Leur silence inquiétait : on les croyait touchées elles aussi par la catastrophe nucléaire. En fait, elles étaient simplement en retard pour des raisons climatiques. Comme chaque année après la saison des pluies, les cigales sont là, vrillant du matin au soir de leur chant l’étouffant été japonais. A la campagne, bien sûr, mais aussi en ville, à commencer par Tokyo, gigantesque flaque urbaine (30 millions d’habitants), que l’on pense trop souvent à l’étranger être une monstrueuse nappe de béton.
La densité du bâti ne fait pas de doute. Et, parmi les grandes métropoles du monde, la capitale nippone n’est pas la plus dotée en espaces verts : en superficie du moins - quoique la situation se soit améliorée par des campagnes de plantations d’arbres -, car Tokyo a aussi un côté bucolique par ses myriades de jardinets ou d’arbustes et de plantes en pot disposés devant les innombrables maisonnettes individuelles des petites rues, des ruelles voire des venelles qui innervent cette mégalopole de la démesure. Personne ne pense à les voler, à les vandaliser ou à les prendre pour urinoir et, sans être l’équivalent de jardins publics ou de parcs (qui existent aussi), ces « jardins de rue » - titre d’une plaquette illustrée de Michel Butor et Olivier Delhourme (éditions Notori) sur cette verdure inattendue des villes japonaises - sont autant de fragments improvisés de nature auxquels s’accrochent les cigales, dont les mâles s’adonnent à leur chorale pour attirer les femelles.
Les cigales n’intéressent plus guère les petits Japonais des villes qui, autrefois, observaient la métamorphose de la larve puis attrapaient les insectes dans des filets et les plaçaient dans des cages. Mais leur chant, qui fait partie de ces « événements de saison apportés par le vent », dit-on, est « indispensable » aux Japonais pour qu’ils se sentent vraiment en été. Un peu comme la floraison des cerisiers symbolise l’arrivée du printemps. L’été est aussi associé aux lucioles : à la campagne, des restaurants à jardin éteignent les lumières pendant quelques minutes afin que les dîneurs puissent les voir évoluer dans la nuit.
Les Japonais manifestent un attachement particulier aux insectes. Un grand peintre des animaux et des végétaux, Jakuchu Ito (1716-1800), excella à rendre leur forme et leurs couleurs. Et l’entomologiste français Jean-Henri Fabre (1823-1915), quelque peu oublié en France, est en revanche connu de la plupart au Japon grâce à la traduction de son ouvrage Souvenirs entomologiques.
L’attachement des Japonais à la nature a aussi sa dimension sonore : ce charivari du vivant, dont la langue japonaise plus que toute autre s’est efforcée de rendre les nuances par une multitude d’onomatopées (Japon ! Au pays des onomatopées, par Pierre Ferragut, Ilyfunet). « Voix » de la nature auxquelles les haïkistes (amateurs de poèmes à l’expression courte, fulgurante, pour épingler le fugitif, les haïkus) ne sont pas insensibles. Basho (1643- 1694), le maître du genre, saisit par exemple l’essence de l’été nippon par ces quelques mots : « Le silence. Vrillant le roc. Le chant des cigales. »
Sur les quelque 2 000 espèces de cigales à travers le monde, une trentaine existent au Japon dont cinq sont les plus communément observées à Tokyo. L’étranger, à moins qu’il soit connaisseur ou qu’il ait l’oreille musicale, ne distinguera guère de différence dans le chant des différentes espèces. Sans aller jusqu’à penser, à la suite du neurobiologiste Tadanobu Tsunoda, dans les années 1970, que le cerveau japonais perçoit le chant des cigales comme un langage, beaucoup de Japonais le différencient néanmoins si bien qu’ils paraissent surpris que l’on puisse être aussi sourd à ces « évidences » acoustiques.
Niinii-zemi (Platypleura kaempferi), explique-t-on à l’ignare, est la première des espèces de cigales à entonner son « hymne à l’amour », mais son chant serait quelque peu monotone ; abura-zemi (Graptopsaltria nigrofuscata), la cigale la plus commune à Tokyo, fait, elle, « jin-jin » - un peu comme un bruit de friture (d’où son nom abura, qui signifie « huile » et semi ou zemi « cigale ») ; higurashi (Tanna japonensis) ne chante que dans l’après-midi et préfère le feuillage dense des cryptomerias, et minmin-zemi (Oncotympana maculaticolis) a un chant particulier dont le tempo progresse : « miin-miin-min-min-miiiiin ». Le chant le plus complexe serait celui de la cigale tsukutsuku-boshi (Meimuna opalifera) qui intervient en fin de saison peu avant l’automne... Une sixième espèce, kuma-zemi (Cryptotympana facialis), la « cigale-ours » en japonais en raison de sa grosseur, rare autrefois à Tokyo, envahit désormais la capitale de son « chan-chan-chan »....
Il faudra s’aiguiser l’ouïe et faire preuve d’une certaine patience avant de distinguer, non sans moue dubitative, dans ce qui semble une stridente cacophonie le chant des différentes espèces...
Il y a certes, dans les villes japonaises, bien d’autres bruits que le chant des cigales, et quand le citadin se coupe de ce brouhaha, sinon de cette agression (annonces, musiques...), c’est pour se réfugier dans son propre paysage sonore avec un pod walk.
Il se prive ainsi du bruit des « averses de cigales », qui rappelle que l’été est là et que des failles du béton sourd encore un peu de nature.
Philippe Pons (Lettre du Japon)