Pendant les semaines qui ont précédé le contre-sommet de Gênes, toutes nos forces étaient mises sur la mobilisation. Un objectif, remplir des cars, convaincre militantEs et non-militantEs de se rendre à Gênes pour dire tous ensemble : « Vous êtes 8, nous sommes 6 milliards, vos sommets et vos décisions sont illégitimes. »
Mais fin juin, la mobilisation à Göteborg en Suède qui avait rassemblé 40 000 personnes sur les quatre jours, contre le sommet européen avait donné un avant-goût de la réaction probable des autorités. Avant les premières manifestations, la police avait commencé à entourer les écoles qui servaient à la fois de centre de convergence et d’hébergement pour les manifestantEs. Ensuite, un mur de 1 km, constitué de bidons a emprisonné plusieurs centaines d’entre eux. Mais cela n’a pas empêché 15 000 personnes de manifester contre Bush qui était invité au sommet. C’est le lendemain que la violence s’est déchaînée. Le matin, la police a attaqué une manifestation avec chiens et chevaux. Sans sommation et frappant tous ceux qui se trouvaient à proximité, ils ont réussi à couper la manif en deux. L’après-midi, une autre manif a donné lieu à encore plus de violence de la part des forces de l’ordre et un manifestant de 19 ans, a été violemment attaqué et est resté dans le coma.
Cet événement a lancé le débat sur la violence. Dans la presse, sans surprise, celle-ci était attribuée quasi exclusivement aux manifestantEs. Mais, plus grave, à l’intérieur du mouvement altermondialiste, des dirigeants comme Susan George, notamment, reprochait de même la violence aux manifestantEs.
Contre les obstacles, notre détermination
De retour de Göteborg, Berlusconi qui venait d’être élu annonce qu’il va suspendre les accords de Schengen pour empêcher les délégations européenne de pénétrer en Italie. C’est ce qui s’était passé en décembre 2000 à Nice, où les Tute Bianche italiens n’avaient pu passer la frontière à Vintimille. Cette annonce, qui remettait en cause notre mobilisation, a eu pour effet d’augmenter encore notre détermination.
Par ailleurs, l’État français faisait pression sur la SNCF pour que soit annulé un train qui devait acheminer des manifestants britanniques (le syndicat Unison appelait à se rendre à Gênes).
Pour autant la mobilisation n’a pas faibli et des cars sont partis de nombreuses villes pour l’Italie.
Après un long trajet et quelques problèmes à la frontière (certains cars y ont été retenus pendant plusieurs heures), nous arrivons enfin à Gênes dans le courant du jeudi après-midi. Ceux et celles qui étaient dans les premiers cars se sont directement plongés dans l’ambiance en participant à la manifestation pour la liberté de circulation, ce qui était en pleine actualité. Une manif déjà massive qui en quelques minutes nous a fait oublier les longues heures de car.
Après la manif, direction le centre de convergence. Sur les docks du port de Gênes, un grand terrain regroupe les stands de la plupart des organisations, associations du Genoa Social Forum. Un stand distribue même des sandwichs offerts par Manu Chao qui avait fait un concert la veille. Le temps de faire le tour de tous ces stands, de retrouver les amis et les camarades présents, de discuter avec les délégations étrangères, il est temps de se diriger vers le stade où nous devons dormir les deux prochaines nuits. Dans une ville morte (Berlusconi avait enjoint à tous les commerçants de fermer boutique), nous cherchons notre chemin.
Surpris par les orages, nous arrivons enfin au lieu d’hébergement. Un grand chapiteau y est dressé et en dessous, d’énormes flaques d’eau. On est en Italie, en plein été, les pieds dans l’eau.
Les choses sérieuses commenceront demain.
Vendredi, entourer la zone rouge
Le matin, nous déambulons à quelques-uns dans les rues de Gênes pour boire un café. Nous trouvons un bistrot ouvert, ce qui est assez inespéré. Dans les journaux locaux, malgré un italien relativement pauvre, nous comprenons que les choses ne vont pas être faciles. La presse ne parle que des black blocs et de la violence présumée des manifestants. À la télé, la tension est palpable.
En route pour le centre de convergence sur le port.
Attac a décidé de manifester pacifiquement (comme la plupart de celles et ceux qui sont là) et d’essayer de pénétrer symboliquement la zone rouge. D’autres comme les Britanniques de Globalize Resistance ont choisi une autre route avec les « Pink », la LCR et les JCR se joignent aux Tute Bianche.
Si tous ceux qui sont là s’accordent sur la nécessité de ne plus laisser les « grands » de ce monde faire leur cuisine en secret, chacun défend sa stratégie. Cela ne divise cependant pas le mouvement qui accepte que chaque groupe mène le type d’action qu’il décide.
Mais dans tous les cas, la cible est la zone rouge, c’est-à-dire le centre-ville de Gênes entouré de grilles de 4 mètres de hauteur derrière lesquelles se tiennent des milliers de flics.
Au début de l’après-midi, le cortège s’ébranle depuis le port. À un carrefour, il se scinde avec d’un côté les différentes délégations d’Attac qui se dirigent vers la place Dante et de l’autre Globalize Resistance qui rejoint les Pink.
Sur la route, nous voyons avec plaisir du linge aux fenêtres. C’est anecdotique, mais alors que Berlusconi avait interdit aux Génois de le faire (pour donner une bonne image de la ville), il s’agissait d’un soutien des habitants aux manifestations. D’ailleurs, dans les jours précédant le contre-sommet, les pompiers avaient refusé de former la police à l’utilisation des canons à eau, les métallos italiens mobilisaient, les dockers soutenaient la mobilisation.
La place Dante était pleine de monde, d’autant plus que les horribles barrières la coupait en deux.
Le soleil était revenu et pendant des heures des centaines de personnes restèrent sur cette place criant des slogans, essayant de jeter toute sorte d’objet par-dessus les grilles, les escaladant, poussant le mur de la honte sans relâche...
Certains qui avaient organisé le « projet Archimède » avaient distribué des miroirs censés faire fondre les grilles ! Ce ne fut évidemment pas le cas, mais ils servirent à aveugler les flics et autres RG locaux qui prenaient des photos depuis l’intérieur de la zone rouge.
À plusieurs reprises, la police arrosa les manifestants avec une eau mélangée à autre chose de beaucoup moins inoffensif.
Pendant tout ce temps, un service d’ordre constitué de membres d’Attac restait en bas de la place, pour bloquer un tunnel qui aurait pu s’avérer une souricière. Personne de devait partir par là, le mot d’ordre était de rester ensemble. Nous savions depuis le contre-sommet de Nice que ceux qui s’éloignent risquent de tomber dans les pièges organisés par les flics qui avaient tendance à s’acharner sur les altermondialistes égarés.
Répression
Vers 17 heures, alors que nous commencions à évacuer la place pour rentrer au centre de convergence, les premiers tirs de lacrymos se déclenchèrent. Étant donné l’endroit d’où provenaient les tirs, il était clair que le but était de diviser les manifestants, de leur couper la retraite et de les pousser à s’engouffrer dans le tunnel.
L’atmosphère qui, jusque-là, était plutôt bon enfant vira à la panique. Des manifestants couraient dans tous les sens pour fuir les lacrymos, le SO ayant quelques difficultés à les convaincre qu’il valait mieux respirer les gaz que de prendre le tunnel où un comité d’accueil assez peu aimable nous attendait de pied ferme.
Le retour au centre de convergence fut beaucoup plus tendu que le départ. En route, nous apprenions que les autres cortèges avaient été attaqués. Que les Tute Bianche avec la LCR n’avaient même pas pu atteindre la zone rouge et qu’ils avaient été gazés bien avant. Et puis une rumeur commençait à enfler : une jeune manifestant de 23 ans dont nous apprenions le nom un peu plus tard, Carlo Giuliani avait été assassiné par les carabinieri. Ce n’était pas en Amérique latine ni en Chine, mais bien en Italie, en plein cœur de l’Europe, la police avait abattu un manifestant et non contente de lui tirer une balle dans la tête, avait roulé sur son corps.
L’atmosphère au centre de convergence était plus que pesante. Une espèce de climat de fin du monde, au milieu de ces conteneurs, sur les docks du port de Gênes, survolés par des hélicoptères qui faisaient encore monter la pression, nous devions faire le bilan de la journée et décider de ce que nous ferions le lendemain.
Pour Attac, une assemblée générale s’organisa. Plusieurs personnes pensaient qu’il fallait annuler. Nous étions venus pour contester leur légitimité et finalement ce message était passé. Le déchaînement de violence était tel que continuer était accepter de mettre les manifestants en danger.
Après Göteborg, c’en était trop.
Mais à l’inverse, les plus nombreux refusaient de céder à l’intimidation. Renoncer à manifester après l’assassinat de Carlo aurait été considéré comme une capitulation. Si nous ne manifestions pas ce jour-là, cela signifiait la fin du mouvement.
Par bonheur, Bertinotti, dirigeant du PRC a alors lancé un appel à une manifestation massive. Et il n’a plus alors été question de rebrousser chemin.
Encore sonnés nous retournions alors à notre lieu d’hébergement pour la dernière fois avant notre départ.
Notre nombre est notre force
Le samedi, la joie de manifester était envolée. Mais nous retrouvant à 300 000 dans les rues, dans ces conditions, l’émotion, la gravité étaient palpables.
Les hélicoptères continuaient de nous survoler. La menace était toujours bien présente et bien pesante.
Les syndicalistes italiens, les Grecs, Attac... tout le monde s’est retrouvé dans la même manifestation. Une vieille femme avait mis à sa fenêtre un calicot souhaitant la bienvenue aux manifestants étrangers. Elle rentra puis ressortit en agitant un mouchoir rouge...
La police n’avait pas renoncé à diviser les cortèges, mais à ce moment-là elle n’y parvint pas.
Après cette manifestation, la plupart des délégations étrangères repartirent. Fatigués, avec des sentiments mêlés de révolte contre la répression et d’enthousiasme sur ce que nous étions parvenus néanmoins à organiser.
Nous n’imaginions pas que loin de s’arrêter la violence de l’État italien allait décupler après notre départ. Dans la nuit du samedi au dimanche, les flics qui cherchaient à reprendre des vidéos prouvant qu’ils avaient infiltré les black blocs, avaient saccagé la ville dans la plus pure stratégie de la tension, se rendirent au centre des médias, à l’école Diaz, où restaient encore des dizaines de militants.
Le Monde du 24 juillet reproduisait le témoignage d’un militant de Aarrg arrêté à Gênes : « Restez debout ! Regardez le mur ! Ne fermez pas les yeux, criaient les policiers à ceux qui se trouvaient dans la même pièce que moi. Certaines portaient des menottes que les policiers serraient progressivement pour augmenter la douleur. À côté, nous entendions deux garçons hurler. Des hommes en blouse blanche apportaient de la glace pour éviter les traces. Puis l’un des policiers m’a dit : « Viens, petite merde de Français ! Je vais te faire souffrir... » Arrêté à la sortie de l’hôpital, en fin d’après-midi, il est sorti du dépôt de police à 3 heures du matin, le visage tuméfié et le crâne ouvert. Jamais il n’a compris ce que voulait son tortionnaires. En dehors de renseignement sur son identité, aucune question ne lui a été posée.
Au retour, les camarades qui avaient subi ces tortures étaient marqués à jamais...
Mais pour tous, une évidence s’imposait : lorsqu’on remet en cause la légitimité des puissants, les États sont capables du pire.
Dominique Angelini