Stéfanie Prezioso – Comment décrirais-tu la situation sociale en Tunisie à la veille des élections ?
Anis Mansouri – Elle s’est beaucoup dégradée. Le nombre de chômeurs·euses ne cesse d’augmenter, et le marché de la « débrouille » se développe constamment. La loi qui est entrée en vigueur le 2 septembre dernier ne va malheureusement guère arranger les choses. Celle-ci interdit en effet aux chômeur-euses d’installer un stand dans les rues sans autorisation préalable. Certes, le marché parallèle soutenu par la mafia politico financière de Belhassan Trabelsi s’est particulièrement développé ces derniers temps. Mais cette loi va inévitablement toucher aussi le peuple qui meurt de faim et qui cherche à s’en sortir. De plus, les indemnités pour les chômeurs·euses décidées par le gouvernement provisoire n’ont été versées que durant quelques semaines et les licenciements se multiplient. Enfin, la production de céréales et de fruits et légumes est en forte baisse alors que les prix ne cessent de monter. Aujourd’hui, certains produits manquent même sur les marchés. Pourtant, pas un mot dans la campagne électorale qui commence sur cette situation difficile.
Est-ce que face à cette situation, les mobilisations sociales se sont amplifiées ces derniers temps ?
L’Union des diplômé·e·s chômeurs·euses (UDC) est au cœur des mobilisations. Elle vient d’organiser à Sousse une rencontre nationale à laquelle ont assisté environ 500 étudiant·e·s et chômeurs-euses diplômés. Emancipation sociale et politique et développement équitable des régions, voilà leurs revendications. Le 15 août dernier, les mobilisations promues par la gauche syndicale, les avocats et l’UDC ont atteint leur apogée. A cette date, en effet, certains représentants de l’ancien régime ont été amnistiés et libérés avec la complicité de l’appareil judiciaire et de l’actuel premier ministre. Cette mobilisation a rassemblé à Tunis une dizaine de milliers de manifestant·e·s. La bureaucratie syndicale aux ordres du gouvernement a essayé d’absorber cette colère en organisant une manifestation isolée dans un coin de Tunis à l’appel également des partis libéraux et des islamistes ; moins d’un millier de personnes y ont participé. Cette mobilisation du 15 août dernier a dû essuyer les tirs de la police touchant à mort un manifestant n’appartenant à aucune organisation politique. Ailleurs en Tunisie, les mobilisations se sont poursuivies devant les sièges de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), à Sfax, Sousse, Monastir… Les mobilisations sociales sont donc toujours d’actualité même si la campagne électorale semble ne pas vouloir en tenir compte.
Venons-en justement à cette campagne, quelle est l’importance à ton avis de cette élection ?
L’opportunité de participer ou non aux élections a fait l’objet d’un débat. En effet, la revendication populaire d’élire une Assemblée constituante, portée par un mouvement de masse qui a fait chuter le deuxième gouvernement provisoire, a été détournée. L’Assemblée constituante a été vidée de son sens puisque ce qui est largement proposé aujourd’hui, par la frange libérale de la bourgeoisie tunisienne ou par Ennahda, ce sont de vagues réformes politiques et institutionnelles. Les fondements de la révolution sociale sont totalement occultés. Néanmoins, la gauche anticapitaliste a décidé de participer à ces élections parce qu’elles font partie du processus révolutionnaire et surtout parce qu’elles donnent l’opportunité de faire un tri par rapport aux projets de société qui seront présentés dans la campagne. Elles permettront aussi de proposer un programme de transition vraiment militant et de démontrer que tout ne se jouera pas à l’intérieur de la Constituante nouvellement élue, mais aussi et peut-être surtout à l’extérieure de celle-ci.
Le 3 septembre dernier, 104 listes ont été déposées, mais un seul parti est donné favori. Qu’en penses-tu ?
En fait, il existe aujourd’hui en Tunisie plus de 117 partis, certains ne sont pas encore reconnus, d’autres regroupent des associations citoyennes, la situation politique est en ébullition.
Néanmoins on peut distinguer trois pôles qui se disputent la place dans ces élections. Tout d’abord, le pôle des libéraux, qui ne représente pas uniquement la frange démocratique mais aussi les anciens du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) relookés [le parti de Ben Ali aujourd’hui dissout et interdit NDR]. Ce pôle est aujourd’hui en tractation avec les différentes instances internationales monétaires et les gouvernements occidentaux ; il reconnaît la dette et entend préserver les accords d’association avec l’UE. Il se dit en outre prêt à s’allier avec Ennahdha quitte à faire quelques concessions aux acquis dits modernistes, essentiellement à ceux qui touchent aux droits des femmes. Ce premier pôle est sans doute l’un des favoris de ces élections.
Le second pôle est constitué par les islamistes eux-mêmes qui prônent un double discours sensément ouvert et démocratique (parmi les listes qu’ils présentent, quatre sont menées par des femmes) mais qui vise de fait à restaurer les valeurs d’un islam politique obscurantiste et passéiste dans la vie politique de la Tunisie.
Le troisième pôle est porté par les différentes composantes de la gauche, essentiellement la gauche anticapitaliste, ce qui reste du Front 14 janvier. Malheureusement, il ne trouve pas la bonne articulation entre démocratie politique et démocratie sociale. De plus, un certain sectarisme et un manque d’ouverture semble caractériser ce troisième pôle. Il est souvent plus facile de collaborer avec des citoyen·e·s et des associations de quartiers qu’avec des militant·e·s.
Quels vont être les objectifs de campagne de ce dernier pôle ?
Il est essentiel pour ce troisième pôle de placer au centre du débat quelques éléments clés qui vont faciliter le tri entre différents projets de sociétés. Ils peuvent être résumés ainsi : 1. La liquidation de l’héritage de l’appareil répressif. 2. Un programme de développement équitable entre les régions. 3. L’égalité entre les citoyen-nes et la suppression des exceptions dites culturelles apposées à la signature de conventions internationales, comme celles relatives aux droits humains et à l’égalité entre les sexes. 4. La gratuité de tous les services, transports, santé et communication. 5. L’annulation de la dette et des accords d’association. 6. La concrétisation de la démocratie directe. Sans un débat autour de ces questions capitales, la campagne risque de se cristalliser autour de quelques réformes institutionnelles sans véritable contenu social et politique. Aujourd’hui, le vent ne nous est pas favorable. Pensons notamment au fait que la Ligue de la gauche ouvrière est à ce jour toujours interdite. De plus, les dernières mobilisations sociales se sont soldées par des morts, la police tirant sur la foule.
Enfin, les divisions suicidaires au sein de la gauche risquent de faire capoter tout entrée en matière sur des éléments qui constituent le cœur de la révolution tunisienne. Les mobilisations doivent être poursuivies inlassablement, dans la rue, pour amener le débat sur ces questions fondamentales. On ne peut pas considérer que l’Assemblée constituante est le sommet au-delà duquel le processus révolutionnaire ne peut aller. Selon moi, l’Assemblée constituante est un minimum, et le peuple tunisien ne s’est pas révolté pour obtenir le minimum.
Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso