Depuis le 11 septembre 2001, l’attention s’est focalisée sur l’Afghanistan et son voisin immédiat, le Pakistan ; puis sur l’Irak, ainsi que de façon récurrente sur la Palestine. Ce que justifient pleinement l’urgence -le déclanchement ou la poursuite de guerres meurtrières- et l’ampleur des conséquences pour cette partie du monde de la nouvelle politique étasunienne. Mais par-delà l’actualité proche orientale, d’autres pays et d’autres régions sont directement concernés par l’interventionnisme militaire de Washington. C’est vrai de l’Amérique latine, mais aussi de l’Asie du Sud-Est.
Les Etats-Unis font des Philippines le pivot de leur intervention dans le sud-est asiatique. Ils gardent des liens particulièrement étroits avec les classes dominantes de leur ancienne colonie. L’archipel occupe une situation stratégique, au carrefour entre mer de Chine et Océans Indien ou Pacifique. L’état de guerre latente qui existe dans la grande île méridionale de Mindanao, et dans les petites îles de l’extrême sud (Basilan, Sulu...), où coexistent communautés musulmanes, chrétiennes et tribales, offre un terrain favorable à une action militaire.
De Basilan à Sulu
Les premiers contingents US ont débarqué dans le sud des Philippines voilà un an, en février 2002. Il s’agissait officiellement d’aider l’armée à capturer le groupe Abu Sayyaf, tristement célèbre pour ses enlèvements, mais qui ne comprenait plus, à l’époque qu’une soixantaine d’hommes actifs. Mobiliser la puissance étasunienne pour une opération de police dans la toute petite île de Basilan ? Voilà qui puait le prétexte. Les liens entre Al Quaeda et Abu Sayyaf n’ont d’ailleurs jamais pu être prouvé, l’activité de cette organisation étant aujourd’hui confinée au banditisme local. (1)
L’intervention à Basilan fut techniquement un échec ; elle n’a pas permis de détruire le groupe Abu Sayyaf malgré l’ampleur des moyens mis en œuvre. Mais l’objectif premier, bien que non avoué, de l’opération a néanmoins été atteint : permettre, sous couvert d’« antiterrorisme », aux Etats-Unis de reprendre militairement pieds dans l’archipel. Les Philippines avaient longtemps abrité d’importantes bases aéronavales US, mais il y a une décennie, elles furent pour partie détruites par une irruption volcanique, puis fermées par décision du Sénat philippin. Washington s’était un temps accommodé de cette situation. Mais, aucun autre pays de la région ne pouvant jouer le même rôle, il devenait urgent, à l’heure du redéploiement impérial post-11 septembre, de redonner sa place aux Philippines dans le dispositif militaire des Etats-Unis.
Depuis leur campagne de Basilan, les GI’s n’ont plus quitté le pays. Les « exercices conjoints » se sont succédé du Nord au Sud de l’archipel. La présidente Gloria Arroyo a autorisé l’usage des facilités portuaires et de l’espace aérien pour la guerre d’Irak. Courant 2003, les forces spéciales étasuniennes devraient se trouver à nouveau directement en zone de combat, dans l’île de Sulu cette fois.
Pétrole et Chine
Washington poursuit aux Philippines tout à la fois des objectifs économiques et géostratégiques. Première ambition, clairement mercantile : mieux assurer l’emprise des transnationales US sur les richesses de Mindanao dans les secteurs minier (or, cuivre...), énergétique (géothermie, solaire, pétrole) et agro-industriel : cultures d’exportation (ananas, bananes...) et pêche. La résistance des populations, notamment musulmanes, et l’insécurité généralisée qui règne dans l’île freinent l’action des multinationales. L’ordre militaire étasunien doit assurer la (re)colonisation économique du sud philippin. Un objectif d’autant plus important que la présence de pétrole à Mindanao, Sulu et Palawan (en un mot : « Minsupala ») est confirmée.
D’importantes réserves de pétrole et de gaz existent aussi en mer de Chine du Sud, une zone de conflits diplomatiques et d’escarmouches militaires entre tous les pays de la région autour du statut de micro archipels inhabités (Spartley, Paracels). Ce n’est qu’à partir des Philippines que les Etats-Unis peuvent devenir un acteur direct dans cette partie du monde. Où l’ambition économique se combine étroitement avec l’enjeu géostratégique, puisqu’une forte présence US dans le sud-est asiatique permet de compléter le face-à-face Washington-Pékin en reconstituant le cordon sanitaire établit du temps de la guerre froide : Séoul, Tokyo, Taipeh, Manille...
La Chine au Nord, mais aussi l’Océan Indien à l’Ouest et le Pacifique à l’Est. L’archipel philippin est situé au cœur d’une zone de communications d’importance internationale où passent les lignes de transport maritimes du Moyen-Orient au Japon (le pétrole encore !). Il offre enfin (et singulièrement à Mindanao) un poste d’observation rapproché de l’Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, aux richesses considérables et où la domination US s’avère particulièrement instable.
Dynamiques de guerre
La présence des troupes US aux Philippines s’inscrit dans des logiques de guerres régionales (Indonésie) et internationales (Chine). Mais ses effets les plus immédiats se font sentir dans l’archipel même. Elle met à mal le droit constitutionnel (qui interdit toute participation militaire étrangère aux combats). Elle érode le pouvoir civil et accroît à celui des forces armées dans un pays qui n’a pas oublié l’époque de la loi martiale. Au nom de l’antiterrorisme, les libertés civiques sont remises en cause, les mouvements sociaux sont menacés et les organisations révolutionnaires ou de libération nationale sont criminalisées. L’espace démocratique conquit par les luttes populaires lors de la chute de la dictature Marcos, en 1986, se réduit. La mondialisation militaire apparaît bien comme le versant armé de la mondialisation libérale tant la pression augmente pour l’ouverture des frontières au capital occidental.
A Mindanao, tous les efforts déployés pour créer les conditions d’une paix durable risquent d’être ruinés par l’intervention américaine. Comment en effet la justifier sans s’attaquer à des organisations plus conséquentes qu’Abu Sayyaf, c’est-à-dire sans se tourner contre le Front Moro islamique de libération (MILF), et s’attaquer par là aux communautés musulmanes ? Comment d’ailleurs dégager le terrain pour les transnationales, leurs plantations et leurs exploitations minières, sans imposer par la force le déplacement de populations attachées à leurs terres et à leurs droits ?
La question de la terre a toujours été au cœur des tensions intercommunautaires. Les tributs lumad et moros (musulmanes) ont été les premiers frappés par la spoliation. Les communautés paysannes issues de la colonisation chrétienne en sont aujourd’hui aussi victimes.Pour éviter qu’un front commun ne s’établisse entre les « trois peuples » de Mindanao, face aux transnationales et au gouvernement, quoi de plus simple que d’attiser les conflits intercommunautaires ? Quitte à plonger à nouveau l’île dans une guerre sanglante. L’armée philippine a rompu le cessez-le-feu avec le MILF, engageant des opérations militaires d’ampleur. Signe particulièrement inquiétant, deux attentats meurtriers, provocateurs et non revendiqués, ont récemment endeuillé Davao.
Dans ce contexte, le mouvement antiguerre prend une envergure nouvelle aux Philippines. A Mindanao, en décembre dernier, le Mouvement de la paix des peuples de Mindanao (MPPM) a organisé un second « sommet » réunissant des représentant(e)s des lumad, chrétiens et moros. Il a lancé un appel pour la tenue, sous contrôle international, d’un référendum d’autodétermination des Musulmans, élément d’une paix durable. Une telle décision n’allait pas de soi, du point de vue des communautés chrétiennes et tribales. Mais le sentiment d’urgence s’impose face à la dégradation de la situation.
Que ce soit pour le retrait des troupes US ou pour une solution aux conflits qui déchirent Mindanao, les militant(e)s philippins attendent un soutien actif du mouvement antiguerre international. Au-delà de l’Irak et de l’Afghanistan, ne pas oublier les Philippines !
Pierre Rousset
(1) Une mission internationale de paix s’est rendu dans l’île de Basilan en mars 2002, peu après l’arrivée des forces US, à laquelle l’auteur de cet article a participé pour le groupe de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique du Parlement européen. Un rapport a été publié en anglais sur cette mission : « Basilan : the Next Afghanistan ? ». Pour l’obtenir, écrire à notre association (contact__at__europe-solidaire.org) ou le consulter sur notre site : http://www.europe-solidaire.org/article.php3?id_article=2015