Ceux qui gouvernent le monde sont aujourd’hui devant un dilemme stratégique : rigueur ou relance budgétaire ? Le débat fait rage dans la presse financière depuis le 5 août dernier, et rien ne semble indiquer que les classes dirigeantes des pays capitalistes développés parviendront à coordonner leurs politiques avant qu’une nouvelle récession mondiale survienne.
Le temps où le Fonds monétaire international (FMI) déclarait sur un ton rassurant que la crise est terminée semble aujourd’hui très lointain. Pourtant ce n’était qu’en avril dernier. La crainte d’une nouvelle récession mondiale est aujourd’hui dans les esprits de tous les gouvernants. Éditorialiste au Financial Times, Martin Wolf en témoigne lorsqu’il écrit : « Il existe bel et bien un risque de spirale vicieuse (…) débouchant sur une nouvelle contraction économique » (Le Monde, 6 septembre). Ils ne sont cependant pas tous d’accord sur la tactique à adopter face à cette menace. Alors que les grandes firmes et les investisseurs adaptent leur stratégie sur les marchés en présumant que la récession sera au rendez-vous, le patron de la Banque mondiale, Robert Zoellick, déclarait le 6 septembre qu’il « ne pensait pas que les États-Unis et le monde vont retomber en récession ».
Face au spectre de la récession, les pays capitalistes développés ont, depuis maintenant un mois, montré à la fois l’impuissance de leur politique économique et la concurrence aveugle qu’ils se livrent entre eux. Même si plusieurs gouvernements disposent de réserves financières pour mettre en œuvre une véritable politique de relance économique, « les États [dont les États-Unis et l’Allemagne] qui pourraient dépenser plus s’y refusent, et ceux qui voudraient dépenser plus ne le peuvent pas » (Martin Wolf, Le Monde, 6 septembre). De même pour les banques centrales. Pourquoi ce refus ? Parce qu’ils craignent tous d’être pris d’assaut par les spéculateurs et la finance privée qui les accuseraient de « laxisme » budgétaire. Par conséquent, le monde poursuit sa descente aux enfers parce que les États capitalistes aux reins solides, à l’instar de l’Allemagne d’Angela Merkel, défendent leurs « intérêts nationaux » contre les mauvais élèves de l’austérité comme la Grèce, l’Italie et l’Espagne. Drôle de mentalité que celle de ces « responsables » dont la crédibilité n’a jamais fait de doute : laisser le bateau couler plutôt que d’unir les efforts des passagers de la classe affaires à ceux de la classe économique.
Tout le problème consiste alors à formuler une stratégie apte à faire converger les politiques des États capitalistes. C’est le sens du texte programmatique de la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, publié dans le Financial Times le 16 août dernier. Usant et abusant de la novlangue du capital, Lagarde avertit les classes dirigeantes que la généralisation des plans d’austérité risque d’entraîner l’essoufflement d’une reprise déjà anémique.
Deux pistes à suivre sont esquissées pour sortir de cette impasse. D’abord unir la politique des pays développés dans une même orientation stratégique. Elle écrit en ce sens : « Après l’éclatement de la crise à la fin de 2008, les responsables mondiaux ont uni leurs efforts dans un but commun. Leurs actions nous ont ainsi épargné une répétition de la Grande dépression des années 30, en soutenant la croissance, en s’attaquant à la sclérose des artères financières, en rejetant le protectionnisme et en fournissant des ressources au Fonds monétaire international. Le moment est venu de raviver cet esprit, non seulement pour conjurer tout risque de rechute, mais aussi pour mettre l’économie mondiale sur la voie d’une croissance robuste, soutenue et équilibrée. » L’esprit de 2008 n’est rien d’autre que celui qui porte les finances publiques au chevet du capital malade, qui fait payer la crise capitaliste aux peuples et qui rejoint l’engagement actif de l’État pour assurer l’accumulation des profits au sein du paradigme néolibéral.
Face à ses pairs qui soutiennent que les États n’ont plus la capacité financière pour « renouer avec l’esprit de 2008 », Lagarde détaille une stratégie de classe pour sortir de cette impasse, en distinguant une tactique à court terme de relance énergique et une politique à moyen terme de dépossession des citoyens de leurs droits et acquis sociaux. « Il faut poursuivre simultanément deux objectifs, écrit Lagarde : assainissement à moyen terme et soutien à court terme de la croissance et de l’emploi. Cela peut paraître contradictoire, mais ces deux objectifs se renforcent mutuellement. Les décisions qui sont prises pour rééquilibrer à terme les finances publiques, en mettant en place les conditions d’une amélioration soutenue des comptes de l’État, créent à court terme un espace permettant de soutenir la croissance et l’emploi. »
Stratégie cohérente puisque les contre-réformes néolibérales à moyen terme n’auraient pas d’incidence sur la demande d’aujourd’hui : « en procédant par exemple à la réforme des prestations sociales ou à la refonte de la fiscalité ». Quant au court terme, il s’agit de mesures « visant à rehausser la productivité, la croissance et l’emploi », ou encore à « accélérer la mise en œuvre des projets d’infrastructure déjà prévus ». Si l’on traduit son propos, elle plaide donc pour la casse de l’État social menée conjointement avec une politique visant à accroître l’intensité de l’exploitation au travail, en vue de convaincre les entreprises d’investir dans la production. En somme, la poursuite de la guerre de classe dirigée contre les classes populaires depuis trente années.
Qu’en est-il dans ce débat de ceux qui ont pour horizon, non pas « la confiance des marchés », mais l’émancipation des hommes ? Rien n’est plus faux que de croire que la rigueur et les contre-réformes néolibérales sont des remèdes inévitables pour soigner le malade ; qu’il n’y a pas d’alternative possible. Comme Daniel Bensaïd aimait à le rappeler, le champ des possibles n’est déterminé que par la lutte. Les possédants et les partisans de l’ordre établi ont toujours eu recours à ce piège consistant à dire et à redire à satiété que nous sommes condamnés à subir leur politique, ajoutant que c’est pour notre bien et dans notre intérêt, et, de surcroît, que sans doute nous comprendrons un jour ou l’autre qu’ils avaient raison.
Pour nous, ceux qui selon les mots du Che ressentent les injustices commises dans le monde comme autant de violences faites contre nous-mêmes, la fatalité de l’économisme néolibéral n’est plus qu’un voile idéologique servant à consolider le pouvoir d’une oligarchie capitaliste. Et nous ne sommes pas seuls : les indignés de Puerta del Sol et de Syntagma, de place Tahrir et place de la Casbah, de Tel-Aviv et de Santiago parlent aujourd’hui la même langue – celle de la révolte politique – signe des convergences et des nouveaux possibles qu’ont ouvert toutes ces luttes. Le décalage entre le profil de ces dernières et les débats de la gauche de gouvernement dans les campagnes électorales en cours souligne enfin tout le travail politique qui reste à faire.
Dimitris Fasfalis