Honnie en son temps, immédiatement écartée par la censure soviétique lors de sa création en 1944, la pièce « Le Dragon » n’a surgi dans ses véritables dimensions que vingt ans plus tard, notamment grâce à Benno Besson qui l’a créée d’abord en Allemagne, dans les années soixante, puis à Genève, et en France, dans les années quatre-vingt.
L’argument de la pièce
Depuis quatre cents ans, un dragon polymorphe règne en despote sur une cité imaginaire grâce à la complicité des autorités locales et à la complaisance de ses habitants : « Le seul moyen d’être à l’abri des dragons, c’est d’avoir un dragon chez soi ». Arrive Lancelot, héros professionnel. Sa mission : se mêler de tout ce qui ne le regarde pas. Il fait la connaissance de la fille de l’archiviste, Elsa, et s’en éprend, alors que celle-ci s’apprête à être offerte en sacrifice au tyran.
Malgré les réticences de la population, Lancelot provoque le dragon en duel et le tue. Mais aussitôt, le Bourgmestre s’attribue la victoire, s’octroie Elsa et s’empare du pouvoir. Lancelot blessé est contraint de s’enfuir, abandonnant la ville à son nouveau tyran et aux inexorables mutations de celui-ci.
Evgueni Schwartz
Né à Kazan en 1896, étudiant au moment de la révolution d’Octobre, Schwartz plonge dans le monde du théâtre après la Première Guerre mondiale. Il se consacre d’abord à la littérature enfantine, avant de mettre au service du public adulte sa formation de journaliste, de comédien et de conteur. Dans l’élan des formalistes russes des années 20, il pratique le collage des genres pour réinventer le conte : un savant mélange de subversion et de naïveté, de quotidien et de fantastique, de gravité et d’humour, démarche toujours ludique et dérangeante par laquelle il en appelle à la conscience et à la responsabilité citoyenne.
Dès les années 30, trois grandes pièces destinées aux adultes voient le jour : Le Roi Nu (1934), libre adaptation d’après plusieurs contes d’Andersen, interdite avant même sa création, L’Ombre dont les représentations en 1940 sont interrompues par la guerre, et enfin Le Dragon, créé à Moscou en 1944. Présentée comme une dénonciation de la société hitlérienne, la pièce est perçue, le jour de sa création, comme une attaque détournée contre le régime stalinien et immédiatement censurée par les autorités.
Perspective de l’œuvre
Lancelot n’a pas le moindre doute sur sa vocation providentielle. C’est le chevalier errant par excellence : les dragons, les ogres et les géants c’est son rayon. Mais les attentes du héros sont vite déroutées : dans cette bourgade faussement imaginaire, chacun s’est accommodé de la présence séculaire du dragon, érigé en barricade contre l’angoisse, la crainte de l’inconnu, de la maladie, de la souffrance, de la mort…
Ainsi, les bourgeois lancent leurs chiens à ses trousses et le traitent en ennemi du peuple, celui-ci préférant conserver ses petits aménagements mesquins de survie au quotidien, plutôt que de s’attaquer fondamentalement à ses vilains démons. Au-delà de la satire politique évidente du stalinisme et du nazisme, c’est une pièce qui parle magnifiquement du phénomène de la peur, thème majeur, il faut croire, de notre époque. La tyrannie du dragon fait manifestement partie du domaine de « l’ordinaire » : « notre ville est calme, il ne s’y passe jamais rien... »
Public citoyen
C’est en formation réduite, dans un espace de jeu restreint, que cette œuvre protéiforme et foisonnante est abordée. Ce format de création miniature vise à faire vibrer l’aventure imaginée par Schwartz : non pas entreprise herculéenne contre les nouveaux monstres du 20e siècle, mais réponse lucide, sur de modestes mais fermes tréteaux, à un monde en train de s’écrouler à force de compromissions.
Pourtant, on ne peut monter Le Dragon sans représenter le peuple. Car il s’agit du personnage central, celui auquel on renvoie la balle, une fois congédiées les figures périmées du Héros et du Salaud. Dans le texte, la liste des personnages comprend de nombreuses figures bourgeoises et ouvrières, impliquant un important contingent de figurants. Le parti pris de la « réduction » a donc conduit la mise en scène à substituer à ce dispositif le public lui-même.
Un théâtre d’enfants pour les adultes
« – Maman ! Comment ça se fait que le dragon il se débine ? – Il ne se débine pas, il manœuvre. – Alors pourquoi il a la queue entre les jambes ? »
Schwartz s’est d’abord tourné vers les enfants, comme s’il avait eu l’intuition, au temps des balbutiements de la jeune Union soviétique, que c’était là que devait se situer l’avant-garde la plus positivement subversive. Intuition bien fondée, puisqu’à partir des années trente, ses pièces, dites désormais « pour adultes », ont été envoyées se coucher : faire taire ce babil des classes devenues trop dangereuses, quand elles affirment de façon éhontée que les rois sont nus, que les dragons perdent leurs têtes et que des ombres menaçantes s’allongent sur le 20e siècle.
Lorsque la mécanique du pouvoir exerce un travail de conditionnement tel qu’il nous englue dans sa comédie grossière et cruelle, seul un langage encore capable d’étonnement et d’inquiétude est susceptible de fournir l’effort d’imagination nécessaire pour nous faire voir les choses telles qu’elles sont. Une intense et douloureuse épreuve de l’imaginaire : c’est en cela que consiste le jeu d’enfant paradoxal auquel nous entraîne Schwartz, défi téméraire devant la féerie barbare des temps modernes.
Extraits du dossier de presse.
Choix de la rédaction.
Création au Théâtre de l’Orangerie à Genève, du 26 juillet au 14 août 2011
Compagnie Yvan Rihs pour le moment, c/o Yvan Rihs, 1A, Chemin de Mon-Soleil, 1202 Genève, yvanrihs bluewin.ch, 078 755 57 81