y participer et à soutenir les revendications. Cela empêchera également que le mouvement s’épuise, poussant ceux qui y participent actuellement à le délaisser peu à peu. Mais l’urgence de poser une série de revendications minimales ne doit pas asphyxier le débat nécessaire en assemblée générale, dans les groupes et dans les assemblées de quartier et de bourgades. Cette urgence devra cohabiter avec l’élaboration collective, qui devra à son tour prendre conscience de cette urgence.
Structurer, coordonner et étendre le mouvement
Jusqu’à maintenant, le mouvement du 15 mai à Madrid s’est installé dans les alentours de la Puerta del Sol sous la forme d’innombrables assemblées quotidiennes. La durabilité dans le temps de ce type d’organisation présente des limitations évidentes et importantes : tous ceux qui accourent aux assemblées du Sol ont d’autres engagements et obligations (professionnelles, familiales, personnelles…). Beaucoup de gens vivent loin et ne peuvent pas se déplacer tous les jours jusqu’à cette place. La proposition d’étendre le mouvement en appelant à la création d’assemblées dans tous les quartiers et les bourgades entourant de Madrid a été un bon choix (en plus d’une réussite). Rapprocher le mouvement de la réalité quotidienne des gens qui l’intègrent (et de ceux qui sont susceptibles de s’y joindre), suppose que l’on favorise et que l’on étende le débat, la réflexion et les outils pour canaliser la rébellion.
Néanmoins, le mouvement est également conscient de l’importance stratégique de la Puerta del Sol : les assemblées qui s’y déroulent sont particulièrement massives, il s’en dégage un sentiment de pouvoir collectif dans cet espace riche du capital symbolique lié à sa conquête. Il est donc nécessaire que l’extension du mouvement aux quartiers et aux banlieues coexiste avec l’utilisation périodique de cet espace. Il faudrait donc par exemple appeler à ce que le 15 de chaque mois (ou plus souvent), une grande assemblée générale soit convoquée à la Puerta del Sol, pour continuer à alimenter cette sensation de pouvoir populaire et ce capital symbolique.
Pour que le mouvement puisse avancer dans son processus d’auto-construction et de consolidation, il faudrait qu’il se donne une structure organisée autour des assemblées de quartier et de bourgade [banlieue] coordonnées entre elles par une coordination des assemblées. Celle-ci pourrait conduire périodiquement à investir la place, pour y tenir des assemblées générales et y maintenir (ainsi qu’alimenter) les commissions thématiques actuelles (politique, économie, environnement, éducation…). Il serait sans doute également nécessaire que le mouvement du 15 mai commence à se coordonner à échelle de l’Etat.
Nous devrons être particulièrement attentifs aux possibles risques de bureaucratisation et d’ « autisme » des structures du mouvement – risques que l’on peut percevoir ponctuellement à la Puerta del Sol – en assurant la nécessaire rotation des personnes assurant les coordinations et des porte-parole des différents groupes et la subordination aux assemblées des structures de « coordination interne » et de « communication ».
D’autre part, les tâches de coordination et d’extension du mouvement pourraient se concrétiser dans deux autres axes de travail. D’une part, une de nos priorités devrait être de connecter le mouvement avec les diverses luttes qui se déroulent en ce moment à Madrid (lutte contre la privatisation du Canal Isabel II, protestations des pompiers contre les coupes, grève des travailleuses du Service d’Aide au Domicile, etc.). D’autre part, il conviendrait d’impulser des actions publiques et des actions concrètes de protestation, ce qui permettrait de maintenir l’attention médiatique sur le mouvement. Un bon exemple dans ce sens est l’initiative proposée par la plateforme Democracia Real Ya pour le 15 juin prochain, date à laquelle on tentera de s’opposer à l’expulsion d’une famille dans le quartier de Tetuan.
Le pouvoir des assemblées, l’intransigeance des veto
Jusqu’à maintenant, toutes les assemblées se sont dotées d’un mode de fonctionnement basé sur le consensus. Cette méthode a été comprise comme la recherche d’un accord général de tous les participants aux assemblées pour approuver les points au moment où ils sont discutés. Autrement dit, si quelqu’un, même s’il s’agit d’une seule personne, n’approuve pas tel ou tel point lors d’une assemblée, il peut bloquer l’assemblée. Le droit de ne pas être d’accord et d’exprimer ce désaccord, même s’il est tout à fait minoritaire, constitue donc un actif important du mouvement. On pourrait penser que cette manière d’agir rendrait impossible la gestion d’assemblées si nombreuses, mais de fait jusqu’à maintenant elle a été très utile au mouvement : les décisions qui ont été adoptées – dont beaucoup d’un contenu important – comptent sans doute d’un énorme appui de la part des assemblées.
Néanmoins, cette méthode a des limites évidentes, et il conviendra d’en prendre conscience. En effet, son application se fonde sur un principe de respect et d’auto-retenue de la part des participants à l’assemblée dont on attend qu’ils le reconnaissent lorsque leur position est franchement minoritaire et qu’ils évitent ainsi de bloquer de manière répétée de possibles décisions qui comptent sur un soutien plus écrasant. Néanmoins cette auto-retenue ne fonctionne pas toujours, et il arrive alors que la « dictature » des blocages (parfois très minoritaires) empêche le mouvement de continuer à avancer.
En appeler à la responsabilité de ceux qui forcent ces blocages ne suffira d’évidence pas dans le futur. En outre, l’usure et la frustration que peut entraîner cette méthode – surtout pour ceux qui n’ont pas l’habitude de travailler dans des assemblées, ceux qui viennent pour la première fois et ceux qui ne disposent pas d’un temps « infini » pour « concurrencer » ceux qui y participent de manière habituelle – peuvent être très nocives pour le mouvement ; le rouleau compresseur des majorités qui résultent de votations forcées peut être tout aussi peu inclusif et irrespectueux des opinions minoritaires, et les vetos permanents de minorités retranchées ne relèvent pas non plus de la démocratie. C’est avec tous et toutes que nous devrons trouver des formes de fonctionnement qui permettent d’avancer de manière à surmonter ces défis, peut-être une forme de représentation démocratique subordonnée aux assemblées.
Dans cet ordre d’idées, quelques propositions assez sensées sont avancées par certaines commissions et assemblées de quartier : aller dans le sens de comprendre le consensus comme étant l’accord de 4/5es de l’assemblée ; ou, autre option, ne pas confondre consensus avec unanimité, et accepter les divergences et leur expression, mais en évitant, dans la mesure où elles sont très minoritaires, qu’elles puissent bloquer les décisions et n’obligent pas les autres membres de l’assemblée à changer d’avis pour tenter de débloquer la situation.
Il ne faut pas comprendre les problèmes déjà posés et ceux qui vont encore se manifester, comme une dalle qui va menacer d’écraser le mouvement, mais plutôt comme de véritables défis. Comme nous l’avons déjà dit, ce mouvement a déjà obtenu une réussite : son objectif de départ n’était autre que d’exprimer et de rendre visible le mécontentement populaire contre un système politique qui ne le représente pas et contre des coupes salariales et sociales impulsées par le gouvernement à l’encontre les intérêts de la majorité de la population. Mais nous voulons davantage. Comme on pouvait le lire sur un de nombreux panneaux, tous débordant d’imagination, qui ont envahi la place durant ces dernières semaines : « Nous avons déjà le soleil [référence à la Puerta del Sol - Porte du soleil], maintenant nous voulons la lune ». Notre tâche est de nous battre pour que cette réussite se consolide et serve à construire un mouvement populaire qui puisse commencer à contester le système économique et politique actuel, qui situe les besoins sociaux avant les intérêts des marchés financiers et du capital. Parce que notre santé, notre éducation, nos retraites, notre eau, notre avenir et nos vies valent davantage que leurs profits.
Nacho Alvarez