Malgré une conjoncture marquée par la hausse des prix énergétiques et des matières premières, le marché automobile a poursuivi sa croissance, encore supérieure à 5 % en 2005. Mais celle-ci est essentiellement tirée par l’essor des nouveaux marchés de l’Europe de l’Est, de l’Asie (hors Japon) et de la Chine, en particulier. De 1999 à 2004, ce pays a généré 46 % de la croissance mondiale automobile. La Chine pourrait devenir le deuxième marché mondial dès 2006 - devant le Japon -, alors qu’à peine 2 % des ménages possèdent une voiture. À l’opposé, sur les marchés des pays capitalistes développés - qui concentraient, dans les années 1970 et 1980, l’essentiel des efforts des grands constructeurs américains, japonais et européens -, on assiste soit à une faible croissance, soit à la stagnation de la demande, dans le cadre d’une concurrence exacerbée.
C’est elle qui génère la vague de licenciements annoncés par General Motors et Ford aux États-Unis et, dans une moindre mesure, Volkswagen en Allemagne. Là, les restructurations visent à éliminer les surcapacités de production accumulées au cours des années précédentes. Ainsi, depuis 2002, Ford a déjà réduit sa capacité de production, sur le marché américain, de un million de véhicules et se fixe l’objectif de la réduire encore de 26 % d’ici à 2008.
Si les deux grands constructeurs français - Renault et PSA - ont jusqu’à présent été épargnés par ces nouvelles vagues de suppressions massives d’emplois et ont même connu une nouvelle progression de leurs effectifs entre 1999 et 2005, cette conjoncture n’a pas vocation à durer.
Pour s’en convaincre, il suffit de citer le PDG de PSA, Jean-Martin Foltz, qui déclarait récemment à un hebdomadaire allemand : « Nous augmentons actuellement la capacité [en Europe de l’Est, NDLR], parce que nous voulons nous développer. Mais si cela devenait nécessaire, nous mettrions aussi en place des mesures structurelles... Fermer nos usines en Europe de l’Est, dans ce cas, ne serait certainement pas la priorité [...], mais j’ignore aujourd’hui s’il nous faudrait [...] fermer une usine [en Europe de l’Ouest, NDLR], au cas où la situation économique nous forcerait la main. »
Externalisation
Menace faisant écho à celle du Contrat 2009 du PDG de Renault, Carlos Ghosn, qui affirmait : « Parler de restructurations est une ânerie. En revanche, il nous faudra en tirer les conséquences si nous n’atteignons pas les objectifs 2009. » Une vraie menace pour les salariés d’une entreprise dont les capacités de production ne sont utilisées qu’à hauteur de 62%, voire moins de 40 % pour l’usine de Sandouville en Seine-Maritime. Les militants syndicaux n’ont pas oublié qu’avant l’annonce du plan Ghosn, des analystes financiers estimaient possible la suppression de 10 000 emplois et la fermeture de deux usines, l’une en France et l’autre en Espagne. Aujourd’hui, pour Renault et PSA - à l’instar de tous les constructeurs mondiaux -, les perspectives de développement se situent en dehors des marchés traditionnels.
Ainsi, alors que 73 % des ventes actuelles de Renault se font en Europe occidentale, le constructeur a pris, auprès de ses actionnaires, l’engagement d’augmenter ses ventes de 800 000 véhicules au cours des quatre prochaines années, soit une progression globale de 30 %. Mais près de 70 % de cette progression des ventes devra se faire hors d’Europe de l’Ouest. Quant au groupe PSA, qui réalise également 70 % de ses ventes en Europe de l’Ouest, il vient de décider la construction d’une deuxième usine en Chine, pour y vendre plus de 300 000 voitures par an à partir de 2008.
La part prise par l’externalisation de tout ce que les constructeurs estiment extérieur au « cœur » du métier, même lorsque cela concerne directement la fabrication et l’assemblage des moteurs, boîtes de vitesses et véhicules, a profondément accru la surexploitation des salariés du secteur automobile. Chez tous les constructeurs, 75 % à 85 % des pièces utilisées sont fabriquées à l’extérieur de leurs usines, par des équipementiers qui emploient plus de 120 000 salariés, à comparer aux 160 000 salariés des deux grands constructeurs français. Mais les salariés y sont moins concentrés que dans les usines automobiles, avec des accords d’entreprise leur garantissant moins d’avantages.
C’est sur eux que s’exercent les contraintes les plus importantes pour la réduction des coûts, avec l’exigence de 3 à 5 % de productivité supplémentaire chaque année. Il est d’ailleurs révélateur que le plan Ghosn exige de ses usines 12 % de productivité supplémentaire sur les quatre prochaines années, alors qu’il en souhaite 14 % sur trois ans à ses équipementiers.
Les équipementiers subissent en premier lieu le chantage à la réduction des coûts, y compris au travers de l’abandon d’avantages acquis au cours des années précédentes, pour échapper à la délocalisation de leurs fabrications.
Flexibilité
De ce point de vue, aménagement du temps de travail et recours à la précarité se combinent désormais pour permettre l’ajustement des effectifs au niveau requis par les carnets de commande. Le « stock zéro » et le « juste à temps » se sont imposés partout. Dans le cadre des accords consécutifs aux lois Aubry sur la réduction du temps de travail, les patrons de Renault et de PSA ont complètement démantelé toute référence à la durée hebdomadaire du temps de travail. En lui substituant l’annualisation, ils se sont arrogé le moyen de faire fluctuer le nombre d’heures et de jours travaillés, en fonction du moindre aléa de la demande commerciale ou de la production. Une panne dans un atelier, une baisse des ventes, une commande non confirmée ou, à l’inverse, une commande exceptionnelle : tout est prétexte à diminuer ou à accroître le temps de travail, au cours de la journée ou de la semaine.
Les accords d’aménagement du temps de travail ont combiné réduction de sa durée légale et son allongement au moyen de la diminution ou de la suppression des pauses, pour créer des congés supplémentaires. Alimentant des compteurs de « congés collectifs », la plus grande partie de ces jours reste à l’entière disposition de l’employeur qui les octroie lorsque l’activité diminue. Plus fort encore, pour mettre à la charge des seuls salariés l’effondrement de l’activité qui accompagne la « fin de vie » de tout modèle, l’usine Renault de Sandouville a même envisagé, fin 2005, de substituer au chômage partiel indemnisé la mise en place d’un nouveau « compteur capital temps négatif » de 40 jours, remboursable au moyen de semaines à rallonge lorsque l’activité redémarrera.
Quant au recours massif à l’intérim, tant chez les constructeurs que chez les équipementiers, il a transformé des dizaines de milliers de salariés en une banale variable d’ajustement des effectifs aux besoins de la demande commerciale, ou aux besoins de personnel que génèrent des cycles de plus en plus courts de renouvellement des véhicules. Leur proportion peut alors atteindre 40 %, 50 %, voire 70 % de l’effectif global, pendant des mois, dans les secteurs de fabrication. Et lorsque les équipes syndicales contestent ce recours abusif à la précarité, en dehors des dérogations au CDI prévues par le code du travail, elles ont immédiatement à faire face à des menaces de délocalisations vers des pays où ces contraintes légales ou réglementaires ne pèsent pas.
Depuis 1999, la volonté d’augmenter la productivité s’est traduite par un départ massif des salariés âgés de plus de 57 ans et l’embauche de jeunes, titulaires de diplômes de l’Éducation nationale. Cette orientation a eu pour conséquence le remplacement des plus anciens, mais aussi la création de plus de 15 000 emplois chez Renault et PSA. Souvent testés au moyen de périodes d’essai à rallonge, par le biais de l’intérim, ces jeunes embauchés ont le plus souvent été confrontés au refus d’appliquer aux titulaires de diplômes, dès l’embauche, les seuils d’accueil prévus par les accords nationaux de la métallurgie. Ce refus de reconnaître la valeur du diplôme à l’embauche n’est que la conséquence de la remise en cause de la « qualification » à laquelle l’entreprise entend substituer la notion de « compétence », telle qu’elle est appréciée par l’encadrement.
Leur progression de carrière est alors totalement soumise à l’arbitraire de leur hiérarchie, qui les évalue en fonction de critères qui ne sont plus seulement professionnels. Faire grève, s’organiser dans un syndicat qui conteste les orientations de l’entreprise, c’est s’exposer clairement au blocage de sa carrière. Pourtant, en quatre ou cinq ans, la plupart de ces jeunes ont déjà obtenu ce que les plus anciens avaient souvent mis toute leur vie professionnelle à acquérir, le maximum de ce que l’entreprise peut leur offrir. Or, personne ne peut croire que ces nouveaux embauchés accepteront de rester bloqués les 30 ou 40 années qui leur restent à travailler. C’est forcément un facteur d’explosion sociale, pour les mois et les années à venir.
« Groupes Kaizen »
À partir des années 1990, des évolutions considérables ont eu lieu. L’encadrement du personnel a pris une dimension idéologique, grâce au découpage des ateliers et bureaux en unités élémentaires de travail (UET), composées au plus d’une quinzaine de personnes. À l’occasion de la réunion mensuelle de l’UET, le chef - devenu un véritable « militant » de la direction - y développe les axes prévus par le « support de communication » élaboré par le responsable communication de l’établissement, et il documente le questionnaire relatif au « climat social ». Les orientations de l’entreprise doivent désormais être partagées par tout le personnel. Les revues, journaux et bulletins d’information interne, destinés à tout le personnel, sont déployés à tous les niveaux : l’entreprise, l’établissement, l’atelier. Le moindre arrêt de travail fait désormais l’objet de la diffusion d’un « média » à l’ensemble des salariés, pour stigmatiser ceux qui nuisent au bon fonctionnement, à l’image et à la réalisation des objectifs de l’établissement ou de l’atelier.
Des « groupes d’expression des problèmes », composés de salariés choisis par l’encadrement et encadrés par les responsables ressources humaines, sont mis en place pour court-circuiter les institutions représentatives du personnel. Le parcours d’intégration des nouveaux embauchés cède la place à une formation, assurée par la direction de l’entreprise, quant au rôle des syndicats, devenus pour l’occasion « partenaires sociaux », en expliquant la différence entre les bons, qui signent les accords qu’elle propose, et les mauvais, qui s’opposent à tout.
Dans les ateliers, la recherche du « progrès continu » se traduit par la mise en place de groupes de travail pour augmenter la productivité. Sous prétexte d’améliorer les conditions de travail en supprimant tous les gestes et déplacements inutiles, ces groupes associent des fabricants, des techniciens de la mesure des temps et des membres de l’encadrement. Appelés « groupes Kaizen », ces collectifs passent leur temps à augmenter le rendement opérationnel en engageant à 100 % la force de travail.