LE MONDE a annoncé en brève : l’Assemblée fédérale tchécoslovaque a adopté le 11 décembre un amendement au code pénal criminalisant « la propagation du communisme ». Le texte exact mérite citation : « Amendement adopté le 11 décembre 1991 par l’Assemblée fédérale, paragraphe 260 : 1) Toute personne soutenant ou impulsant un mouvement visant ouvertement à supprimer les droits et libertés des citoyens, ou prônant la haine nationale, raciale, de classe, ou religieuse, par exemple le fascisme ou le communisme, sera punie d’un à cinq ans de prison ferme. 2) Sera punie de trois à huit ans de prison ferme, toute personne coupable de : a) avoir commis les délits mentionnés au paragraphe 1 par voie de presse, film, radio, télévision ou tout moyen analogue ; b) d’avoir commis un tel délit en tant que membre d’un groupe organisé ; c) d’avoir commis un tel délit en période d’état d’urgence. »
Au pays dont Vaclav Havel est président !
L’œuvre et les combats de cet homme réclament le plus grand respect. Certes, il a qualifié l’amendement de « malheureux et discutable ». Certes, il l’a caractérisé comme « une tentative désespérée et tardive de régler nos comptes avec le passé, ce qui aurait dû être fait plus tôt et autrement » (1). C’est mieux que rien, mais c’est encore peu.
On peut comprendre que les briseurs de rêves du Kremlin aient corrompu les mots au point de les rendre presque imprononçables. On peut comprendre que celui de communisme soit chargé, particulièrement à Prague, d’un lourd passif. On peut même comprendre que le président Havel minimise la gravité de l’affaire, convaincu que cette loi restera inappliquée car inapplicable. Mais les interdictions professionnelles vont déjà bon train en Tchécoslovaquie, et le vote scélérat du 11 décembre n’en constitue pas moins un précédent sinistre et un scandale absolu.
Le Parlement tchécoslovaque prétend interdire la « haine de classe » au même titre que la haine raciale ou religieuse. Mais est-il en son pouvoir d’interdire les licenciements et le chômage, les maladies professionnelles et les accidents du travail, la pauvreté et l’exclusion, l’humiliation et l’oppression ? D’arrêter la résistance à l’exploitation, qui commence au quotidien par le refus des cadences imposées, par la moindre grève et la plus infime protestation ? Nulle loi n’empêchera la haine des thermidoriens et des versaillais, d’hier et d’aujourd’hui, nulle loi n’arrêtera les Pinochet et les Suharto...
Notre Constitution de 1793 constatait déjà que le droit imprescriptible à l’existence, à la dignité, à l’égalité se heurte au pouvoir de la propriété. Sa défense intransigeante oblige, comme le disait Paul Nizan, à « trahir la bourgeoisie pour l’homme ». On n’échappe pas à ce choix.
Vote scélérat
A moins de nier, jusqu’à la faire taire, la lutte des classes. De censurer jusqu’aux mots pour la dire. L’imposition de la paix sociale par l’union nationale sacrée n’est pas un phénomène nouveau. Souvenons-nous de la profonde remarque de Walter Benjamin : l’Allemagne hitlérienne était devenue « le pays dans lequel il était interdit de nommer le prolétariat » (2). Cette négation est le fondement même du totalitarisme. La lutte des classes, au contraire, fend le un en deux. Elle brise l’unité opaque des races, des nations, des religions. Il y a toujours, de part et d’autre, des riches et des pauvres, des opprimés et des oppresseurs.
Cette idée devrait suffire à borner l’escalade des guerres totales, à bloquer les logiques d’extermination et d’anéantissement. D’un point de vue de classe, l’arme nucléaire et toute arme de destruction qui prend un peuple en otage est un non-sens absolu ; car il y a toujours, dans la religion ou la nation de l’autre, un autre soi-même.
Le vote scélérat du 11 décembre scelle l’amalgame pénal entre le nazisme et le communisme. Il jette Mein Kampf et le Capital dans le même sac-poubelle de l’Histoire.
Je suis opposé à toute censure, de Heidegger ou de Céline, de Drieu ou de Brasillach... Si les législateurs du Parlement tchécoslovaque prenaient leur propre loi au sérieux, ils devraient mettre à l’index non seulement les œuvres de Marx, de Rosa Luxemburg, de Lénine, de Trotski, de Guevara, mais aussi celles de Babeuf, de Blanqui, de Heine, et encore celles de Korsch, Lukacs, Bloch, Gramsci, Benjamin... Ils devraient censurer les poèmes de Brecht, de Breton, de Maïakovski, de Fried, confisquer les romans d’Istrati, de Plisnier, de Serge, de Nizan, de Revueltas, d’Amado, de Grossmann, de Peter Weiss... Bref, mettre en quarantaine une part majeure de l’intelligence et de la culture de ce siècle.
Entre communisme et nazisme, la différence ne tient pas à la longueur relative des pétitions imaginaires et au prestige des noms que l’on pourrait y rencontrer. Elle tient à une opposition absolue, irréconciliable, des buts et des valeurs. Jusque dans la « solution finale », les nazis ont accompli leur programme. En revanche, pour en venir à leurs fins, procureurs et bourreaux staliniens ont dû écraser avec acharnement jusqu’au souvenir de l’idéal communiste. Dans les années 30, l’« hitléro-trotskisme » fut un cliché à l’usage de cette imposture. Aujourd’hui, le spectre de l’« hitléro-communisme » est manié au grand jour par une majorité parlementaire... au pays dont Vaclav Havel est président.
Il ne suffit pas d’inverser les signes et de permuter les valeurs.
Une légende retournée reste une légende.
Une censure retournée reste une censure.
Et la démonologie ne sort pas de la vision policière de l’Histoire.
Nous n’étions qu’un petit carré à battre la semelle, en février 1968, sur l’esplanade des Invalides, pour défendre les Polonais Kuron et Modzelewski, alors dissidents communistes. Nous n’étions qu’une poignée en 1969 à occuper le consulat et la délégation commerciale tchécoslovaques, à protester contre l’arrestation de Petr Uhl et de ses camarades tchécoslovaques. Communistes anti-staliniens de la première heure, nous avons été de tous les combats – soutien à Wolf Biermann, à Piotr Grigorenko, à la Charte 77 –, de toutes les manifestations contre l’intervention soviétique à Budapest ou à Prague. A une époque où nombre d’intellectuels « amis de l’URSS », non encore touchés par la révélation Soljenitsyne, se taisaient sous prétexte de « ne pas hurler avec les loups ».
Triste ironie de l’Histoire : ceux-là mêmes qui étaient hier embastillés pour « propagande anticommuniste » par les dictatures bureaucratiques pourraient l’être aujourd’hui, en toute légalité, pour « propagande communiste » par un gouvernement démocratique.
Selon la lettre de la loi, le Brésilient Lula ou l’Anglais Scargill, les grévistes de Cléon ou de Peugeot seraient passibles de un à cinq ans de prison pour incitation à la haine de classe ; Abraham Serfaty ou Nelson Mandela passibles de cinq à huit ans de prison pour « propagation du communisme ». Et je craindrais d’encourir la même peine, car je ferais sans aucun doute mon possible pour défendre mes convictions entant que « membre d’un groupe organisé », « par voie de presse et de radio ».
La victoire posthume de Staline ?
Accepter l’identification entre communisme et stalinisme, ce serait reconnaître à Staline et aux siens une victoire posthume, qui nous confisquerait jusqu’aux mots et perpétuerait le supplice de ses victimes. Accepter que les idées soient des crimes, ce serait se résigner à un nouvel engrenage totalitaire.
Cette loi doit donc être abolie de toute urgence.
Il en va de la mémoire de ceux dont la lutte a tracé « pour l’humanité un chemin à travers les ténèbres ordinaires de la planète » (3). Peut-être ceux-là ont-ils été trahis. Sans doute se sont-ils parfois trompés. Mais, à en juger par l’injustice et la misère qui règnent au royaume de ce monde, ils n’ont pas dû avoir tout à fait tort.
Il en va aussi de l’honneur, politique et moral, de M. Havel.
Daniel Bensaïd