Préambule :
La vie politique de Malcolm X et le développement de la révolte noire aux Etats-Unis dans les années 1950-1960 sont au cœur de nombreux débats actuels. Sans analogie historique directe avec la situation très différente de la France contemporaine, il est de fait que la personnalité de Malcolm X, son parcours et son engagement pour la révolution noire sont (re)devenus des thèmes et des référence pour nombre de militant-e-s, et en France en particulier dans la mouvance politique de la critique du post-colonialisme. Il n’est pas inutile par conséquent de préciser un peu le portrait de ce leader révolutionnaire noir. D’autant qu’autour de son parcours peuvent en effet être posées nombre de questions actuelles importantes sur les oppressions. Plus précisément ce parcours est susceptible de contribuer au débat actuel complexe autour de l’articulation entre les différentes oppressions dans une perspective révolutionnaire. Mais pour cela il peut être utile de l’inscrire dans une histoire plus longue de la question noire aux E.-U. Et notamment à partir de l’apport des marxistes-révolutionnaires sur cette histoire.
L’exposé qui suit n’est pas un travail d’historien spécialiste, c’est un exposé militant fondé sur des lectures d’ouvrages élémentaires en langue française ou traduits en langue française.
1/ Les conditions historiques de la question noire aux Etats-Unis
La guerre civile américaine de 1861-1865, et son issue en ce qui concerne la position des noirs dans la société américaine, crée les conditions de la question noire aux Etats-Unis telle qu’elle se pose jusque dans les années 1950-1960. On peut donc dire que la grande révolte noire des années 1960 est en partie la résultante de conditions historiques qui se sont créées un siècle plus tôt avec la guerre civile entre le Nord et le Sud, l’abolition de l’esclavage, puis la création d’une situation coloniale nouvelle, dans laquelle les Afro-Américains en cessant d’être esclaves, ne cessent pas d’être un groupe subissant une forme particulière d’oppression coloniale, qu’on peut caractériser comme un « colonialisme domestique », c’est à dire un colonialisme subi à l’intérieur du pays colonisateur. Lequel s’accompagne évidemment d’un racisme extrêmement brutal.
La victoire du Nord « abolitionniste » sur le sud esclavagiste n’aboutit pas à la construction d’une nation américaine multi-raciale, intégrée et démocratique. Au contraire elle a donné lieu à une alliance nouvelle entre les classes dominantes du Nord et du Sud. Au travers de cette alliance la conquête du Sud par le Nord s’est opérée sur la base d’un compromis social et politique qui visait notamment à conserver la grande propriété blanche. Concrètement le blocage de toute réforme agraire sérieuse dans le sud (càd le blocage de tout partage, même limité, de la terre) et plus largement de toute réforme sociale mettant en cause le pouvoir économique des grands propriétaires blancs, se combine avec la mise en œuvre d’un système de domination politique fondé sur la ségrégation et la discrimination des Afro-Américains. C’est un système d’apartheid social et politique pour les noirs combiné à des formes semi-esclavagistes (ou proto-capitalistes) d’exploitation économique (notamment le métayage).
Historiquement cette alliance entre les classes dominantes blanches du Nord et du Sud a pris la forme d’un compromis politique dans les années 1870-1880 entre le parti Républicain représentant alors les grands intérêts industriels du Nord et le parti Démocrate influent au Sud où il représente les intérêts de l’oligarchie blanche. Ce compromis (Hayes/Tilden) se traduit par la concession faite au « Sud » d’une autonomie relative dans l’administration de ses affaires. Le compromis garantissait à la classe dominante blanche du Sud une certaine autonomie politique et la non-intervention dans sa politique raciale tout en lui reversant une part des bénéfices du nouvel ordre économique en contribuant au développement de ses infrastructures. En retour le Sud se soumettait au leadership politique du Nord et admettait son statut de périphérie dominée.
L’existence d’un système de domination complexe et hiérarchisé à la fois du point de vue politique, du point de vue économique et du point de vue spatial, s’intégrait parfaitement aux intérêts de l’oligarchie industrielle et financière du Nord. C’était un système fonctionnel pour l’administration et la maîtrise d’un très vaste ensemble géographique, économique, politique et social. Un système dans lequel le racisme avait aussi une fonctionnalité propre y compris pour l’oligarchie industrielle et financière du Nord, dans l’administration de ses intérêts de classe face au prolétariat émergent. Dans les années 1870-1880 on assiste au développement de la terreur blanche non seulement dans le Sud, mais dans tous les Etats-Unis, incarnée notamment par le KKK, et à la mise en place dans le Sud essentiellement des législations dites « Jim Crow », c’est à dire de l’ensemble des codes officiels de ségrégation et de discrimination mis en place progressivement par les différents états sudistes.
Ainsi la Guerre Civile américaine aboutit en définitive une douzaine d’années après la défaite du Sud à la construction d’une nation blanche intégrée dans laquelle la terreur raciste, la discrimination politique et sociale des noirs, leur surexploitation et leur ségrégation sont des socles fondamentaux et extrêmement résistants. Réciproquement c’est ce qui fait que la question noire aux Etats-Unis est non seulement une question « raciale » et sociale, mais qu’elle a « une forte tendance à devenir une question nationale » (L.Trotsky, 1933, discussion de Prinkipo avec les représentants de l’opposition de gauche américaine). En effet la condition des Afro-Américains favorise aussi l’émergence d’une conscience nationale noire aux Etats-Unis. Conscience nationale dont Malcolm X est justement le représentant le plus marquant dans les années 1950-1960. C’est à dire qu’elle favorise l’expression d’une aspiration à l’indépendance, qu’elle pousse à une conscience d’indépendance potentiellement révolutionnaire, de la part des noirs d’Amérique. Quand elle est posée sérieusement, dans le contexte qui prévaut encore dans les années 1960, la question de l’émancipation des noirs d’Amérique pose aussi celle de leur auto-détermination en tant que groupe opprimé et dominé.
2/ L’émergence de masse du « nationalisme noir » au XXe siècle
Sur le plan historique et aussi social il est important de constater que le séparatisme, c’est à dire la perspective plus ou moins clairement posée de former une nation séparée, ont été une des expressions politiques radicales du prolétariat urbain noir dès le début du XXe siècle. Le premier mouvement de masse noir de tendance nationaliste est dans les années 1910 à 1930, un mouvement séparatiste prônant le « retour ». Il s’agit de l’UNIA (Association Universelle pour l’amélioration du sort des noirs) de Marcus Garvey (aussi appelée « mouvement Garvey »).
Alors que la paysannerie noire se transforme en prolétariat urbain en émigrant massivement vers le Nord et l’Est industriels, l’UNIA est le mouvement qui cristallise, sous la forme du séparatisme, certaines des aspirations les plus radicales de cette classe émergente de prolétaires urbains noirs en matière de rejet de la société blanche oppressive. Le peuple afro-américain se concentre et s’homogénéise dans les grands ghettos urbains noirs du Nord, de la côte Est et de la Californie. Cela favorise le renforcement de la cohésion sociale des noirs et l’émergence d’une conscience nationale noire. Y compris au travers d’expressions culturelles propres telles que la musique, la danse, le théâtre... Harlem représente de ce point de vue une capitale à la fois politique et culturelle du monde noir américain, et la sympathie pour le radicalisme noir éprouvée par beaucoup de musiciens New Yorkais dans les années 1950-1960 (Théolonius Monk, Charlie Mingus... plus tard Archie Shep) n’est pas anecdotique.
La formidable expansion de l’UNIA dans les années 1920 s’enracine dans ces conditions historiques nouvelles combinant la croissance du prolétariat urbain noir et son émergence culturelle. CLR James [marxiste révolutionnaire dominicain, militant de la IVe Internationale et du mouvement Pan-Africain, auteur notamment d’une thèse sur « Les Jacobins noirs » et Toussaint-Louverture ] déclare dans une discussion de 1939 avec Trotsky sur l’organisation du mouvement noir aux E.-U. :
« Garvey [ le leader de l’UNIA ] a lancé le mot d’ordre de retour à l’Afrique mais les noirs qui l’ont suivi ne croyaient pas dans leur majorité qu’ils allaient réellement retourner à l’Afrique ».
Trotsky rebondit sur ce propos en déclarant :
« Les noirs américains se sont rassemblés sous le drapeau du retour à l’Afrique parce qu’il leur semblait une réalisation possible de leur propre désir d’une maison à eux. Ils ne voulaient pas réellement aller en Afrique ? C’était l’expression d’un désir mystique d’une maison où ils seraient libres de la domination des blancs et dans laquelle ils contrôleraient leur propre destin. C’était aussi un désir d’auto-détermination. »
Dans les années 1950-1960 la montée du mouvement de la Nation de l’Islam sous la direction de Elijah Muhammad auquel Malcolm X a adhéré, exprime la vitalité et la persistance de cet esprit d’auto-détermination du peuple afro-américain et aussi de cet esprit radical de résistance à l’oppression. Le nationalisme noir de la NOI devient à la fin des années 1950 et au début des années 1960, au travers de Malcolm X devenu son porte-parole le plus influent, le véhicule de masse d’un rejet de la société américaine blanche par le prolétariat urbain noir.
3/ « Malcolm X vs MLK » : intégrationnisme ou nationalisme dans les années 1950-1960
Ainsi dès les premières années du XXe siècle, l’émergence et la diffusion d’une conscience nationale noire et le séparatisme noir, expriment le désir élémentaire du peuple afro-américain de sortir de l’oppression et de décider de son destin collectif. Ils s’opposent en cela à l’intégrationnisme, autre tendance historique du mouvement noir, pour qui la lutte contre l’oppression ne remet pas en cause l’adhésion à la nation américaine.
Dans les années 1950-1960 les deux pôles, « intégrationniste » ou « nationaliste/séparatiste », coexistent depuis longtemps au sein de la culture politique noire américaine, exprimant face à l’oppression des aspirations et des réactions différentes. Aspiration à l’égalité dans la Nation formée par les Etats-Unis ou aspiration à l’auto-administration et éventuellement à l’indépendance en dehors de cette nation (séparatisme sous des forme variées et plus ou moins concrètes). On peut dire que Malcolm X et Martin Luther King représentent alors ces deux pôles opposés du mouvement noir pour l’émancipation : le pôle intégrationniste est incarné par MLK, dirigeant du mouvement des droits civiques au sein de la conférence des églises chrétiennes du Sud (SLCC) et le pôle nationaliste noir est incarné par Malcolm X, alors porte parole new-yorkais de la Nation de l’Islam. Les données biographiques concernant Malcolm X, quand on les compare à celles de MLK, éclairent les conditions qui ont favorisé, face à l’intégrationnisme, l’émergence du nationalisme noir comme expression politique autonome des Afro-Américains.
MLK est un représentant de l’aile avancée de la bourgeoisie noire cultivée et intégrationniste. Pasteur et fils de pasteur lui-même, c’est un libéral-chrétien (libéral au sens particulier que donne à ce terme la culture politique américaine). Le projet politique auquel il s’identifie est celui de la pleine réalisation des promesses libérales et démocratiques de l’Amérique. Sur le terrain directement politique son engagement illustre les limites historiques de la bourgeoisie noire, son incapacité à traduire les aspirations radicales des masses noires dans une perspective indépendante du pouvoir blanc. La bourgeoisie noire à laquelle MLK appartient pleinement est numériquement très faible, extérieure à la fois à la bourgeoisie blanche entièrement dominante et aux masses noires. Elle nourrit un rêve d’intégration raciale qui est peut être l’expression de cette positon « entre le marteau et l’enclume ». Malgré le caractère très avancé, très progressiste dans le contexte américain, de certaines de ses positions, MLK est un représentant de cette bourgeoisie noire en ce qu’il subordonne la stratégie du mouvement des droits civiques à une alliance avec les libéraux blancs, et surtout très concrètement avec le Parti Démocrate. Parti sur lequel il entend peser et avec lequel il entend faire alliance pour imposer des réformes au niveau fédéral.
Pour autant on aurait tort de réduire le mouvement des droits civiques, d’essence intégrationniste, et l’intégrationnisme dans son ensemble, à sa direction, historiquement essentiellement bourgeoise et réformiste. Il recelait un potentiel de mobilisation de masse considérable qu’illustrent les grandes marches des années 1955 à 1965, et un potentiel de radicalisation lui aussi considérable : ce que justement Malcolm X avait fort bien compris.
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De son côté Malcolm X est un représentant de ce radicalisme noir d’essence nationaliste-séparatiste qui s’est progressivement ancré au XXe siècle parmi les prolétaires urbains noirs. Un nationalisme noir qui est en pleine évolution au cours des années 1960. Malcolm est né à Omaha, au Nebraska, en 192. Il est le fils d’Earl Little, pasteur baptiste, prêcheur militant, membre du mouvement Garvey (l’UNIA). Il a 4 ans lorsque la maison familiale est incendiée par les racistes. Alors qu’il a 6 ans son père est assassiné dans des circonstances qui font penser à une exécution par le KKK. A 13 ans alors que sa mère est internée il est placé en centre de redressement à Mason, Michigan. Il s’inscrit au Lycée et s’accroche : il est bon élève. Il veut devenir avocat. Sa correspondance d’alors témoigne de ses aspirations et de son enthousiasme. Trois ans plus tard, à 16 ans, il vit chez sa demi-soeur Ella dans le Ghetto de Roxbury à Boston et bascule progressivement dans la délinquance. Son entrée en délinquance est significative : elle correspond d’une certaine manière au refus d’accepter la place sociale dominée qui lui est assignée par l’univers raciste de l’Amérique blanche. Elle exprime certainement, comme pour des milliers de jeunes noirs américains à l’époque, la tentative d’échapper, en vivant dans les marges, au destin de déclassement et d’oppression auquel ils sont promis. Il est dealer, cocaïnomane, joueur, proxénète, entôleur, cambrioleur... Il forme un petit gang de voleurs à Harlem. A 21 ans (1946) il est condamné pour vol à dix ans de prison. Il effectuera 6 ans. Il faudrait mesurer ce que ce bref récit de vie recèle de « culture de sécession » dans la famille et le milieu auxquels appartient Malcolm. Culture de refus de la société blanche, culture de « marronage » et de révolte qui se traduit par la volonté de se placer en dehors de la société américaine. En 1948 il adhère à la NOI certainement sur l’influence de ses frères et soeurs (influence « nationaliste » persistante de son milieu familial).
Il abandonne le nom de Little et devient Malcolm X. Il s’instruit et devient un militant de la NOI en prison. Il y a à la fois rupture et continuité dans ce parcours qui le conduit de la délinquance à la NOI. L’entrée à la NOI correspond à son entrée en religion et en politique, elle exprime la politisation d’une révolte certainement déjà fortement présente dans ses années de délinquance. Politisation au sens aussi aussi où la révolte de Malcolm s’inscrit dès lors dans une dimension collective et qu’elle porte désormais sur le destin collectif du peuple afro-américain. Il déclarera aussi que cette adhésion l’a empêché de devenir fou après l’assassinat par le feu des quatre petites filles de Birmingham, Alabama.
De sa prison, en 1950, il écrit à Truman pour dénoncer la guerre de Corée. Il sort de prison en 1952 et devient rapidement l’un des porte-paroles les plus dynamiques de la NOI. En 1954 il est nommé par Elijah Muhammad pasteur de la mosquée de Harlem, la plus importante après celle de Chicago. C’est le début d’une évolution politique très rapide qui va le conduire en une dizaine d’années de la direction de la NOI à la rupture avec elle et à la fondation de sa propre organisation : l’OUAA (Organisation de l’Unité Afro-Américaine). C’est à dire une évolution qui va du séparatisme élémentaire et confus de la NOI, mystique-sectaire et vague dans son contenu réel (fondation d’un état noir aux Etats-Unis ? Retour à l’Afrique ?), à un nationalisme noir tourné vers les masses, concret et révolutionnaire, au contenu international et anti-impérialiste. Cette évolution est entamée dès la fin des années 1950 et au début des années 1960. Alors qu’il est le porte-parole le plus influent de la NOI, il donne une inflexion nouvelle à l’organisation, beaucoup plus militante, contribuant à son ancrage dans la jeunesse noire notamment, et aussi beaucoup plus politique et tiers-mondiste.
Le parcours et les options des deux leaders que sont MLK et M.X concrétisent donc au début des années 1960 des divergences politiques qui s’enracinent dans des milieux sociaux et culturels différents et qui portent à la fois sur le degré de radicalité des luttes à mener (la question de la violence en est une) et sur le degré de rupture avec l’ordre américain par lequel passe l’émancipation des noirs. L’opposition politique entre les deux leaders exprime le conflit de ces tendances historiques du mouvement noir américain pour conquérir les masses afro-américaines dans les années 1960.
4/ Le changement de contexte de la révolte noire au milieu des années 1960
Or dans les années 1963-1964 le contexte de la révolte noire change radicalement au plan national et international.
Aux E.-U. on assiste à une radicalisation, bien perçue par M.X, au sein même du mouvement des droits civiques et notamment dans sa branche « jeune » : le SNCC (Comité de coordination des étudiants), mais plus largement au sein du C.O.R.E (Congress Of Racial Equality ) lui même. Cette radicalisation est le produit de l’épuisement et du blocage de la stratégie du mouvement des droits civiques après l’adoption des deux principales lois issues de la mobilisation : le « civil rights act » et « le voting right act ». Le blocage et la violence raciste persistent dans les états du Sud malgré l’adoption de ces grandes lois d’égalité civique. La campagne pour l’application du « voting right act » est très dure, en particulier en Alabama et au Mississipi, et cause de nombreuses victimes parmi les militants et les militantes : en Juin 1964 trois étudiants sont lynchés au Mississipi... Puis en février-mars 1965 on assiste à la répression très violente et la terreur blanche contre les marches organisées en Alabama par MLK (marches de Selma et Montgomery) : assassinat par la police de J.L. Jackson à Marion, assassinat du Révérend James Reeb (battu à mort par des racistes), assassinat de la militante Viola Gregg Liuzzo par le KKK.
En 1964/1965 le contexte change aussi parce que les masses noires urbaines font irruption sur la scène avec le déclenchement d’un long cycle d’émeutes urbaines contre le racisme, les violences policières et la pauvreté (notamment sur la question du logement et des loyers) dans les grands ghettos. En 1964 des émeutes éclatent à Harlem, puis en août 1965 il y 6 jours d’émeute dans le ghetto de Watts (LA). Ces émeutes inaugurent une série qui dure plusieurs années jusqu’à la fin des années 1960 (1968-1970) et qui touche toutes les grandes villes du Nord, de l’Est, de Californie et même le Sud Est (en Georgie le mouvement d’auto-défense insurrectionnel de Robert Williams). Ce cycle de révoltes violentes correspond à un contexte nouveau où la question sociale combinée à la question « raciale » devient centrale. Un contexte où se combinent donc étroitement révolte noire et révolte sociale, conflit national et conflit de classe. Ce cycle d’émeutes exprime l’extension et la radicalisation de la révolte noire aux Etats-Unis. Révolte au cœur de laquelle va émerger à une échelle de masse le thème du Pouvoir Noir et de la Révolution noire.
Enfin le contexte change parce qu’au plan international l’affrontement avec l’impérialisme américain, déjà engagé à Cuba et en Afrique, prend une tournure nouvelle avec la radicalisation du conflit viêt-namien et l’engagement militaire de plus en plus massif des Etats-Unis et l’opposition de plus en plus franche du mouvement noir à cette guerre, y compris MLK lui-même, càd l’aile réformiste du mouvement (ce qui est tout à fait important).
5/ Malcolm X : vers une révolution noire mondiale ?
Le parcours de Malcolm X au cours des années 1960 s’inscrit donc dans le contexte de la radicalisation de la révolte noire et de l’extension internationale de la révolution anti-impérialiste. C’est ce contexte qui influence profondément son évolution politique et sa compréhension du problème noir aux Etats-Unis et dans le monde. Cette évolution relève à la fois de son analyse du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis et de l’intense activité internationale qu’il a déployée dans les années précédant sa rupture avec la NOI et au cours même de cette rupture. Les deux aspects se combinent pour amener chez Malcolm un effort de reformulation des perspectives pour le nationalisme noir : à la fois en alternative au séparatisme vague de la NOI et à l’intégrationnisme dominé politiquement prôné par les dirigeants du Mouvements des Droits Civiques.
La question de la violence est souvent citée comme l’élément principal de divergence avec le mouvement intégrationniste qui a en effet adopté une stratégie de non-violence. Du point de vue de l’intégrationnisme, en particulier dans le Sud, cette stratégie est dictée par les rapports de force. Les noirs n’ont pas la possibilité d’affronter physiquement le pouvoir blanc, ils seraient écrasés [influence de Gandhi sur MLK, stratégie de dissuasion du faible au fort]. Mais au-delà de cette dimension tactique, dont on peut en effet discuter, la non-violence se combine à une stratégie d’alliance avec le Parti Démocrate et le pouvoir fédéral qui est au cœur de la stratégie politique du mouvement. Il s’agit d’obtenir l’appui du pouvoir fédéral et des libéraux blancs face aux racistes du Sud. Le cœur de la critique de Malcolm porte sur cet aspect : il conteste les alliances, non seulement au nom de l’indépendance du mouvement de libération des noirs, mais aussi parce qu’il conteste les fondements mêmes de l’analyse. Pour lui le système de domination blanche aux E.-U. est une structure hiérarchisée et organisée dont le pouvoir fédéral forme le sommet et à laquelle le Parti Démocrate est totalement intégré. Les positions de Malcolm sur la violence, constituent essentiellement une expression de son radicalisme politique, de son nationalisme et de son opposition au réformisme des dirigeants intégrationnistes :
– Les noirs ont droit à l’autodéfense, ils ont droit aussi à la violence pour se libérer, parce qu’ils mènent un lutte de libération nationale et que la vraie violence, la violence historique est du côté du pouvoir blanc en Amérique et, ajoute-il, du côté de l’impérialisme américain dans le monde, au Congo comme au Viet-Nam.
– C’est une affirmation politique de rupture avec le réformisme institutionnel des dirigeants intégrationnistes : le pouvoir blanc en Amérique ne peut être réformé, il doit être renversé par une révolution noire.
Dans la phase qui précède sa rupture avec la NOI et au cours de cette rupture qui va le conduire en 1964 à fonder sa propre organisation, le thème de la révolution noire occupe une place de plus en plus importante dans les discours et déclarations de Malcolm et prend une connotation de plus en plus internationale.
Déjà au début des 60’s le journal de la NOI « Muhammad speaks » était devenu sous l’impulsion de Malcolm X la principale tribune aux E.-U. des dirigeants des mouvements de libération et des nouveaux états indépendants du T-M. En 1960, année de l’explosion et de la généralisation des luttes anti-coloniales en Afrique, à l’occasion de l’assemblée générale de l’ONU à N-Y, Malcolm rencontre Patrice Lumumba et Gamal Abdel Nasser. Il a aussi un entretien avec Fidel Castro à Harlem. Il développe des liens étroits avec N’Krumah le dirigeant du Ghana. En 1962 il encontre Ahmed Ben Bella toujours à N-Y. Dans ce début des années 1960 la revue de la NOI organise des meetings de masse à Harlem sur le thème des luttes de libérations conduites en Afrique et dans le T-M. Le journal tire est devenu un média de masse de la communauté Afro-Américaine, et le vecteur d’une expression anti-impérialiste aux Etats-Unis. En 1963 le journal dénonce l’intervention américaine au Viet-Nam et se positionne en faveur du FLNV.
En novembre 1963 (juste avant la rupture avec la NOI) à la conférence des courants nationalistes noirs organisée à Détroit Malcolm proclame l’inéluctabilité d’une révolution noire aux E.-U. Révolution dont l’objectif serait la possibilité d’établir l’indépendance du peuple Afro-Américain. En mars 1964, alors qu’il s’est rendu indépendant de la NOI il prononce une série de discours sur le thème « Le bulletin de vote ou le fusil » où il affirme, outre l’indépendance nécessaire vis à vis du Parti Démocrate, la dimension nécessairement révolutionnaire du combat des noirs américains pour l’émancipation et l’inscrit dans le cadre du combat international contre l’impérialisme. Le 8 avril il est invité par le SWP (parti marxiste-révolutionnaire, section américaine de la IVe internationale) à parler au « Militant Labor forum » de N-Y, tribune de débat de la revue du SWP (The Militant). Il y affirme la nécessité pour le mouvement d’émancipation afro-américain de « rejoindre la révolution noire mondiale ».
Dans le même mouvement qui le conduit à défendre la perspective d’une révolution noire mondiale, et qui correspond à la phase de sa rupture avec la NOI, Malcolm recherche de plus en plus clairement le dépassement de la coupure entre le nationalisme noir et le mouvement de masse pour les droits civiques, dont les formes concrètes prennent une tournure de plus en plus radicales en 1964. Il affirme la nécessité de l’unité du mouvement noir pour l’émancipation, tout en maintenant ses critiques à l’égard des dirigeants intégrationnistes. Dans le discours du 8 avril 1964 au Militant labor forum il déclare :
« Les nôtres ont tous les mêmes buts, les mêmes objectifs : la liberté, la justice, l’égalité. Tous nous voulons être reconnus et respectés en tant qu’ êtres humains. Nous ne voulons pas être intégrationnistes. Nous ne voulons pas non plus être séparatistes. Nous voulons être des êtres humains. L’intégration n’est qu’une méthode utilisées par certains groupes pour obtenir la liberté, la justice, l’égalité et le respect dû à l’homme. La séparation n’est qu’une méthode pour obtenir la liberté, l’égalité, la justice et la dignité humaine.
Les nôtres ont commis l’erreur de confondre méthodes et objectifs. Tant que nous sommes d’accord sur les objectifs, nous ne devons jamais laisser la discorde s’installer entre nous, sous le seul prétexte que nous sommes en désaccord quant à la méthode, à la tactique ou à la stratégie qui doit nous permettre d’atteindre l’objectif commun.
Nos ne devons jamais oublier que nous ne luttons pas plus pour l’intégration que pour la séparation. Nous luttons pour être reconnus en tant qu’êtres humains. Nous luttons pour avoir le droit de vivre en hommes libres dans cette société. En vérité nous luttons pour des droits plus importants encore que des droits civiques, nous luttons pour les droits de l’homme. »
Ainsi Malcolm X entame au printemps 1964 une reformulation, qui malheureusement restera inachevée, du projet du nationalisme noir en Amérique. Une reformulation qui cherche à sortir de l’alternative entre intégrationnisme et séparatisme. Une reformulation qui débouche sur une opposition nouvelle, non plus entre intégrationnisme et séparatisme, mais entre une perspective révolutionnaire, de subversion radicale de la société américaine et une perspective qui ne remettrait pas en cause radicalement les fondements socio-politiques historiques de l’Amérique.
Significativement au plan de son parcours militant cette évolution correspond à la fois à une intensification de ses relations internationales avec les dirigeants des mouvements anti-impérialistes, notamment arabo-africains, et à un rapprochement avec les socialistes révolutionnaires américains, militants anti-impérialistes aux Etats-Unis.
6/ Malcolm X : météore politique
Malcolm a été assassiné à Harlem le 21 janvier 1965. Il n’aura pas eu le temps de donner toute la mesure de son talent et de ses immenses qualités de dirigeant révolutionnaire. C’est un perte irréparable qui a tété causée au peuple afro-américain, au mouvement révolutionnaire d’Amérique et au mouvement révolutionnaire international. Mais, dans les brèves années où Malcolm X a traversé, comme une météore, le ciel politique de l’Amérique et du monde, il aura néanmoins eu le temps de le marquer de sa trajectoire. Suffisamment pour incarner durablement aux yeux de nombre de militants révolutionnaires dans le monde, une figure essentielle de la révolution noire et de l’anti-impérialisme.
Il faut noter que son assassinat coïncide avec une évolution politique décisive et radicale qui l’a conduit, au travers de la rupture avec la NOI, à la fondation d’une nouvelle organisation : l’OUAA (Organisation de l’Unité Afro-Américaine). Organisation dont il n’a malheureusement pas pu développer l’intervention et l’assise militante. Cette rupture avec la NOI était une rupture sur le fond, notamment avec le séparatisme de plus en plus vague qu’elle prônait, auquel il a opposé le projet d’une révolution noire en Amérique. Elle traduit aussi son refus du sectarisme isolationniste et sa volonté de construire l’unité avec l’aile radicale du mouvement des droits civiques, avec son aile jeune notamment, au travers de la fondation d’une organisation non-confessionnelle qui se voulait une organisation de masse noire et radicale. Le caractère non-confessionnel du mouvement prend sens notamment dans cette démarche unitaire. Enfin sur un plan individuel ce parcours politique final s’accompagne logiquement de la rupture avec la religion de la NOI et de la conversion personnelle de Malcolm à l’Islam sunnite majoritaire. La religion musulmane demeure un élément essentiel de l’identité politique et philosophique de Malcolm, un élément auquel il continue de se référer individuellement dans ses dernières interviews, mais il n’en fait pas un préalable pour l’organisation qu’il construit alors : élément de son engagement personnel, ce n’est pas un élément de son projet politique.
7/ En guise de conclusion : les marxiste-révolutionnaires et la question noire aux Etats-Unis
Cette dernière période de la brève et intense vie politique de Malcolm X est aussi celle de contacts nourris avec les militants marxistes révolutionnaires américains du SWP. Cette « rencontre » entre Malcolm X et les militants de la IVe internationale aux E.-U n’est pas fortuite. De fait les marxistes-révolutionnaires ont abordé très tôt la question noire aux Etats-Unis sous l’angle de la question nationale. Dès 1933, lors d’une rencontre tenue à Prinkipo dans les premières années de son exil, Trotsky discute cette question comme une question essentielle de la révolution aux Etats-Unis et sur un plan international. Il en discute avec Arne Swabeck dirigeant américain de l’opposition de gauche au Stalinisme, et défend face à lui le point de vue qu’il faut traiter cette question comme une question nationale. Tout en se démarquant de la manière réductrice et opportuniste des staliniens de poser cette question (un état noir au Sud), Trotsky développe pour convaincre Swabeck une argumentation affirmant la nécessité de défendre aux côtés des revendications démocratiques d’égalité, le droit également démocratique à l’autodétermination du peuple Afro-Américain. Il considère qu’il est juste de penser que la question de l’autodétermination des noirs d’Amérique fait partie de la question de la révolution permanente aux E-U.
L’essentiel de son argumentation tient en trois points principaux :
– 1° La question de savoir si les Afro-Américains forment une nation ou non n’est pas la bonne question. La bonne question est de savoir de quelle aspiration l’autodétermination est l’expression et si elle est légitime et progressiste. En cela il défend une approche révolutionnaire de la question nationale qui s’inscrit dans la filiation théoriques des débats au sein de l’Internationale dans la période 1890-1917.
– 2° A la question de savoir si la revendication de l’autodétermination est un obstacle à l’unité de classe, Trotsky répond en disant qu’elle se justifie y compris d’un point de vue de classe sérieusement considéré. Car tant que les ouvriers blancs demeurent aussi les oppresseurs racistes des noirs, l’unité de classe n’est pas réalisable. Ce n’est pas aux noirs de faire taire leurs légitimes aspirations, c’est au mouvement ouvrier américain de rompre définitivement avec le racisme. Dans ces conditions la question de l’unité de classe ne pourra se poser sérieusement qu’à la condition d’une évolution révolutionnaire de la classe ouvrière blanche l’amenant à reconnaître les droit des noirs à l’autodétermination. Sur cette base pourra être forgée une nouvelle alliance.
– 3° Enfin il postule que le développement de la conscience nationale noire et de ses expressions radicales est partie prenante du développement des perspectives révolutionnaires aux E-U.
La position de Trotsky est donc profondément nourrie des débats des marxistes révolutionnaires au sujet de la question nationale, d’une part avant la Révolution russe, et d’autre part depuis celle-ci, dans un contexte de montée de la question anticoloniale. Elle reflète et cristallise une longue tradition politique et théorique de débats au sein du mouvement révolutionnaire international avant et après la Révolution soviétique. Débats dont il n’est pas inutile de noter d’ailleurs qu’ils ont notamment et largement porté sur la question juive en Europe orientale et en Russie.
Cette position découle d’une conception du rôle que le développement de la conscience nationale des Afro-Américains est susceptible de jouer dans un processus de révolution aux E.-U. Elle découle d’une vision de la révolution orientée par la théorie de la révolution permanente qui amène à ne pas envisager les processus révolutionnaires de manière unidimensionnelle et à considérer qu’ils se développent sur plusieurs fronts, qu’ils intègrent plusieurs dimensions et objectifs. L’autodétermination des afro-américains est conçue ainsi à la fois comme un objectif révolutionnaire démocratique élémentaire aux E.-U et un objectif susceptible de contribuer à la transcroissance socialiste de la révolution américaine.
Comme on l’a vu cela l’amène aussi à ne pas subordonner sommairement l’émancipation des noirs à la question clé de l’unité de classe et à défendre au contraire l’unité de classe au travers de la reconnaissance de l’oppression historique subie par le peuple afro-américain et de la reconnaissance de son droit à l’auto-détermination.
L’attention de Trotsky pour cette question essentielle ne se dément pas ensuite comme en attestent la série de discussions tenues à Coyoacàn au printemps 1939, avec CLR James notamment, et tout le travail d’organisation qui est alors planifié. Ces discussions visent, sur la base de l’enquête conduite par le marxiste-révolutionnaire noir dominicain aux Etats-Unis, et sur la base des discussions avec d’autres militants américains de la IVe Internationale présents, à établir les bases d’un programme pour l’Internationale sur la question noire aux Etats-Unis. Un programme mais aussi un plan d’action concret. La libération noire aux Etats-Unis y est posée en lien avec les luttes pour l’émancipation des peuples colonisés, comme une question essentielle de la révolution aux E.-U., de la lutte anti-impérialiste et de la révolution mondiale.
Dans ce programme d’action ébauché et discuté avec CLR. James, la question du développement aux E.-U. d’un mouvement politique de masse noir, indépendant et autonome, occupe une place centrale. Un mouvement de masse qui articulerait clairement la lutte pour l’égalité et la perspective d’autodétermination.
Ce sont ces aspects essentiels d’une conception révolutionnaire de la question afro-américaine qui seront repris dans les années 1950-1960 par le SWP américain. Dans un contexte renouvellé par le ferment du nationalisme noir radical, de l’anti-impérialisme et des luttes de masse pour l’égalité civique et économique. Conception qu’on trouve notamment développée dans son « Programme de transition pour le mouvement de libération noire aux Etats-Unis », adopté lors de son congrès de 1969.
Emmanuel Arvois