Sommes nous à un tournant ?
Les militants marxistes sont souvent accusés d’abuser de termes comme « crise », « tournant », « nouvelle situation » etc. Le reproche n’est pas sans fondement, dans la mesure où il se réfère à un effet inévitable de la part de volontarisme nécessaire à toute action politique qui entend changer le monde. Ces termes paraissent toutefois adéquats pour décrire le moment que nous vivons, après les référendums français et hollandais bien sûr, mais aussi après les élections britanniques et allemandes (en Rhénanie Westphalie). L’indice le plus fiable de cette conjoncture nouvelle, de la crise, du tournant etc. se trouve à mon sens dans la situation de crise du bloc dominant, à la fois au niveau européen et au niveau des gouvernements nationaux en Europe : contradictions internes aiguisées, dirigeants extrêmement affaiblis, absence de stratégie cohérente, tentations de « fuite en avant », les ingrédients de ce que Lénine a défini comme l’impossibilité des dominants de gouverner comme avant semblent se rassembler sous nos yeux. D’où le fait d’ailleurs qu’actuellement, ces termes de crise, de tournant, font quasiment unanimité.
Ce qui nous motive et nous touche plus particulièrement, c’est cependant le fait que cette crise du bloc dominant n’est pas simplement l’indice de difficultés internes. Elle renvoie au fait qu’avec la victoire du non au référendum français, et ses effets dominos sur le reste de l’Europe, une victoire due à la montée en puissance du non de gauche, ce sont les forces populaires qui ont repris l’initiative et ont infligé une défaite à une option stratégique des classes dominantes européennes. Cette victoire est bien entendu une victoire partielle, mais elle n’est pas isolée. Elle prolonge des tendances préexistantes, et leur permet de franchir un seuil devant lequel avaient échoué bien des luttes sociales et des mobilisations en France et ailleurs. En ce sens elle signale un basculement de conjoncture : ceux d’en haut ne peuvent gouverner comme avant, ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant. Sommes nous pour autant dans une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire ? On sait bien que non, car pour cela il faut aux classes dominées la capacité non seulement de mettre en échec la stratégie du bloc dominant mais aussi celle d’élaborer et d’imposer leurs propres solutions. Et de cela, les militants de la gauche radicale savent que nous en sommes assez loin pour l’instant
Dans les remarques qui suivent, je ne prétends pas naturellement répondre à ce problème, qui relève de toute façon de l’élaboration politique collective, mais apporter quelques éléments de réflexion sur deux séries de questions :
– quels sont aujourd’hui les facteurs où se joue politiquement la conjoncture, ou, pour le dire autrement, quelles sont les lignes de fracture qui agissent comme des points de condensation des contradictions de la situation actuelle et lui confèrent sa singularité ? Et pourquoi parler de « retour de la politique » comme d’une caractéristique du tournant auquel nous sommes confrontés ?
– quels sont les principaux axes sur lesquels il convient d’approfondir la réflexion et le travail d’élaboration que nous menons dans nos revues respectives pour contribuer à l’émergence d’une perspective anticapitaliste crédible ?
Sur l’impérialisme actuel
Pour qui se place d’un point de vue « européen », non pas eurocentrique mais au sens celui d’une lutte politique menée à partir des Etats-nations européens, les deux facteurs qui cristallisent politiquement la conjoncture actuelle (Althusser aurait dit qui la « surdéterminent » au sens où toute autre contradiction se trouve toujours-déjà médiée par ces facteurs, travaillée par eux) sont la guerre impérialiste (dont le théâtre principal, mais non exclusif est l’Irak : n’oublions pas l’Afghanistan ou les formes d’intervention US en Amérique latine, de Haïti à la Colombie) et le processus politico-économique couramment désigné en tant que « construction européenne ». Pour le dire autrement, le cours de l’impérialisme étatsunien de l’époque post-soviétique et la construction européenne sont deux processus qui combinent, selon des proportions variables la dimension économique, politique et militaire, et qui constituent de ce fait des réponses d’ensemble aux contradictions actuelles du capitalisme. Plus particulièrement aux contradictions du capitalisme des pays du « centre », confronté à la crise de suraccumulation et à l’épuisement des formes de compromis social bâties sur la croissance économique des trois décennies qui ont succédé à la seconde guerre mondiale.
Il est devenu courant d’appeler de qualifier de « néolibéralisme » la stratégie offensive des classes capitalistes visant à démanteler les compromis sociaux de la période antérieure et à reconstruire les conditions de la valorisation. En ce sens, il semble justifié de parler, comme le fait par exemple David Harvey, d’« impérialisme néolibéral » car l’impérialisme, et pas seulement américain (j’y reviendrai) est une dimension constitutive de ce vaste procès de restructuration des rapports sociaux capitalistes à l’échelle mondiale. Je ne vais pas entrer ici dans une analyse détaillée de la configuration actuelle de l’impérialisme, que D. Harvey qualifie d’impérialisme basé sur l’expropriation (dispossession) plutôt que sur l’exploitation (l’extorsion de plus-value), ce que certains contestent, et le débat est loin d’être clos.(1) Je soulignerai simplement que lorsque nous parlons d’impérialisme nous parlons nécessairement, inévitablement, de formes violentes de domination qui impliquent une pluralité d’Etats (ou d’ensembles étatiques) et qui combinent les dimensions politiques, économiques et proprement militaires. Ceci entraîne quelques conséquences qu’il convient de rappeler brièvement. Je me limiterai à trois points :
1. Tout d’abord, du point de vue des pays dominants, l’impérialisme n’est pas une simple dimension, ou projection, « extérieure » de traits politico-économiques propres aux formations sociales considérées, mais une dimension interne, constitutive des rapports de classe et des rapports politiques au sein même de ces sociétés. La situation actuelle dite de « guerre contre le terrorisme » le confirme pleinement. Son front de bataille ne se réduit pas à l’Irak ou à l’Afghanistan, il traverse nos sociétés dans toute leur épaisseur, et cela même dans les pays qui ne sont pas directement impliqués dans ce conflit. L’impérialisme c’est donc aussi les législations d’exception qui restreignent les droits et libertés démocratiques, c’est la désignation d’ennemis intérieurs, tout particulièrement parmi les populations originaires des pays dominés, c’est la logique policière et le militarisme croissants. D’une manière générale, l’impérialisme est une modalité de « barbarisation » des rapports sociaux capitalistes car la violence qu’il déchaîne n’est pas simplement externe, elle fait toujours retour au sein des pays impérialistes. En ce sens, et sans recourir au moindre amalgame, il y a un lien interne entre les crimes de guerre commis à Falluja et ailleurs en Irak, la banalisation de la torture à Abu Ghraib ou Guantanamo et la multiplication des centres de rétention pour les travailleurs dits « clandestins » en Europe ou le fichage et la surveillance électroniques généralisés des populations du continent. C’est aussi la raison pour laquelle l’anti-impérialisme n’est pas une sorte de supplément d’âme moral pour la gauche mais une dimension nécessaire de toute politique de défense des classes dominées.
2. D’autre part, d’un point de vue global, l’impérialisme est un système de domination asymétrique, présupposant à la fois une multiplicité d’Etats nationaux et, parmi eux, des Etats impérialistes dominants. Dans la configuration actuelle ce rôle dominant, structurant du système dans son ensemble, est joué par les Etats-Unis. Certes, les Etats-Unis ne sont pas le seul centre impérialiste, la France aussi par exemple, est un pays impérialiste, et même un pays impérialiste qui voudrait utiliser le cadre européen pour élargir son champ d’action et accroître son poids relatif. Mais il s’agit d’impérialisme secondaires, subalternes par rapport à l’impérialisme américain. Il ne s’agit pas d’une simple différence en matière de poids économique ou militaire respectif. L’impérialisme n’est pas en effet pure force économique, ou simple violence militaire. Il combine ces deux aspects dans un mouvement d’hégémonie par lequel un « centre », en l’occurrence les Etats-Unis, entend montrer que sa propre position dominante fonctionne aussi comme garantie de l’intérêt d’ensemble des classes dominantes capitaliste.
La guerre en Irak a pleinement confirmé ce constat : certains impérialismes européens (notamment la France et l’Allemagne) se sont en effet opposés à l’option de l’intervention militaire, mais sans remettre en cause, par la suite, la légitimité de l’occupation du pays, en cherchant même, sans grand succès il faut dire, à rentrer dans le jeu de la prétendue « reconstruction de l’Irak ». Par ailleurs, ces impérialismes secondaires sont présents aux côtés des Etats-Unis sur d’autres « fronts » de la guerre impérialiste, tout particulièrement la France (notamment à Haïti et en Afghanistan). Voilà pourquoi, il n’est aucune position anti-impérialiste conséquente qui ne remette pas en cause cette hégémonie américaine, sans oublier le rôle des impérialismes secondaires et des contradictions qui peuvent les opposer sur des aspects précis.
3. Enfin, il importe de souligner ce qui s’affirme comme un point de jonction entre les deux aspects mentionnés auparavant : le rôle décisif, interne/ externe, des Etats-Unis dans l’extension au niveau mondial du modèle néolibéral de restructuration capitaliste, notamment via les institutions internationales qu’ils contrôlent, la formation des élites, les moyens médiatiques et culturels. (2) L’hégémonie américaine c’est aussi cela : un rôle dirigeant dans l’élaboration et la généralisation de stratégies permettant aux classes capitalistes nationales de repasser à l’offensive. C’est aussi pourquoi, tout en étant fondamentalement international, et même « internationaliste » (dans le sens du capital et des intérêts des diverses bourgeoisies), le néolibéralisme conserve malgré tout un « profil », une sorte de « coloration » nationale reconnaissable : étatsunienne. Ainsi, sa remise en cause du « modèle néolibéral », si elle ne s’y réduit pas, ne saurait non plus être dissociée de la remise en cause de l’hégémonie américaine. Pour le dire autrement, l’antilibéralisme conséquent conduit aussi, de nécessité interne, à l’anti-impérialisme.
Sur la « construction européenne »
Davantage que l’expression d’une tendance supposée irrésistible à l’effacement des Etats nationaux ou de la constitution d’un « Etat européen », ou d’un « capital européen », la construction européenne apparaît aujourd’hui pour ce qu’elle est en réalité : un cadre fondamentalement inter-étatique, une forme politique hybride, comportant certes des éléments supra-nationaux (tout particulièrement la Banque Centrale Européenne), dont les composantes essentielles demeurent cependant les Etats nationaux distincts. Une simple comparaison du poids des divers budgets (nationaux versus européen) est, en ce sens, hautement instructive. Plutôt que le dépassement des Etats nationaux, ce cadre articule la convergence et la coordination des stratégies des classes dominantes européennes, les formes d’internationalisation des capitaux européens multiples et leur insertion dans un ordre mondial impérialiste dominé par les Etats-Unis. Assez favorable dans un premier temps à la stabilisation des compromis sociaux de l’époque keynésienne, la construction européenne a connu à la fois un tournant et une accélération décisive dans les années 1980 (date décisive : 1986 avec l’Acte Unique Européen), en devenant un vecteur décisif dans la mise en œuvre coordonnée d’une version de la restructuration capitaliste néolibérale adaptée à l’échelle du continent. Le tout sous une hégémonie relative, de type régional, des impérialismes secondaires français et allemands et dans le cadre d’un consensus entre les deux familles politiques qui se sont d’emblée posées comme les piliers de la « construction européenne » : la social-démocratie et la démocratie chrétienne. La « construction européenne » a ainsi donné une efficacité et une légitimation aux politiques dominantes très supérieure à celle qu’elles auraient pu avoir en se déployant dans des espaces nationaux disjoints. Au prix toutefois d’une forte aggravation des éléments de crise politique inhérents à la mise en œuvre du néolibéralisme, à savoir son incapacité fondamentale à produire des formes de consentement « actif » et stable, comparables à celle de la période keynésienne.
Aujourd’hui c’est cette construction dans l’ensemble de ses aspects qui est ébranlée, sous la conjonction d’une pluralité de facteurs, même si c’est la crise de légitimité suscitée par les non français et hollandais qui joue le rôle de catalyseur . Tout d’abord le contexte de la guerre impérialiste et de l’élargissement de l’UE à des Etats qui sont en position de forte subordination par rapport aux Etats-Unis ont considérablement accentué les contradictions inter-étatiques et remis en cause l’hégémonie franco-allemande. A cette déstabilisation de configuration géopolitique s’ajoutent les contradictions de plus en plus explosives suscitées par les instruments mêmes de la coordination inter-étatique du néolibéralisme : au niveau économique, c’est l’échec de plus en plus évident de l’euro, qui se traduit à la fois dans la faible croissance au sein de la zone euro et par le clivage qui se creuse entre les pays de l’Euroland et les autres. Au niveau social et politique, c’est bien l’absence de consentement fort et stable des populations aux politiques néolibérales qui a conduit à l’emballement de la machine cristallisée par le projet constitutionnel et à l’échec des référendums français et hollandais. Les conditions de la crise actuelle étaient donc réunies bien avant les référendums français et hollandais. Ces référendums ont cependant agi comme des catalyseurs puissants, en accélérant le processus, aiguisant ainsi ses contradictions internes, et, surtout, en en transformant les termes grâce à la montée en force de la mobilisation populaire en faveur du non de gauche.
Pour conclure provisoirement sur ces deux premiers points : l’hypothèse le cours actuel de l’impérialisme et le processus de construction européenne représentent les articulations politiques majeures de la conjoncture demande à être « testée » concrètement , dans la diversité des situations nationales en Europe. Elle me semble pertinente pour deux raisons principales que j’évoque brièvement :
1. la conjonction de ces deux facteurs semble effectivement indiquer les lignes de démarcation majeures et le déplacement de ces lignes au sein des principaux blocs politiques et sociaux au cours de la dernière période. C’est, d’une manière diverse, autour de cet axe double que s’opèrent désormais les processus de différenciation interne et de recomposition politique, mais aussi géopolitique et interétatique, en Europe.
2. l’action de ces deux variables semble aussi pouvoir rendre compte des principaux changements de gouvernement ou des configurations politiques nationales européenne, plus particulièrement depuis la guerre en Irak. La défaite de Aznar en Espagne, première conséquence majeure de la guerre impérialiste au sein même du jeu politique européen, forme le point de départ de cette séquence. Elle fût suivie par l’affaiblissement de Blair et la percée de la gauche radicale en Grande-Bretagne et la fin annoncée de Berlusconi en Italie, puis par les référendums français, hollandais et l’ouverture au grand jour de la crise européenne. Il convient toutefois de rappeler les effets de la guerre impérialiste au sein même des pays qui ne sont pas directement impliqués dans le conflit irakien, tout particulièrement dans la période qui précède les référendums sur la constitution européenne. En Allemagne, où la dimension de la contestation du projet néolibéral européen était jusqu’à présent peu présente, Schröder doit une bonne part de sa réélection à son refus de participer à la guerre en Irak. Le phénomène est mal analysé, mais il semble qu’il en aille de même en France : Chirac doit sans doute à sa position sur l’Irak une bonne part de sa simple survie depuis sa réélection accidentelle de 2002, malgré les affrontements sociaux de grande ampleur auxquels ses contre-réformes libérales ont conduit.
Quel « retour de la politique » ?
Si tels sont les facteurs majeurs de la conjoncture, pourquoi parler alors de « retour de la politique » ? Après tout la politique a toujours été là, fût-ce sous des modalités et des configurations différentes. Cette formulation volontairement unilatérale se rapporte en fait aux conditions « subjectives » de perception de la période récente. En effet, après les grèves de décembre 95 en France, et, à une échelle plus large, après l’essor des mobilisations altermondialistes dans la foulée de Seattle et de Gênes, un grand optimisme mouvementiste a commencé à souffler parmi les forces de contestation et plus particulièrement au sein de la gauche radicale qui s’est trouvée en première ligne des mobilisations. L’ambiance était disons de type résolument libertaire, ce dont témoignent les textes qui ont capté l’attention des esprits à ce moments là, et dont nous avons longtemps discuté dans nos revues respectives : Empire de Negri et Hardt, No Logo de Klein, le livre de Holloway et quelques autres. Davantage que d’un retour de l’anarchisme, au sens d’une doctrine précise, cette hégémonie mouvementiste / libertaire me semble caractéristique d’une période où les mouvements populaires redémarrent après une longue période de défaites et de recul, lorsque le décalage entre les nouvelles modalités de l’action collectives et les formes politiques léguées par la période précédente, et qui sont toujours là, est à son point maximum. Ce phénomène n’est du reste pas nouveau dans l’histoire (cf. le syndicalisme révolutionnaire en France au début du XXe siècle ou l’esprit libertaire des sixties) et à chaque fois il a donné lieu à des attitudes antipolitiques comparables, libertaires au sens large du terme.
Dans la foulée de quelques succès, à vrai dire essentiellement symboliques ou de visibilité médiatique, une confiance très grande régnait alors dans les capacités des mouvements à atteindre des objectifs concrets, plus ou moins radicaux selon les diverses sensibilités. Le rôle des partis politiques semblait, dans le meilleur des cas, résolument secondaire : accompagner le mouvement pour lui fournir une logistique, servir de relais pour ses revendications, en échange bien sûr de son immersion voire de son effacement dans le mouvement (cf. la mise à l’écart des organisations politiques dans les Forums Sociaux). F. Bertinotti résumait la situation en parlant du « mouvement des mouvements » comme du nouveau sujet politique de l’époque de la mondialisation capitaliste.
Par « retour de la politique », c’est de la fin de ce cycle mouvementiste / libertaire dont il est question. Non pas la fin des mouvements et des mobilisations sociales bien sûr, mais un déplacement de fait dans leur positionnement, déplacement qui attend sans doute encore sa traduction en termes notamment d’élaboration intellectuelle. Nous avons tous en tête je pense la séquence des événements. Il suffit donc de rappeler de manière télégraphique les effets de la guerre en Afghanistan et en Irak comme puissants facteur de politisation du mouvement et aussi comme démenti concret de toutes ces visions de type Empire qui proclamaient la fin de l’impérialisme, la fin du rôle des Etats nationaux, et plus particulièrement de l’Etat impérialiste étatsunien. Puis vinrent les défaites essuyées par un nombre important de mobilisations sociales, surtout pendant l’année 2003 (mouvement sur les retraites en France, article 18 en Italie, échec des grèves en Allemagne), qui signalaient l’incapacité des mouvements sociaux de parvenir par eux-mêmes ne serait-ce qu’à stopper le rouleau compresseur néolibéral, sans parler même de le renverser. D’une certaine façon, l’incapacité des manifestants du 15 février 2003 à arrêter l’implication de leurs gouvernements en Irak, même là où ils représentaient clairement la majorité de l’opinion populaire, posait déjà la question des limites des mobilisations de rue et des rassemblement type Forums Sociaux. Enfin, la bataille des référendums français et hollandais, et plus particulièrement, en France, la constitution du front antilibéral autour du non de gauche, ont cristallisé le déplacement de forces sur le terrain politique et le basculement vers la situation nouvelle dont il était question initialement.
C’est à partir de ce tournant que les questions politique s’ouvrent de manière sérieuse : les questions de stratégie, d’alliances, de programme, d’orientation et, bien sûr, de direction. Car il y a bien sûr des manières diverses, et divergentes, de comprendre ce « retour de la politique ». Bertinotti par exemple en a tiré la conclusion d’un retour à l’alliance avec le centre-gauche, ce qui revient à annuler la rupture même la gauche social-libérale qu’il avait lui-même initié en renversant le gouvernement Prodi et en misant sur la radicalisation mouvementiste. Cette attitude de Bertinotti me semble être un symptôme très intéressant en ce qu’il révèle le caractère profondément complémentaire du mouvementisme libertaire et de la politique réformiste. Verser dans l’illusion d’un mouvement devenant par lui-même le sujet de la transformation sociale, sans processus de construction, de différenciation et d’intervention proprement politiques, et en faisant l’économie de la question du pouvoir d’Etat, tout cela aboutit immanquablement à laisser intact le cadre existant de la lutte politique et la subordination à la politique dominante, la politique bourgeoise. Il me semble que c’est une leçon de Lénine que nous pouvons considérer comme actuelle, même si nous apprécions de manière divergente sa propre proposition politique, notamment en matière de forme d’organisation : la politique anticapitaliste ne vient jamais comme un résultat spontané des mobilisations sociales, qui en sont bien entendu le terrain et l’oxygène indispensable.
Quelques pistes de recherche
Comment contribuer théoriquement à ce chantier d’intervention politique que je viens de mentionner ? Je suggèrerai ici trois pistes, qui découlent des points évoqués auparavant :
1. L’impérialisme : une fois admis que les visions déclarant l’impérialisme dépassé sont mystificatrices et erronées, il nous reste à comprendre vraiment la configuration actuelle de la chaîne impérialiste mondiale. Souvent focalisées sur les aspects strictement économiques (les formes d’internationalisation du capital) et militaires, les analyses marxistes et marxisantes tendent souvent à sous-estimer l’aspect politique de l’impérialisme, son caractère constitutif des formes étatiques et politiques, à la fois au niveau des pays dominés, ou des pays dominants. Ce sont aussi les formes de conscience anti-impérialistes qui doivent être au centre de nos préoccupations et analyses, à la fois les mouvements de résistance et aussi, dans les pays impérialistes, les formes de politisation à partir du terrain des luttes antiracistes, pacifistes, pour les libertés civiques, et plus particulièrement les formes de conscience des secteurs particulièrement opprimés de nos sociétés, issus du prolétariat immigré.
2. Les alternatives à la construction européenne. Il s’agit de réfléchir de manière plus concrète au contenu possible des mots d’ordre souvent avancés d’« Europe sociale et démocratique », d’ « autre Europe » tec. Je mettrai ici directement les pieds dans le plat, pour lancer quelques pistes de discussion. L’objectif d’une « assemblée constituante » pour une « autre constitution européenne » avancés par certains secteurs du non de gauche en France est-il recevable ? Peut-on sauter par dessus les niveaux nationaux et supposer que le cycle actuel permet de déboucher à court terme sur un « peuple européen » sujet d’un tel processus ? Pour le dire autrement, est-il vrai que, comme le dit Bertinotti, l’UE est l’unité politique minimale pour entreprendre une transformation sociale ? Une telle proposition ne comporte-t-elle pas un risque d’impuissance, de pari sur ou « tout ou rien » simultané à l’échelle européenne ? Dans ce cas, faut-il admettre une inégalité constitutive des rythmes politiques en fonction des réalités nationales, le « développement inégal et combiné de la lutte de classes elle-même » en quelque sorte ? Et si oui, quelles seraient les conséquences ? Une certaine re-nationalisation des politiques économiques comme condition de rupture avec le néolibéralisme ne s’imposerait-elle pas à titre transitoire, comme le propose par exemple J. Sapir, qui prône une réappropriation des outils monétaires, fiscaux et budgétaires par les gouvernements ? Et si oui, alors comment coordonner cela avec une coordination des luttes à l’échelle européenne, coordination plus que jamais nécessaire pour mettre en échec le carcan néolibéral mis au place au cours de ces dernières décennies ?
3. Les cadres de la recomposition politique. Il s’agit d’analyser les effets sur les forces et les cadres politiques, plus particulièrement pour la gauche et le mouvement ouvrier, du cours actuel de la restructuration capitaliste et des luttes sociales et politiques. Est-il par exemple vrai que, comme cela a souvent été dit, tout particulièrement au cours de la phase d’hégémonie libertaire / mouvementiste que les partis sociaux-démocrates aient cessé d’être s. d. pour devenir des partis bourgeois « ordinaires » ? Que les partis communistes sont une force désormais négligeable et qui ne nécessite, tout comme la social-démocratie pour certains (en général les mêmes), aucune démarche spécifique en sa direction ? Du côté des forces de la gauche radicales, des expériences diverses ont vu le jour, avec plus ou moins de succès : de l’alliance électorale LCR/LO en France, mais aussi, toujours en France et aux antipodes de l’échec précédent, à la campagne unitaire pour le non de gauche, au Bloc de Gauche au Portugal, au rapprochement WAAG/PDS en cours en Allemagne, à Respect en GB etc. L’expérience française du non de gauche et de son millier de comités unitaires et celle de Respect semblent indiquer que des formes de recomposition originales sont à l’œuvre qui posent la question de l’articulation de l’antilibéralisme et de l’anticapitalisme, sans oublier bien sûr l’anti-impérialisme. Par ailleurs, la question des alliances et de l’attitude par rapport à la perspective d’une participation gouvernementale sont absolument essentielles.
Si le constat fait concernant le tournant politique auquel nous assistons sont avérées, il va de soi que ces discussions n’ont rien d’académique. Au contraire, elles relèvent d’une forme d’urgence, qui nous contraint de bousculer nos habitudes, mêmes les meilleures, pour avoir prise sur le cours des choses.
Paris, le 24 juin 2005
(1) Cf. David Harvey, The New Imperialism, Oxford University Press. L’un des prochains numéros de Historical Materialism sera consacré à ce livre ainsi qu’ à celui d’Ellen Meiksins Wood, Empire of Capital, Verso.
(2) Voir sur ces aspects les analyses de Joseph Stiglitz (Globalization and its Discontents, trad. fçse : La grande désillusion) le rôle des institutions internationales type FMI , ou celles de Keith Dixon (Les évangelistes du marché, Raisons d’agir) sur le rôle des think-tanks étatsuniens dans la formation du « blairisme » et, plus généralement, la pénétration du néolibéralisme dans la social-démocratie européenne.