Jean-Philippe Divès– Comment définiriez-vous les caractéristique centrales du « mouvement des indignés » dans l’Etat espagnol ?
Josep Maria Antentas. Le mouvement a commencé de façon totalement inattendue. Les manifestations du 15 mai ont été bien plus importantes que ce que l’on attendait, et le démarrage des campements sur les places a été spontané. Depuis le début de la crise, la réaction sociale avait été très faible. Et finalement tout a explosé de façon inattendue, « intempestive » comme disait Daniel Bensaïd. Comme c’est presque toujours le cas avec les grands mouvements sociaux, c’est la jeunesse qui a été initialement le principal acteur, porteuse de formes de protestation innovantes et perturbantes. Ce mouvement exprime la radicalisation sociale la plus forte depuis plus de dix ans au moins, quand avait émergé le mouvement anti-globalisation. Mais aujourd’hui, en pleine crise, l’enracinement social et territorial du mouvement est plus fort.
Esther Vivas. Le slogan de la manifestation du 15 mai, « Nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers », résume bien le discours du mouvement, qui a deux axes : la critique de la classe politique et celle des pouvoirs économiques et financiers. Le fait d’avoir adopté la méthode des occupations de places et des campements montre l’identification avec les révolutions arabes et avec la place Tahrir. Loin d’être une fin en soi, les campements et occupations de places ont agi à la fois comme référent symbolique et comme base d’opérations, porte-voix amplifiant l’écho des actions en cours et levier pour préparer celles à venir. Internet et les réseaux sociaux, twitter et facebook, ont rempli un rôle très significatif, non seulement comme outil de communication mais aussi comme espace de discussion, politisation et formation d’une identité et d’un patrimoine partagé.
De l’extérieur, on a l’impression que la coupure avec le mouvement ouvrier organisé, ses syndicats et partis, est plus nette qu’en Grèce…
Esther Vivas. Après la grève générale du 29 septembre dernier, les syndicats majoritaires sont revenus à leur pratique habituelle de démobilisation. La grève n’a pas marqué le début d’un changement d’orientation, mais été une simple parenthèse. En janvier, la signature de l’accord sur la réforme des retraites, allongeant la durée de cotisation, entre le gouvernement, les Commissions ouvrières et l’UGT [les deux principales centrales syndicales du pays], a refermé brutalement toute perspective de mobilisation syndicale. Les syndicats majoritaires ont été déconcertés par un mouvement qu’ils n’avaient pas prévu et qui les interpelle. Ce que sera exactement la réaction des Commissions ouvrières et de l’UGT reste encore à voir. Est-ce que le mouvement sera assez puissant pour les forcer à opérer un certain tournant ? Dans de nombreux campements, comme celui de Barcelone, la demande d’une grève générale a été très explicite, tout comme la volonté de « porter l’indignation sur les lieux de travail », où prédominent encore la peur et la résignation.
Josep Maria Antentas. Le mouvement exprime un rejet frontal de la politique du gouvernement Zapatero. Izquierda Unida [Gauche unie, une coalition dominée par le parti communiste] a exprimé ses sympathies pour cette protestation mais lui est resté, en général, très extérieure, sans lien militant réel. La gauche extra-parlementaire et quelques syndicats alternatifs ont en revanche été présents dans le mouvement, aux côtés d’une multitude de personnes non organisées et de collectifs sociaux [correspondant à peu près à ce qu’est en France le phénomène associatif]. Les secteurs en lutte, comme les travailleurs de la santé en Catalogne, mobilisés contre les mesures d’austérité, ont également joué un rôle actif et visible.
Dans le cours du mouvement, a-t-on observé des avancées au niveau des revendications et du niveau de conscience ? La question de la dette publique a-t-elle été abordée ?
Esther Vivas. Je crois que la journée du 19 juin a montré une évolution croissante du mouvement vers la gauche et un approfondissement des revendications. Les slogans récurrents de la plupart des manifestations exprimaient des critiques à l’encontre du « pacte pour l’euro », des attaques contre les services publics et les droits sociaux, des banques, et la demande d’une grève générale. L’ambiance de radicalisation, même si c’était parfois une radicalité imprécise, se notait à travers des slogans tels que « la révolution commence ici », repris dans de nombreux campements. La journée du 15 juin devant le parlement de Catalogne, au moment où se tenait un débat parlementaire sur le budget du gouvernement catalan, a également été un moment clé de radicalisation politique du mouvement.
Josep Maria Antentas. Depuis son lancement, le mouvement a franchi plusieurs étapes, qui lui ont permis de mûrir et d’approfondir son discours. Cela a été le cas, par exemple, de la victoire face à la tentative de déloger le campement de Barcelone, le 27 mai dernier, puis face à la tentative de criminalisation consécutive au blocage du parlement de Catalogne, le 15 juin. La dénonciation de l’utilisation du déficit comme excuse pour attaquer nos droits est bien présente dans la politique du mouvement. En Catalogne, par exemple, un des aspects clés a été le rejet des budgets du gouvernement catalan, qui incluent de fortes restrictions dans les domaines de la santé et de l’éducation.
A votre avis, que va-t-il rester de ce mouvement ? Y a-t-il des possibilités que subsistent des formes de structuration plus permanentes ?
Esther Vivas. A partir des premières installations de campements et des premières occupations de places dans les grandes villes, l’exemple s’est généralisé aux villes moyennes et petites, ainsi que dans les quartiers des grandes concentrations. Le principal acquis organisationnel du mouvement a été la mise en place de coordinations de villes et de quartiers. De nouvelles mobilisations sont prévues pour l’automne, tout comme aussi des luttes concrètes face aux attaques contre les droits sociaux.
Josep Maria Antentas. Nous ne sommes pas en présence d’un mouvement conjoncturel, mais voyons la pointe d’un iceberg annonçant dès maintenant une nouvelle vague de mobilisations. Le 15 mai et les campements ont été le premier ébranlement, ont agi comme une rampe de lancement. Au cours de ces semaines le mouvement s’est élargi, diversifié socialement et au niveau des générations, et enraciné au plan territorial. Le succès de la journée de manifestations du 19 juin l’a montré clairement. En moins d’un mois, le développement quantitatif et qualitatif a été très grand.
Quel type de conséquences peut-on attendre sur le panorama politique du pays ?
Josep Maria Antentas. Le mouvement surgi le 15 mai a eu un fort impact sur l’opinion publique et s’est retrouvé au centre de l’attention médiatique. Personne ne s’attendait à l’énorme succès du 15 mai, et encore moins à ce qui a suivi. Ces semaines ont changé le paysage politique et social dans l’ensemble de l’Etat espagnol. Elles ont montré le rejet des politiques appliquées par le gouvernement Zapatero et également adressé un signal très clair à la droite qui espère gagner les prochaines élections générales : lorsque celle-ci arrivera au pouvoir, elle sera confrontée à un panorama d’agitation sociale.
Esther Vivas. C’est sans aucun doute un point d’inflexion et le début d’une nouvelle étape. Tout le monde s’accorde à dire que rien ne sera plus comme avant. Le principal acquis du mouvement a été d’avoir mis fin à la passivité résignée et au découragement qui dominaient jusqu’alors. Le présent nous a ouvert une brèche d’espérance vers l’avenir…
Propos recueillis par Jean-Philippe Divès