Je voudrais commencer avec une référence au Manifeste Communiste de Marx et Engels, qui
contient un remarquable et prophétique diagnostic de la mondialisation capitaliste. Le
capitalisme, insistaient les deux jeunes auteurs, est en train de mener en avant un processus
d’unification économique et culturelle du monde sous sa houlette : " Par son exploitation du
marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous
les pays. Pour le plus grand regret des réactionnaires, elle a retiré à l’industrie sa base
nationale. (...) L’autosuffisance et l’isolement régional et national d’autrefois ont fait place à
une circulation générale, à une interdépendance générale des nations. Et ce pour les
productions matérielles aussi bien que pour les productions intellectuelles".
Il ne s’agit pas seulement d’expansion mais aussi de domination : la bourgeoise "contraint
toutes les nations, si elles ne veulent pas courir à leur perte, à adopter le mode de production
de la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez elles ce qu’on appelle civilisation, c’est à
dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se crée un monde à sa propre image". [3]
Dans la discussion sur l’avenir des Etats-nations il y a deux erreurs qu’il faut éviter : la
première c’est de considérer les Etats-nations comme des institutions en déclin, disparition ou
perte de tout pouvoir politique et/ou économique en conséquence du processus de
globalisation capitaliste. ; et la deuxième c’est de croire que la défense de la nation et de la
souveraineté nationale est la seule ou la principale ligne de défense contre les catastrophes
provoquées par le marché globalisé.
Commençons par le premier : contrairement à ce que l’on dit souvent, les Etats-nation
continuent à jouer un rôle décisif dans le champ politique et économique. Nicos Poulantzas
avait raison d’écrire que dans les pays impérialistes, « l’Etat national...subit des modifications
importantes afin de prendre en charge le procès d’internationalisation du capital. En revanche,
la phase actuelle de l’impérialisme et cette internationalisation n’ôtent rien (on le pense à tort
assez souvent) à la pertinence de rôle de l’Etat national dans ce procès ». [4]
Rappelons que ce sont les Etats des pays capitalistes dominants, à travers leurs représentants,
qui déterminent les politiques néolibérales du G-7, du FMI, de la BM, de l’OMC. Ce sont ces
mêmes Etats, en utilisant leurs instruments militaires et en particulier l’OTAN, imposent leur
ordre à l’échelle mondiale, comme le montrent les guerres d’intervention impériale dans le
Golfe et en Yougoslavie. Enfin, l’Etat-nation nord-américain, unique super-puissance dans le
monde actuel, exerce une hégémonie économique, politique et militaire indiscutable. [5]
Dans le cas des pays du Sud, les Etats-nations n’ont pas cessé de jouer un rôle important :
sauf exception, ils fonctionnent comme des courroies de transmission pour le système de
domination impérial, se soumettent sans hésitation aux impératifs du capital financier et aux
dictats du FMI, font du payement de la dette externe la première priorité du budget et mettent
en pratique, avec zèle, les politiques néolibérales d’ »ajustement structurel ».
Comment résister à la globalisation capitaliste, aux politiques néoliberales productrices d’une
brutale inégalité sociale, de désastres écologiques, de régression sociale, de « horreur
économique » et d’aggravation de la dette et de la dépendance des pays du Tiers-Monde ? Il
est évident que l’Etat-nation a un rôle à jouer dans cette résistance, et la première exigence
des mouvements anti-systémiques - pour utiliser la pertinente terminologie d’Immanuel
Wallerstein - c’est que leurs gouvernements rompent avec les orientations du FMI, décrètent
un moratoire de la dette externe, et réorientent la production pour les nécessités du marché interne. Mais il serait une dangereuse illusion de croire que le salut peut venir d’une résistance
strictement « nationale » Il ne faut surtout pas, soulignait Nicos Poulantzas, tomber dans le
piège de « la ligne de défense de son ‘propre ‘ Etat national contre les ‘institutions
cosmopolites’ ». [6] Une lutte efficace contre l’Empire du capital multinational ne peut pas se
limiter au niveau de l’Etat-nation. Pour diverses raisons :
1) Les victoires obtenues au niveau national sont limitées, précaires et
constamment menacées par la puissance du marché capitaliste mondial et de ses institutions ;
2) Une perspective étroitement nationale ne permet pas la formation
d’alliances et la constitution d’un pôle mondial alternatif. Seule une coalition de forces
internationales est capable d’affronter et faire reculer le capital global et ses instruments : FMI,
OMC, etc.
3) L’Etat nation n’est pas un espace social homogène. Les contradictions de
classe, les conflits sociaux et la fracture entre l’oligarchie et la masse des travailleurs, l’élite
privilégiée et la multitude des pauvres et des exclus traverse chaque nation.
4) Sans nier la légitimité de mouvements nationaux progressistes et
émancipateurs - par exemple chez les kurdes, les palestiniens ou les habitants de Timor-Est -
on ne peut pas nier que le nationalisme prend dans le monde actuel surtout des formes
intolérantes, agressives, hégémonistes. Massacres intercommunautaires, guerres
nationales/religieuses, « purifications ethniques » et même génocides ont caractérisé la
dernière décade du XXe siècle.
5) Les problèmes les plus urgents de notre époque sont internationaux. La
dette du Tiers-Monde, la menace de catastrophe écologique imminente, le contrôle nécessaire
de la spéculation financière et la suppression des paradis fiscaux, sont des questions globales
qui exigent des solutions planétaires.
Pour lutte de manière efficace contre le système, il faut agir
simultanément en trois niveaux : le local, le national et le mondial. Le mouvement zapatiste
est un bon exemple de cette dialectique : profondément enraciné dans les communautés
indigènes du Chiapas et de leur exigence d’autonomie, il lutte en même temps contre
l’hégémonie mondiale du néolibéralisme. Mais c’est le cas aussi du MST (mouvement des
paysans sans terre) du Brésil, qui a sa base sociale dans les mobilisations et occupations de
terre locales, qui présente un projet de développement alternatif pour le Brésil, sans cesser de
participer à toutes les mobilisations internationales contre la globalisation libérale.
Il ne s’agit pas de combattre la « mondialisation » en tant que telle, au nom d’une défense
rétrograde de la « souveraineté nationale », de l’Etat-nation , du marché ou de l’industrie
(capitaliste) nationale, mais plutôt d’opposer à la mondialisation « réellement existante », c’est
à dire, impérialiste, un autre projet mondial, émancipateur, démocratique, égalitaire, libertaire.
Cela ne veut pas dire que le mouvement pour un changement social radical ne doive
commencer au niveau d’une, ou de quelques nations, ou que les mouvements de libération
nationale ne soient pas légitimes. Mais les luttes contemporaines sont, à un degré sans
précédent, interdépendantes et reliées, d’un bout de la planète à l’autre.
En réaction contre les méfaits de la globalisation, on peut observer, ici et là, l’apparition des
premiers germes d’un nouvel internationalisme, indépendant des Etats et des groupes d’intérêt
particularistes. Ce sont les bases de ce qui deviendra un jour l’"Internationale de la
Résistance" contre l’offensive capitaliste néo-libérale.
Ce renouveau de l’internationalisme ne passe pas seulement par les forces syndicales et
politiques les plus radicales du mouvement ouvrier et socialiste, dans toutes ses composantes
(des marxistes aux libertaires). Des nouvelles sensibilités internationalistes apparaissent aussi
dans des mouvements sociaux à vocation planétaire, comme le féminisme et l’écologie, dans
des mouvements anti-racistes, dans la théologie de la libération, dans des associations de défense des droits de l’homme ou en solidarité avec le Tiers Monde, et, plus récemment, dans
le réseau bouillonnant de mouvements de lutte contre la « marchandisation du monde ». Sans
parler des intellectuels connus comme Pierre Bourdieu ou Jacques Derrida que considèrent la
fondation d’une Internationale de la Résistence comme la tâche la plus urgente de l’heure.
Si certaines des ONGs internationales fonctionnent simplement comme des « lobbys »,
s’adaptent au cadre néo-libéral dominant et se limitent à donner des « conseils » au FMI et à la
Banque Mondiale, d’autres, comme le Comité pour l’Abolition de la Dette du Tiers-Monde, de
Bruxelles ; le Forum pour une alternative économique, lancé par initiative de Samir Amin ; la
Conférence des peuples contre le libre échange et l’OMC, de Genève ; ou l’association
internationale ATTAC, (Association pour la taxation des transactions financières et l’aide aux
citoyens), ont une vocation clairement anti-impérialiste.
Les chrétiens radicalisés sont une composante essentielle, aussi bien des mouvements sociaux
du Tiers-Monde - souvent inspirés, notamment en Amérique Latine, par la théologie de la
libération - que des associations européennes de solidarité avec les luttes des pays pauvres.
Inspirés par l’éthique humaniste et oecuménique du christianisme, ils apportent une
contribution importante à l’élaboration d’une nouvelle culture internationaliste.
Le nouveau mouvement paysan, organisé à l’échelle mondiale dans l’association Via
Campesina, occupe lui aussi une place stratégique dans ce processus de résistance
internationale, dans la mesure où il se trouve à la charnière entre les luttes agraires, le combat
écologique, et la bataille contre l’OMC. Ses organisations, comme le Mouvement des
Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) au Brésil, ou la Confédération Paysanne en France, sont
à l’avant-garde de la résistance contre la grande agro-industrie capitaliste, qui menace, avec
ses pesticides et ses OGM, sa politique de « rentabilisation » destructive des forêts, l’équilibre
écologique de la planète.
Un échantillon des représentants les plus actifs de ces différentes tendances, venu aussi bien
du Nord que du Sud de la planète, de la gauche radicale ou des mouvements sociaux, s’est
rassemblé, dans un esprit unitaire et fraternel, au sein de la Conférence Intergalactique pour
l’Humanité et contre le Neo-libéralisme, convoquée, dans les montagnes du Chiapas, au
Mexique, en juillet 1996, par l’Armée Zapatiste de Libération Nationale . Ce fut un premier pas,
encore modeste, mais qui allait dans la bonne direction : la reconstruction de la solidarité
internationale.
Les événements de Seattle en l999, qui ont vu un rassemblement impressionnant de forces
syndicales, écologistes et anticapitalistes mettre en échec l’Organisation Mondiale du
Commerce - instrument numéro un de la globalisation néo-libérale - ont révélé le potentiel de
lutte contre la mercantilisation du monde en Amérique du Nord. En Europe aussi les
mouvements de résistance au néo-libéralisme sont loin d’être négligeables, comme l’ont
montré les récentes (année 2000) mobilisations de Millau - cent mille personnes en solidarité
avec José Bové et son combat contre l’OMC - ou de Prague, lors de la réunion du FMI et de la
Banque Mondiale. La Rencontre Internationale de Paris en décembre 2000 et le Forum Social
Mondial, qui a eu lieu en janvier 2001 à Porto Alegre, ont été les derniers moments forts de
cette mobilisation planétaire qui - au delà de la nécessaire protestation - cherche des
alternatives radicales à l’ordre de choses existant.
Trois composantes participent de la construction de cette « Internationale de la Résistance » :
I) la rénovation de la tradition anti-capitaliste et anti-impérialiste de l’internationalisme
prolétarien, débarrassée des scories autoritaires du passé (l’héritage stalinien de la soumission
aveugle à un Etat ou un « camp ») ; II) les aspirations humanistes, libertaires, écologiques,
féministes et démocratiques des nouveaux mouvements sociaux et III) les nouveaux réseaux
de lutte contre la globalisation néo-libérale, qui mobilisent aussi bien des chercheurs critiques
que des jeunes qui veulent en découdre avec les institutions du système commercial et
financier international.
On assiste, aux cours des mobilisations des dernières années, à un rapprochement de ces
forces. Il ne s’agit pas seulement de la juxtaposition d’acteurs sociaux aux traditions et aux
cultures politiques très différentes, mais d’un début d’apprentissage réciproque sur toute une
série de questions. On voit, par exemple, des syndicalistes qui commencent à s’intéresser à
l’écologie et des défenseurs de l’environnement qui commencent à prendre en compte les
luttes des travailleurs ; des marxistes qui apprennent avec les féministes, et vice-versa.
C’est
de la convergence et l’interaction entre ces différentes sensibilités que pourra surgir
l’internationalisme du 21e siècle, à vocation universaliste et émancipatrice.
Notes
[1]K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Livre de Poche, 1973, pp.
10-11.
[2] N.Poulantzas, L’état, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978, p. 118.
[3]Je reprend à mon compte les analyses de Daniel Bensaïd dans son remarquable livre Le
Pari melancolique, Paris, Fayard, 1997.
[4] N. Poulantzas, « Les transformations actuelles de l’Etat, la crise politique et la crise de
l’Etat », in La crise de l’Etat, Paris, PUF, 1976, p. 48.
[5] Nicos Poulantzas avait eu raison, dans les années 70, de rejetter les prévisions, assez
diffusées à l’époque, d’un « déclin » de l’hégémonie mondiale nord-américaine. Cf. Les
classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974, pp. 94-95.
[6] N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, p. 89.