A première vue, il semble qu’on assiste à la persécution, par un Etat oppressif, d’un courageux universitaire devenu entrepreneur et Prix Nobel de la paix en 2006, d’un homme enflammé par son désir de voir le statut socio-économique de pauvres femmes s’améliorer grâce à l’octroi de crédits non sécurisés et de prêts collectifs. En effet, le 5 avril, la Cour suprême du Bangladesh a confirmé que cet homme, Muhammad Yunus, devait démissionner de la direction de la Grameen Bank, et cela, en dépit du fait qu’il ait su catalyser un immense flux d’aide financière vers l’un des pays les plus pauvres d’Asie. Avec une part de 25 % du marché mondial de la microfinance, le Bangladesh en est devenu le principal marché.
Les barons de la finance américaine au secours de Yunus
A y regarder de plus près, on voit apparaître dans ce tableau la célèbre firme Burson-Marsteller (B-M), dans le rôle du façonneur d’image (spin doctor) de Yunus. Or, comme l’a observé Rachel Maddow de la télévision MSNBC : « lorsque le Mal a besoin de se refaire une image, le Mal compose le numéro de Burson Marsteller ». B-M a en effet fait office d’agence de relations publiques pour l’industrie américaine du tabac (afin d’organiser l’« Alliance des fumeurs nationaux »), pour la dictature militaire argentine qui a assassiné 35 000 personnes, pour le régime indonésien qui a commis des massacres dans le Timor oriental, pour les militaires nigériens, pour le président roumain Nicolae Ceausescu et pour la famille royale saoudienne.
En février, Mary Robinson, première dame d’Irlande et figure publique numéro un des Amis de la Grameen, s’était engagée, elle aussi, à soutenir B-M dans la défense de Yunus. Cela n’a pas marché puisqu’au début mars, Yunus a été licencié par le gouvernement de Sheikh Hasina Wazed, dont le parti, la Ligue Awami, a gagné de façon écrasante les élections de 2008 [1].
L’épreuve de force en cours entre l’Etat et la banque a été déclenchée, selon le fils de Hasina, Sajeeb Wazed, lorsqu’un documentaire de la télévision publique norvégienne a révélé, l’année dernière, les « irrégularités financières massives de la Grameen ». Le film, Caught in Micro Debt, dévoile qu’il y a quinze ans, 100 millions de dollars d’aide ont été régulièrement transférés de la banque non lucrative, la Grameen, à une douzaine de firmes privées lucratives contrôlées par Yunus au travers de la société Grameen Kalyan.
Les autorités norvégiennes, furieuses, ont alors demandé que 30 millions de dollars leur soient restitués. La correspondance personnelle de Yunus sur cette affaire est embarrassante, voire même accablante. « Dans plusieurs cas » dénonce Wazed, ses actes se sont avérés « être totalement illégaux et constituer des détournements de fonds ». Wazed fait également état d’usure : « la Grameen Bank applique des taux d’intérêt de 30 % sur les prêts et un montant additionnel de 10 % d’épargne forcée » aux couches les plus pauvres de la société. Ses méthodes de recouvrement des crédits sont brutales. Si, par exemple, l’employé chargé de récupérer les fonds n’y parvient pas, il voit le montant non récupéré déduit de son propre salaire. Parmi les méthodes utilisées, il y a aussi de nombreux cas, bien documentés, qui s’apparentent à des abus et à des infractions criminelles de « maltraitance » au sens de la loi bangladaise. […].
Le 25 avril, le rapport de 90 pages du Comité officiel d’enquête de l’Etat révèle que « dans toutes les activités (sur lesquelles a porté l’enquête)… la tendance à violer les lois et les règles de la Grameen Bank est patente. En fait, l’organisation ne s’est pas conformée aux règles et aux lois, mais s’est développée sous la dépendance totale d’un seul individu ». […] En décembre dernier, Hasina a surnommé Yunus le « vampire des pauvres ».
Les rôles croisés dans cette affaire de Robinson, de son ami James Wolfensohn (coprésident de la Grameen et président de la Banque mondiale durant sa période la plus controversée de 1995-2005), de B-M, du Département d’Etat américain et du gouvernement bangladais sont emblématiques du désordre entre Etat, capital et société civile.
La visite de Wolfensohn à Hasina en mars l’illustre bien. Après que ses demandes à Hasina furent apparemment rejetées, la Banque mondiale ainsi que le Fonds monétaire international coupèrent 500 millions de dollars dans les prêts que le gouvernement de Sheik Hasina Wazed attendait. […] Une autre icône politique féminine, Hillary Clinton, est entrée dans la bataille. Elle a demandé qu’Hasina cesse ses attaques alors même que son « Village Hillary » du Bangladesh est considéré comme un cas exemplaire d’échec de la microfinance. Le mois dernier, enfin, le sous-secrétaire d’Etat américain, Robert Blake, a joué de la menace en affirmant que les relations bilatérales entre les Etats-Unis et le Bangladesh ne manqueraient pas de subir les conséquences d’un licenciement de Yunus. […]
Intérêts suicidaires, créanciers cupides et ONG
La crise du secteur est d’importance mondiale parce qu’elle met en lumière les limites de la microfinance et de ses taux d’intérêt hautement – et littéralement – suicidaires imposés par les créanciers dans bien d’autres lieux d’Asie du Sud. Selon le journal londonien The Guardian du mois dernier, 30 millions de ménages indiens ont emprunté plus de 3 milliards en microcrédit depuis la moitié des années 1990. « Dans les mois récents, l’industrie a été plongée dans la crise alors qu’il devenait clair qu’un nombre significatif d’emprunteurs – entre un dixième et un tiers, selon les estimations – n’avaient pas les moyens de rembourser leurs prêts ». Ces prêts prédateurs sont l’équivalent des subprimes hypothécaires de la crise américaine de 2007-2009. Selon The Guardian, « les cinq dernières années ont été marquées par la vente agressive de prêts à des villageois souvent illettrés. Elle fut suivie par un recouvrement des créances tout aussi agressif ». En conséquence, la décennie passée a été témoin de plus de 200 000 suicides de paysans en Inde. Le principal journaliste indien du monde rural, l’hindouiste P. Sainath a rapporté que : « Ceux qui se sont donné la mort étaient profondément endettés ».
L’anthropologue Karim Lamia [2] de l’Université de l’Oregon décrit également les principales ONG bangladaises de microfinance, en affirmant que « beaucoup de ces organisations opèrent comme des requins ! L’idée que même les pauvres puissent recevoir des crédits et qu’ils remboursent 98 % de leurs prêts, sonne comme une douce musique aux oreilles des créanciers et des grandes firmes. La Grameen Bank illustre la pensée néolibérale du développement : l’entrepreunariat individuel et la compétition ». Karim conclut : « remplaçons le mot crédit par celui de dette. La dette, un droit humain ? Comment cela sonne-t-il ? La dette est une relation de pouvoir et d’inégalité entre l’institution de crédit et le débiteur ». […]
Un modèle de lutte : l’accès aux génériques anti-VIH
Pour Clinton, Wolfensohn et Robinson, il peut paraître approprié, même urgent, de défendre la Grameen Bank. Mais, à y regarder de plus près, il serait préférable de passer à une stratégie de post-microfinance qui permettrait de réellement réduire la pauvreté et de renforcer la position des femmes. Ce type de stratégie est bien plus puissant lorsqu’il est fondé sur une action collective, généralement associée aux mouvements sociaux ou aux organisations syndicales.
Durant la dernière décennie, un des meilleurs exemples de ce type est la victoire du Brésil, de la Thaïlande, de l’Inde et plus particulièrement de l’Afrique du Sud pour l’accès aux médicaments contre le sida. Cet accès avait été empêché par le Département d’Etat américain qui, sous Bill Clinton, cherchait à éviter que le gouvernement de Mandela ne fournisse des traitements génériques. Le secret de la victoire ne fut pas l’entrepreunariat mais, bien au contraire, l’activisme populaire de masse fondé sur un mode d’organisation démocratique et sur une critique vigoureuse du déni du gouvernement sud-africain post-Mandela concernant les questions du sida, du système de droits de propriété intellectuelle et des monopoles médicaux, ainsi que d’une dénonciation du rôle joué par le représentant de Washington au sein de l’Organisation mondiale du commerce, Robert Zeoellick (actuellement président de la Banque mondiale) et des profits des grosses firmes pharmaceutiques.
Le résultat est impressionnant : le successeur de Mandela, Thabo Mbeki, fut limogé par son propre parti ; le traité ADPIC de l’OMC (sur la propriété intellectuelle) comporte désormais une exception pour permettre la production locale de remèdes (et le gouvernement américain aide même à la financer) ; et pour ceux qui ont besoin d’un traitement contre le sida, alors même qu’il coûte plus de 10’000 dollars par an, ce traitement est désormais gratuit. Par contraste, le secteur de la microfinance d’Afrique du Sud est notoirement en faillite.
Comme l’a confirmé un économiste de l’Université de Cambridge (concernant l’incapacité de la microfinance à répondre aux besoins des plus pauvres), Ha-Joon Chang, « Ils ne sortiront jamais de la pauvreté parce qu’ils doivent payer entre 30-40-50, parfois 100 % de taux d’intérêt. Quel business fait ce type de profit ? » […]
Aujourd’hui, il est difficile d’ignorer l’écrasante évidence : ce ne sont pas que les créanciers à la recherche de profits, mais également les ONG, qui poussent à la microfinance. Considérée comme un remède miracle, liée à la pauvreté des femmes, elle fait souvent plus de mal que de bien. Alliés au Département d’Etat, à la Banque mondiale et à Burson-Marsteller, même ceux qui, comme Mary Robinson, s’efforcent d’élever le niveau de vie des femmes sont en train de suivre la chute de la Grameen tout comme le rapide déclin de la réputation du microcrédit.
Patrick Bond
Professeur à l’École d’études du développement de l’Université de KwaZulu-Natal