La manifestation du 19 mars fut en rupture avec les cortèges traditionnels du mouvement syndical européen, sous l’égide de la Confédération européenne des syndicats (CES). Le mouvement altermondialiste est passé par là, mais aussi la poussée sociale qui traverse plusieurs pays (les Pays-Bas par exemple), doublée d’une forte radicalisation à gauche contre le centre de gravité libéral de l’Europe (France).
C’est la première fois, en effet, que lors de conseils européens importants qui ont été la cible de mobilisations de rue (n’oublions pas que ce sont les Marches européennes de chômeurs qui ont initié ce processus à Amsterdam en 1997, mais sans les syndicats officiels), le cortège syndical et social semble participer d’un front uni social de bon augure. Auparavant, entre la CES et les divers mouvements sociaux, une frontière de service d’ordre et de tonalité laissait apparaître au moins deux manifestations cloisonnées. Parfois, elles n’ont même pas eu lieu le même jour (comme à Bruxelles en décembre 2001).
Un front uni
Cette fois, entre le début de la manifestation, emmenée par des mouvements de jeunes de Belgique (syndicaux, associatifs et politiques), puis le gros cortège syndical labellisé CES, et enfin le foisonnement issu du Forum social européen, il existait une sorte de continuité revendicative : l’Europe oui, mais autrement, pas celle-là, et, ajoutait certains, pas avec cette Constitution en son centre. Le cortège CGT (10 000 à 15 000), le plus important, faisait le trait d’union et apparaissait comme extrêmement déterminé sur son « rejet » motivé et argumenté de la Constitution. Mais si on met bout à bout la demande d’Europe sociale, le rejet unanime de la directive Bolkestein (c’était la banderole officielle de la CES), alors le « non » est la conclusion évidente et cohérente. Et c’est bien cette cohérence qui a imprimé sa marque à la manifestation, marginalisant les « oui » honteux de la CFDT ou des porte-parole de la CES. La CFDT avait d’ailleurs peu mobilisé, comme si ses propres militants rechignaient à se déplacer pour faire plaisir aux tenants du libéralisme. Sa fédération des transports (FGTE) manifestait d’ailleurs à part, avec la Fédération européenne des transports.
Dans la CGT, la vague contestataire est donc profonde, alimentée par les luttes en cours, et elle devient une identité collective qui donne du mordant. Bien entendu, un grand nombre de manifestants arboraient des badges, distribués par le PCF ou le collectif des 200. Mais l’expression allait bien au-delà d’opinions individuelles : elle était collective, portée par les structures (fédérations, unions interprofessionnelles), enracinées dans l’expérience quotidienne. De ce fait, il n’y avait pas qu’un seul slogan passe-partout, mais une variation selon les villes et professions. L’union départementale de Seine-Saint-Denis était l’une des plus visibles (17 cars pleins), avec un ballon où le « non » accrochait le regard, avec une affiche sur le « non syndical » traduite en cinq langues, et avec des slogans travaillés. La Seine-Maritime, l’Isère, le Nord-Pas-de-Calais étaient également visibles, ainsi qu’un grand nombre d’unions locales (UL), avec des banderoles neuves : Saint-Ouen, Aubenas (« C’est l’unanimité chez nous », disaient les Ardéchois), Longwy, Armentières, Douai, Molsheim, Tourcoing. « Bien sûr qu’on a discuté avant de venir, mais nous voulons marquer notre indépendance syndicale », expliquait une militante de l’Isère, renversant ainsi l’argumentation de la direction. L’UL Halluin résumait : « Non à la directive Bolkestein dont le socle est la Constitution ! » Parmi les fédérations, il y avait la fédération de la culture et le syndicat CGT des artistes-interprètes, plusieurs syndicats d’EDF-GDF (tous ceux d’Île-de-France par exemple), des travailleurs licenciés de Yorkshire (chimie) à Ossel, des métallurgistes de Peugeot-Sochaux (« Les jeunes à la galère, les vieux à la misère, on n’en veut pas de cette Europe-là ! »), de Renault-Cléon (avec un long slogan déclinant revendications et refus de l’Europe capitaliste). Aucun des porte-parole les plus connus de la CGT n’était visible dans la manifestation.
Mais la contestation traversait aussi explicitement les syndicats belges, notamment la fédération des services publics (CGSP). Un de leurs militants expliquait que le syndicalisme belge avait poussé la CES à retirer son appel au « oui » du texte officiel. Des jeunes de la fédération internationale UNI-Europa (services) s’affirmaient « contre une économie de cow-boy ». Les Slovènes expliquaient en slogan que l’Europe, ce n’est pas le capitalisme, mais les travailleurs et les chômeurs. La confédération FNV des Pays-Bas (où une grève générale a eu lieu à l’automne 2004 contre le démantèlement de la protection sociale) défilait avec au moins 2 000 personnes, ainsi que IG-Metal et Verdi (Allemagne), en cortèges très compacts.
Les cortèges organisés par le Forum social européen (FSE) et belge fermaient la manifestation, avec une belle apparition de Solidaires, d’Attac, de la Marche mondiale des femmes, du réseau européen des chômeurs (les Marches), d’Agir ensemble contre la guerre (ACG) et, pour les partis politiques français (dans l’ordre numérique décroissant) : la LCR (avec nos camarades du Parti ouvrier socialiste, section belge de la IVe Internationale), le PCF et les Alternatifs. Les autres partis politiques avaient pour la plupart défilé avec les syndicats de leur pays.
Léonce Aguirre, Dominique Mezzi