C’est autant un texte littéraire qu’un témoignage. Depuis le début de la révolution syrienne, le 15 mars, la romancière Samar Yazbek a été arrêtée à cinq reprises par les moukhabarat, les redoutés et omniprésents services de renseignements, fers de lance d’une répression qui a fait plus de 2 000 morts et des dizaines de milliers de blessés. Au cours d’un de ces « séjours » forcés dans un centre d’interrogatoire, l’écrivaine a eu droit à une visite des geôles où sont détenus et torturés les jeunes manifestants. C’est ce qu’elle raconte dans Voyage au bout de l’enfer, le texte inédit en France que publie aujourd’hui Libération (ci-dessous), où elle décrit le choc de la découverte de ces corps suppliciés, privés de lumière, de soins et de nourriture, exposés par leurs geôliers tels des tas de viande à l’étal. Leurs visages sont méconnaissables tellement ils ont été battus, tout leur corps est strié de plaies sanglantes.
Secret. Outre les morts et les blessés par balles, la Syrie compte des dizaines de milliers de détenus, dont 3 000 sont tout simplement portés disparus. Ils ont été enlevés chez eux, dans la rue ou au cours d’une manifestation, incarcérés, interrogés au secret. Peut-être sont-ils morts. Leurs familles ne savent rien. Parfois, ils ressortent sans savoir pourquoi, pour l’exemple probablement. Beaucoup décèdent des suites des tortures qui leur ont été infligées. Pourquoi Samar Yazbek y a-t-elle échappé ? Pourquoi s’est-on « contenté » de lui montrer ce que les autres subissent, la laissant rentrer chez elle, là où tant d’autres sont suppliciés ? Parce qu’elle est, à 41 ans, l’un des écrivains syriens les plus connus et talentueux : auteure de quatre romans (dont l’Odeur de la cannelle, bientôt traduit en français) et d’un recueil de nouvelles, elle a écrit pour le cinéma et la télévision.
Il y a une autre raison à cette toute relative indulgence : elle appartient à une grande famille de la communauté alaouite, cette branche dissidente du chiisme, tout comme le clan familial du Président, Bachar al-Assad. Or, miser sur le complexe obsidional de sa communauté (qui regroupe 10% des Syriens, tout comme les chrétiens, face à 80% de musulmans sunnites) semble être la dernière carte que peut encore jouer le président syrien, qui s’est toujours entouré de proches parents, tous alaouites bien sûr.
« Traître ». C’est ce qui a valu à Samar Yazbek de pouvoir ressortir, après chaque arrestation, des centres d’interrogatoires où elle a été emmenée les yeux bandés et sans ménagement. Faute de la convaincre de dénoncer la révolution, dans laquelle l’écrivaine est très engagée, il s’agissait de l’effrayer, la briser moralement. Mais elle n’a pas changé d’avis, au contraire. Alors se sont multipliés les tracts anonymes la qualifiant de « traître », distribués dans son village natal de Jibla, les menaces de mort, la calomnie sur Internet. Après être passée dans la clandestinité, elle a préféré quitter la Syrie pour Paris début juillet, du moins pour quelque temps. Mais elle ne se considère pas en exil. Au contraire, elle vit les événements au jour le jour, heure par heure. Et donne avec ses mots une voix à ceux qui meurent en silence.
CHRISTOPHE AYAD
« Je n’ai jamais entendu de semblables cris de douleur »
SAMAR YAZBEK RACONTE SON « VOYAGE AU BOUT DE L’ENFER ».
Le passage était long, c’est à peine si je voyais les cachots de part et d’autre, et je peinais à palper la réalité du lieu. Non, ce n’était pas un espace né de mon cerveau obsédé par l’écriture. C’était bien réel, ce passage qui laisse à peine passer deux corps soudés. Baigné d’obscurité, il est hors de l’existence. Je regarde derrière moi et je ne vois rien. Devant moi, c’est le noir absolu. Je suis au milieu de ce couloir sans début ni fin, suspendu au néant, et je suis entourée de portes fermées. L’homme qui se tient devant moi est en train d’ouvrir une des portes.
Son grincement aigu cède rapidement la place à un rythme plus lent, un son triste que j’avais entendu un jour dans une taverne grecque. L’homme m’a tenue par le coude et m’a poussée insensiblement à l’intérieur. La porte est restée ouverte, il me tenait toujours le bras : et là… je les ai vus… La cellule aurait à peine suffi à faire tenir deux ou trois hommes debout. Je ne peux pas être précise, mais j’ai cru voir trois corps pendus à un endroit vague. J’étais en état de choc, j’ai senti que je me mordais la joue et mon ventre s’est mis à trembler. Les corps étaient presque nus, une faible lumière filtrait d’un endroit indistinct. Je ne sais pas s’il y avait une ouverture au plafond, mais la lumière s’est transformée en rayons fragiles, suffisants pour les voir. Et j’ai vu des jeunes hommes, qui avaient à peine la vingtaine, leur corps dénudé, reconnaissables sous leur sang, suspendus par leurs mains à des menottes en acier, leurs orteils touchants difficilement le sol… Le sang coulait de leurs corps : du sang neuf mêlé au sang séché. Des blessures profondes tracent sur leurs corps le dessin d’un pinceau absurde. Le visage affaissé, ils étaient évanouis, semblables à des bêtes immolées.
Odeur. J’ai reculé, sans mot dire, un des hommes m’a saisie et m’a réintroduite une deuxième fois. A ce moment, un des jeunes releva péniblement la tête… A peine put-il la relever. Les quelques lueurs m’ont permis de voir son « visage ». Il n’avait plus de visage ; ses yeux étaient scellés, je n’ai pas vu l’éclat de son regard. Le nez n’existait plus, ni les lèvres. Son visage était une miniature rouge, sans lignes, un rouge imbriqué dans le noir d’un rouge vieilli. Je suis alors tombée à terre, et les deux hommes se mirent à me relever.
Pour quelques instants, j’ai chaviré dans quelque chose d’opaque, de flottant, avant de reprendre pied sur la terre ferme. J’ai entendu l’un dire à l’autre : « Eh, mec, elle n’a pas l’air de supporter une seule gifle. Si de voir [les prisonniers torturés, ndlr] elle est dans cet état, alors elle mourra dans le supplice du « doulab » [la victime est placée à l’intérieur d’un pneu que l’on tourne]. »
Et l’odeur a commencé à diffuser, l’odeur du sang, de l’urine et des fèces. L’odeur de fer rouillé. Une odeur de décomposition, de chair morte ; oui, c’était cela l’odeur. D’un coup, il me sortit de la cellule et en ouvrit une autre. Le bruit des hurlements et de la torture s’échappèrent d’un endroit proche et lointain, j’en tremblais. Je n’ai jamais entendu de semblables cris de douleur, ils montaient du plus profond de la terre pour se vriller dans mon cœur. Les bruits se sont arrêtés quand nous sommes sortis du couloir. Le deuxième cachot s’est ouvert sur un jeune à terre, enroulé sur lui-même. Je l’ai vu de dos. Ses vertèbres ressemblent à celles d’une figure pour dissection. Il semblait aussi dans un état d’évanouissement. Son dos est tailladé comme si un couteau y avait gravé une mappemonde. Ils ont refermé le cachot et ouvert un autre. Et de cachot en cellule, me tenant le coude, ils me poussaient dedans, puis m’en retiraient. Des corps, encore des corps, des amas de corps, des corps jetés à terre derrière des corps recroquevillés : c’est l’enfer. Comme si les humains n’étaient plus que des monceaux de viande exposés au marché démesuré des arts de la torture.
Dans ces étroits cachots humides, des jeunes gens sont transformés en morceaux de viande froide. Ces visages qui n’en sont plus un, ces corps à l’anatomie inédite… C’est la notion de Dieu qui disparaît, car si Dieu existait, il n’aurait pas permis que sa créature soit ainsi refaite, distordue, défigurée. J’ai dit à un des hommes qui bandait mon second œil : « Est-ce les jeunes des manifestations ? » Il me répondit en ricanant : « Ce sont les traîtres des manifestations. » Enervé par ma question, il a écrasé violemment mon coude, j’ai senti qu’il allait le broyer. Je ne savais pas ce qu’ils concoctaient, mais j’ai senti de nouveau mon ventre trembler.
L’homme me traîne, je titube et je tombe. Il n’attend pas que je me relève et continue à me traîner. Il continue à me traîner encore plus brutalement sur l’escalier comme un sac de pommes de terre, mon genou s’est blessé sur une marche. En pensant aux jeunes qui manifestaient, la douleur me brûle jusqu’aux os. Je tremble encore et le tremblement s’installe profondément dans mon ventre. Toutes les odeurs se sont logées dans ma bouche, et l’image des geôles occupe ma vue entravée.
« Traîtres ». Nous nous sommes arrêtés, ils ont ôté le bandeau de mes yeux… En le voyant assis derrière un bureau soigné, j’ai su que je n’étais pas dans un cauchemar. Il m’a regardée ironiquement et m’a dit : « Alors, tu as vu tes traîtres de camarades ? Qu’en penses-tu ? » Quelque chose a commencé à sortir de mes intestins furieusement, comme si je voulais quitter ma peau. Dans la vie normale, je disais à mes amies : « Si le toucher d’un homme ne nous pousse pas à muer comme le serpent, ce n’est donc pas la caresse de l’amour. » Mais aujourd’hui, je peux affirmer que nos peaux muent aussi par le déchirement de la mort et l’envol vers l’abîme. A cet instant, au lieu de voler vers l’abîme, j’ai commencé à vomir. J’étais debout, je suis tombée sur mes genoux. Ils se sont fâchés, il s’est levé de sa place, a regardé, consterné, ses luxueux meubles souillés, j’ai continué de vomir. De mes yeux aussi l’eau coulait, ce n’était pas des larmes, je le savais, les larmes s’égouttent, ce qui sortait de mes yeux était différent. L’idée m’a ressaisie : ici, celui qui sort manifester dans la rue sera tué par balles, ou il devra fuir et vivre caché, ou il sera arrêté et torturé. Et tout ce courage qui a germé de dessous cette chape de plomb !
Ma voix est sortie faiblement, mais j’ai pu l’entendre lui dire : « C’est toi le traître. » J’ai su qu’il m’a entendue car il s’est penché et m’a frappée violemment. Je suis tombée définitivement à terre, les choses ont commencé à vaciller, et avant de perdre complètement connaissance, j’ai pu ressentir de ma bouche ouverte le sang qui commençait à se déverser. Et j’ai compris ce parler populaire : « Je vais te faire cracher le sang… » J’étais en train d’apprendre, et je continue à le faire.
Samar Yazbek