Avec le temps qui passe, cinquante années déjà, l’année 1954 apparaît bien comme un moment majeur d’inflexion, de retournement dans l’histoire contemporaine, moins de dix ans après la Seconde Guerre mondiale. La défaite militaire française en Indochine le 7 mai, et le déclenchement, le 1er novembre, de la lutte armée en Algérie au nom du FLN contre la présence française, inaugurent le début de la décolonisation. [...] Les témoignages abondent qui disent cet instant si fort. Celui qui deviendra, en août 1961, président du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), Benyoucef Ben Khedda, n’hésite pas à écrire dans ses mémoires : « Le 7 mai 1954, l’armée d’Ho Chi Minh inflige au corps expéditionnaire français au Viêtnam l’humiliant désastre de Diên Biên Phu. Cette défaite de la France agit en puissant détonateur sur tous ceux qui pensent que l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible pour dépasser la crise du PPA-MTLD[Parti populaire algérien-Mouvement des travailleurs pour les libertés démocratiques]. Elle décuple la détermination des militants du CRUA[Comité révolutionnaire d’unité et d’action] pressés d’aller de l’avant. L’action directe prend le pas sur toutes les autres considérations et devient la priorité des priorités. »
Pour le leader nationaliste algérien Ferhat Abbas, Diên Biên Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille est un symbole et dans son ouvrage, la Nuit coloniale, il parle d’un « Valmy des peuples colonisés ».
Pour les militaires français en particulier une obsession ne cessera d’envahir tout leur champ de réflexion : éviter un nouveau Diên Biên Phu en Algérie, aussi bien militaire que diplomatique. Il faudra effacer le souvenir de Diên Biên Phu, devenu synonyme de défaite.
Pourtant, l’année 1954 ouvre bien une nouvelle période. Une même génération, dans le milieu du XXe siècle, voit se chevaucher deux histoires, deux régimes. Un moment ancien, dont les racines remontent un siècle plus tôt, qui enferme, contient un passé et un présent immuables, ne semblant devoir se répéter que sur le schéma de la domination de l’« homme blanc ». Et un instant fulgurant, brusquement apparu, dramatisé par le choc de la rupture, affirmant haut et fort une brusque séparation avec le passé. La tension entre « Nord » et « Sud » commence à s’installer à partir de là, entre deux manières d’élaborer, de construire le futur.
La rupture initiée par Diên Biên Phu et les premiers coups de feu tirés dans les Aurès écartent momentanément les penseurs et les « voyageurs » entre les deux temps, les deux mondes, l’un finissant, l’autre en gestation. Les révolutions indochinoise et algérienne se vivront comme radicales, dans l’impossibilité de faire cohabiter, se concilier présent et passé ; ou plutôt, le présent ne devra plus être hanté par le passé colonial. Seul le futur compte, l’indépendance retrouvée, envers et contre tout, ce qui peut (et doit) passer par la mort de soi ou l’anéantissement de l’autre, la destruction de tous. C’est à ce prix, exorbitant, que l’espoir longtemps piétiné, meurtri, annihilé trouvera la force de renaître. Comme ensemble d’expectatives, d’espérances, de tensions orientées vers une fin du temps d’oppression : n’est-ce pas là l’installation d’une philosophie du « messianisme » ? Avec la fin de l’exil obligé pour les immigrés et les réfugiés politiques, la résurrection des identités mortes, et l’attente infinie des « sauveurs » révolutionnaires.
Voici l’arrivée d’une situation qui ne se soutient pas seulement par la foi, mais compte également sur la Raison. Un messianisme laïcisé émerge, porté par les hommes des rizières et ceux des djebels. Qui, à partir du constat de l’oppression, de l’aliénation, de l’injustice, entendent tracer les linéaments d’une société future, utopique, pleine de liberté et d’égalité que les hommes devront construire sans le secours des « Dieux de l’Occident ». Derrière ce messianisme laïcisé, d’autres versions se dissimulent, une pensée indissolublement politico-religieuse, pour certains chefs de maquis algériens, impitoyables comme Amirouche, en Kabylie, ou Zighoud Youcef, dans le Constantinois ; des textes intouchables, une histoire très ancienne, précoloniale, travestie en âge d’or par les communistes et nationalistes vietnamiens.
Moins de dix ans après la Seconde Guerre mondiale, l’année 1954 annonce aussi la mise en cause de la guerre « classique » et le développement d’une « guerre moderne » (titre du livre du fameux colonel Trinquier), dite « antisubversive », commencée en Indochine, poursuivie et mise en œuvre en Algérie, exportée ensuite au Viêtnam par les Américains et en Amérique latine par certains officiers français.
J’ai tenté de montrer dans Imaginaires de guerre, rédigé lors de mon séjour à Hanoï en 1995-1996, comment cette chaîne apparemment invisible a pu se construire de Diên Biên Phu (en 1954) à Saigon (en 1968), en passant par Alger (en 1958) ; comment des groupes clandestins et dispersés confondant les moyens et les fins, sans souci de la capacité de riposte de l’ennemi, ont rendu inefficace la politique de dissuasion des grandes, et anciennes, armées coloniales ; comment se sont fabriquées, et diffusées, des représentations politiques par une puissance nouvelle, inédite alors, celle des images. Images lentes du cinéma et celles, excessives, rapides, de la télévision.
Une imagerie théâtrale, univoque, se met en place, aperçue ensuite pendant la guerre américaine du Vietnam. Les reporters sont comme aveuglés par les feux d’artifice de la guerre, et l’image qui revient presque à chaque fois, sans cesse dans les manuels scolaires par exemple, est celle de la fillette vietnamienne courant nue sur une route, criant sa douleur. En amplifiant les mouvements des sentiments et des sensations, les photos de l’Algérie, du Viêtnam surtout, nous font pénétrer dans la guerre comme dans un cérémonial irréel, incompréhensible, cruel. Les causes de la tragédie, en particulier coloniales, sont absentes. La guerre est familière, inévitable, inhérente à l’homme.
Mais, aussi, le stock des images produites, vues dans les catalogues et albums de toute sorte, soulève la contradiction entre, d’un côté, un nombre considérable d’images venant des Américains et des Français, et, de l’autre, une pauvreté visuelle, une rareté d’images venant des rangs vietnamiens et algériens. La guerre inégalitaire se voit bien dans le déséquilibre des représentations fabriquées. L’« homme du Sud » est souvent absent, sur la défensive, dispersé. Le combattant qui protège, rassure, puisque bien ancré dans le réel, est le soldat français ou américain. Le « fellagha » ou le « viêt » restent insaisissables, invisibles, forcément inquiétants. L’avalanche d’images occidentales nous prépare à l’après-guerre, le moment sombre de pays soumis à des dictatures, des pays sans images, donc sans histoire post-coloniale.
Cinquante ans après 1954, il revient de dire à l’histoire scientifique, universitaire ou citoyenne, militante ou académique si cette coupure du passé, la décolonisation, est... dépassée, absente de notre présent ; ou au contraire, toujours efficace pour indiquer un futur. Il y a apparemment comme un épuisement de cette coupure contemporaine de l’année 1954, par effacement progressif des certitudes « tiers-mondistes » qui ont en partie fondé le désir de mondes nouveaux.
Pourtant, la rupture est toujours là, omniprésente par le déploiement mémoriel, accusateur, des « hommes du Sud », y compris de ceux vivant à l’intérieur du monde du « Nord ». Ils disent encore, toujours : n’y a-t-il vraiment rien à faire contre cette mondialisation qui poursuit le pillage de vastes territoires du Sud ? Pourquoi mettre à distance ce passé, véritable promesse d’un changement qui tarde toujours à venir ? Pourquoi ne pas tenir ce passé comme un outil de réassurance du présent, en ces temps d’hésitations, de fissures idéologiques ? À ce compte, le futur ne sera plus une menace, mais à nouveau une espérance.