Il y a une forte continuité entre la première crise financière provoquée par la mondialisation capitaliste (97-98) et l’actuelle. Mais nous sommes entrés dans une nouvelle étape d’une crise globale qui combine de nombreuses facettes (crises écologique et climatique, alimentaire, socio-économique…). On peut aussi souligner la continuité entre le mouvement alter/antimondialisation (le Mouvement pour la Justice globale) initié il y a plus d’une décennie et la présente vague d’« indignation ». Mais ici aussi, nous avons atteint un point tournant dans la dynamique des mobilisations.
Je souhaite m’attacher ici plus à ce qui est nouveau qu’aux continuités.
Comme toujours, quand on parle de « l’Europe », il faut rappeler que les pays européens sont très divers – ils constituent une somme d’exceptions à la règle. Et que l’Union européenne n’est pas vue de la même façon de Grèce, d’Allemagne ou de Finlande.
DYNAMIQUES DE LA CRISE DE L’UE
I. L’Europe au cœur de la crise internationale. Ce qui était déjà nouveau en 2008, avec la crise des « subprimes », c’était que le centre de la crise financière internationale se trouvait au Nord – à savoir les Etats-Unis – et non au Sud où en Russie. Aujourd’hui, c’est au tour de l’Union européenne d’être le maillon faible.
En plus des contradictions internes à la « globalisation » capitaliste qui affectent le monde entier, la crise de l’UE a ses propres racines structurelles. Elle sanctionne une faillite historique : celle du projet de constitution d’une puissance impérialiste européenne unifiée. Cette tentative a commencé il y a longtemps comme un processus fermement piloté par des Etats (la Communauté européenne du charbon et de l’acier). Mais il a été ultérieurement centré sur la création d’un marché, puis corseté par le paradigme néolibéral [1]. Il y avait très peu de chances qu’un tel processus réussisse. Il a donné naissance à un marché commun et à l’Euro (ce qui n’était pas acquis d’avance), mais n’a rien achevé de plus. Pas de formation d’une bourgeoisie européenne organique, pas de capacité militaire européenne unifiée, pas d’affirmation d’un réel gouvernement européen et d’une politique économique ou diplomatique commune, pas d’Etat européen pleinement développé. Au contraire, le processus d’intégration de nouveaux pays (Europe de l’Est) et l’extension de la zone euro sont aujourd’hui très en question.
Sous la pression de la crise, cet échec qui apparaît aujourd’hui au grand jour. Ce qui était encore impensable pour les économistes en cour et les politiciens il y a deux ans est maintenant ouvertement envisagé : la possibilité d’un effondrement de la zone euro et d’une désarticulation de l’UE. Cela constitue un point tournant majeur dans l’histoire de l’UE, avec un avenir très imprévisible.
II. L’assaut social. Dès l’origine, les politiques néolibérales visaient à refouler les droits collectifs gagnés durant la période postguerre/pré-néolibéralisme. Ce processus a commencé plus tôt dans certains pays (Royaume uni…), puis a été étendu à d’autres (France…) dans le cadre de la mondialisation capitaliste. Par-delà de notables différences suivant les pays, il a déjà profondément changé le panorama social européen, avec la généralisation du travail précaire et l’érosion des protections sociales en tous domaines (santé, éducation, etc.). Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, la nouvelle génération fait face à des conditions de vie pires que ses parents.
L’assaut social se durcit aujourd’hui. Il y a à cela des raisons objectives. Ayant été incapable de consolider un impérialisme européen unifié, l’UE n’a maintenant que des capacités très réduites pour de faire face à la compétition internationale entre puissances et pour capter des super profits au Sud – chaque bourgeoisie européenne doit d’autant plus se tourner contre sa propre population. Mais la crise financière et le spectre de la dette sont aussi politiquement instrumentalisés, utilisés pour légitimer la destruction néolibérale des droits sociaux et démocratiques. La crise est vue comme une occasion de briser décisivement les résistances collectives.
Ici aussi, nous avons atteint un point tournant majeur. La tendance est maintenant de passer de l’érosion des services publics à leur destruction. Ce qui arrive en Grèce illustre d’une façon dramatique avec quelle violence le tissu social peut aujourd’hui être déchiré dans un pays européen et à quel point l’appauvrissement peut être brutal. Même dans des pays où l’offensive néolibérale a été ralentie par les résistances sociales, les inégalités s’accroissent avec les 1% au sommet (et mieux encore les 0,1% et 0,01%) devenant toujours plus fortunés alors que la pauvreté s’étend. Une succession de réductions quantitatives du niveau de protection sociale a maintenant des effets qualitatifs : en France, par exemple, un nombre croissant de personnes ne peuvent pas se soigner à cause du coût croissant de la santé. Et bien pire est à venir.
III. Une impasse politique. Ce qui est particulièrement frappant avec la crise présente, c’est qu’elle ne laisse place à aucune alternative. Alors que les politiques d’austérité annoncent la récession économique en Europe (ou au moins dans une partie de l’Europe), l’UE continue à mettre en œuvre les mêmes « remèdes ». Alors que les gouvernements ont été obligés de rompre avec les obligations financières contenues dans les traités européens, ils tentent encore de faire de ces mêmes règles des devoirs constitutionnels. De l’OMC à l’UE, l’ordre néolibéral s’est imposé en interdisant – au point que les gouvernements ne peuvent plus gouverner : la plupart des options sont interdites au nom du sacro-saint marché, de la « compétition libre et non faussée », de la liberté du capital. On pourrait penser que l’intérêt collectif des classes dominantes exige un changement radical de cours. Mais apparemment, personne ne peut représenter cet intérêt collectif de la bourgeoisie.
Les contradictions au sein de l’UE sont très aiguës et elle n’est capable que de prendre des mesures à court terme, un palliatif après l’autre. La social-démocratie n’offre aucune alternative substantielle. Certes, en France le Parti socialiste est en position gagnante pour les élections présidentielles et législatives de 2012, mais son candidat (François Hollande) reste fermement dans le cadre du paradigme néolibéral, ainsi que son parti. Et en Espagne (Zapatero, PSOE) et Grèce (Papandréou, PASOK), ce sont contre des gouvernements sociaux-démocrates que se tourne la colère populaire.
Non seulement la gauche radicale est trop faible pour être perçue comme une alternative, mais elle n’arrive pas à se renforcer et à consolider ses forces au-delà de ce qui avait été atteint la période précédente. Les résultats électoraux peuvent être contradictoires : un échec sévère au Portugal pour le Bloc de gauche, un succès d’ampleur imprévue au Danemark pour l’Alliance rouge-verte. Mais pour l’heure, les avancées sont suivies de reculs plutôt que le contraire. Dernier exemple en date : la crise de fondation que traverse en France le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Les difficultés de la gauche radicale sont d’autant plus inquiétantes qu’elles laissent le champ libre à de (fausses) alternatives portées par l’extrême droite xénophobe.
IV. Une crise de décomposition. Une crise prolongée sans alternative politique crédible et sans issue peut déboucher sur une tendance à la décomposition dans l’Union européenne. Il y a déjà une crise profonde des institutions de l’UE qui a été construite de haut en bas de façon carrément non démocratique. On peut dire que la démocratie bourgeoise a abdiqué quand les parlements nationaux ont voté que les règles adoptées par l’OMC, un organisme non élu, seraient obligatoirement transcrites en lois (idem pour les réglementations européennes). Les populations perçoivent que les institutions démocratiques d’hier – quels qu’aient été leurs défauts, mensonges et limites – sont décisivement marginalisées. Les changements de pouvoir sans changement de politique – la succession de gouvernements de droite et de gauche se situant tous au sein du cadre néolibéral –, ont nourri un rejet largement partagé du politique et un taux élevé d’abstention aux élections (réduit quand les gens veulent utiliser leur bulletin de vote pour se venger).
La montée de l’extrême droite xénophobe n’est pas linéaire, comme les récentes élections danoises l’ont montré. Chaque fois qu’il y a de grandes mobilisations sociales, le racisme recule. Mais les dangers inhérents à la situation présente ne doivent pas être sous-estimés. Si la situation varie considérablement d’un pays à l’autre, dans certains déjà des forces d’extrême droite radicalement antidémocratiques peuvent emporter des élections et former le gouvernement (Hongrie).
V. La centralité nouvelle de la politique de « diviser pour régner ». Les classes dominantes ont toujours utilisé la politique du « diviser pour régner », mais en Europe dans la période post-Seconde Guerre, compte tenu des rapports de force sociaux, elles ont aussi intégré un large éventail de solidarités collectives à leur système de gouvernance (sécurité sociale, systèmes de retraites, santé et éducation publiques, articles protecteurs du Code du travail…). Dans les années 1990, la généralisation des mesures néolibérales annonçait la fin de cette période. La politique du « diviser pour régner » devenait déjà plus centrale.
Cette politique a beaucoup de visages : criminalisation des pauvres (les « classes dangereuses ») décris comme paresseux et profiteurs (vivant sur des indemnités sociales imméritées) ; déconsidération comme « privilégiés » des travailleurs à l’emploi stable et des fonctionnaires opposés aux précaires ; courant sous-jacent qui insinue que la place des femmes pourrait bien être à la maison ; transformation en boucs émissaires de communautés définies de manière « essentialistes » – souvent musulmans, mais aussi les Roms (qui sont chrétiens) ; mise en scène politique de la chasse aux immigrés sans papiers (véritable chasse aux sorcières)…
La politique de la stigmatisation opère aussi à l’échelle de l’Union européenne. Voir par exemple comment l’acronyme « PIGS » (cochons en anglais) est tourné contres les méridionaux (supposés plus paresseux que les Nordiques) – « PIGS » nommant le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne (Spain en anglais) – comme si la crise financière n’avait pas frappé d’autres pays (Irlande, Islande…).
Avec l’approfondissement de la crise globale de l’UE, les dynamiques induites par la politique du « diviser pour régner » peuvent devenir extrêmement dangereuses et destructives.
VI. Impact mondial. Jusqu’à présent, l’actuelle crise a frappé très durement le « Nord » et un large éventail de pays du « Sud », mais d’autres ont échappé à ses effets dévastateurs. C’est particulièrement le cas de plusieurs « puissances émergentes » comme la Chine, l’Inde ou le Brésil.
Nous entrons peut-être dans une nouvelle étape de cette crise, le ralentissement économique aux Etats-Unis et en Europe réduisant significativement le marché d’exportation des « puissances émergentes ». Un « effet domino » pourrait alors se déclencher, affectant des économies du Sud, en Afrique notamment, dépendantes des exportations vers la Chine. Si tel est le cas, la crise financière et économique prendrait un caractère universel, ce qui pourrait avoir des implications radicales.
LA DYNAMIQUE DES RESISTANCES
VII. Un nouveau cycle de luttes. D’amples mobilisations sociales se sont déroulées dans plusieurs pays européens en 2010-2011 (Grèce, Espagne, France, Grande-Bretagne…). En Grèce, elles sont même les plus importantes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces mobilisations sont très différentes les unes des autres. En France, par exemple, on peut tracer une certaine continuité de la grève massive des services publics de novembre-décembre 1995 aux récentes manifestations massives sur les retraites, à l’automne de l’an dernier, alors qu’en Grèce, elles répondent à une situation radicalement nouvelle. En Espagne, « l’esprit » des Indignés fait revivre quelque chose de l’héritage altermondialiste. Mais dans l’ensemble, il ne s’agit pas de « more of the same » (« plus de la même chose »).
L’UE entre dans une phase nouvelle de la crise sociale – et ceci se produit alors que les précédentes vagues de grèves et manifestations, ou d’explosions d’émeutes, n’ont gagné que très peu, même quand elles ont été amples et durables. Voilà qui annonce un durcissement de la lutte des classes. La Grèce sert ici d’avertissement. Le mouvement alter/antimondialisation s’est cristallisé autour de sommets internationaux (OMC, FMI, G7-G8…), alors qu’aujourd’hui, les mobilisations ont pour cibles directes les gouvernements nationaux (ainsi que la gouvernance de l’UE à l’arrière-plan) et les sommets n’attirent plus autant de manifestants. Cette évolution n’est pas limitée à l’Europe. Même si la question palestinienne reste à l’arrière-plan des soulèvements dans la région arabe, chaque révolte se tourne contre sa propre dictature, répond à sa propre situation socio-économique (chômage…).
Cela ne veut pas dire que la vague actuelle de luttes soit moins internationaliste que la précédente (voir le dernier point), mais que les cheminements sont différents. Depuis un certain nombre d’années déjà, bien des réseaux initiés au début du siècle avec le Forum social mondial ont perdu de leur efficacité. C’est particulièrement vrai en Europe en ce qui concerne le Forum social européen. Des mobilisations de Copenhague sur le climat à l’appel international des Indignés gréco-espagnols, l’initiative est venue d’en dehors de ces réseaux. Les riches et nombreux liens internationaux tissés durant la décade passée sont toujours vivants, mais de nouveaux cadres collectifs doivent prendre forme. Le Forum populaire Asie-Europe (AEPF) peut y contribuer sur le continent eurasiatique.
VIII. Pas de voie royale. Il y a en Europe (occidentale) un gouffre frappant entre mobilisations et organisations. Depuis le tournant du siècle, bon nombre de pays ont connu de nombreux et importants mouvements de lutte, mais, la plupart du temps, cela ne s’est pas traduit par un renforcement significatif des organisations permanentes (syndicats et mouvements sociaux, partis de gauche et radicaux…). Une critique systémique de l’ordre néolibéral a pris forme, aujourd’hui souvent combiné à une rage anticapitaliste, mais il y a aussi un sentiment de désespoir, la peur de l’avenir et le manque d’alternatives. Il y a bien des raisons à une telle situation. Je voudrais ici en mentionner trois.
En Europe occidentale, c’est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale que le mouvement ouvrier et progressiste est confronté à un tel assaut social global, à une telle crise. De façon générale, sa culture, ses structures, ses formes de négociation avec les gouvernements ou les patrons sont aujourd’hui inadéquates. Cela était déjà manifeste au début des années 1990, par exemple quand un chômage massif et permanent est réapparu pour la première fois en quatre décennies. Comment organiser des chômeurs de longue durée était une question nouvelle (ou trop ancienne). On peut dire la même chose en ce qui concerne la précarisation du travail et de la vie sociale. L’héritage de la période postérieure à la guerre est très difficile à dépasser.
Pour des raisons très compréhensibles, les générations militantes (plus ou moins) jeunes rejettent les formes traditionnelles d’organisations (que ce soit les syndicats ou les partis politiques). Des relations plus démocratiques et moins hiérarchiques entre organisations (en particulier entre partis et mouvements sociaux) se sont développées, ce qui est très positif. Mais la nécessité de s’organiser sur une base permanente est encore très sous-estimée (pour utiliser une litote). On peut dire qu’il y a là un talon d’Achille de l’actuelle vague de radicalisation.
Le fossé politique et générationnel entre l’expérience pré- et post-années 90 est profond. Il y a eu entre les deux très peu de transmission des leçons ou des questions (même restées sans réponses). Dans une large mesure, la réflexion politique repart de zéro – ce qui est un processus très lent.
Avec la mondialisation néolibérale et l’évolution rapide de la crise capitaliste, les mouvements de résistance sociale sont encore et encore confrontés à des questions pour eux nouvelles (voir ci-dessous la question de la dette). Les réponses politiques prendront du temps à se dessiner. Avec l’aggravation de la crise, tout devient possible – ou, pour être plus sobre, rien n’est plus impossible –, mais tout – on peut en être certain – sera difficile, très difficile même.
IX. Construire des solidarités. Beaucoup dépendra de la capacité à défaire la politique mortelle du « diviser pour régner » déjà mentionnée. La « tolérance » et le « dialogue » n’y suffiront pas. La « tolérance » est une notion très ambiguë : on « tolère » ce que l’on n’aime pas ! Comme s’il était naturel de ne pas aimer « l’autre ». Même le « dialogue » met l’accent sur l’altérité. Il est certainement nécessaire de se soutenir les uns les autres, mais, pour faire face à la violence de l’assaut social, à la montée de la xénophobie, du racisme et de l’intolérance religieuse, nous devons aller au-delà de la solidarité mutuelle. Il nous faut engager des luttes communes, sur des buts communs, à partir de revendications communes.
La crise sociale et la crise de la démocratie offrent d’amples fondations à de tels combats communs. Dans leur cadre, il est crucial que la défense des besoins spécifiques et la « visibilité » des plus exploité(e)s et opprimé(e)s soient effectivement assurées. Les solidarités sont « englobantes » : les luttes contre le sexisme, le racisme et le fondamentalisme ne doivent pas être marginalisées par les combats sociaux et politiques (démocratiques), mais incorporées. Ceci est plus facile à dire qu’à faire. L’expérience montre que les forces progressistes en Europe ont du mal à combiner ainsi tous les champs de la solidarité. Voilà qui constitue un autre talon d’Achille.
X. Se réapproprier les droits sociaux et la « démocratie réelle ». L’une caractéristique majeure des mobilisations d’ampleur et des résistances présentes est la façon dont elles incorporent les droits démocratiques et sociaux à une critique de l’ordre dominant : contre les politiques néolibérales, la dictature des marchés et de la finance, et pour « une vraie démocratie, maintenant ! ».
Cette volonté partagée de se réapproprier les droits sociaux et le contrôle démocratique de sa propre vie constitue une base pleine de promesses pour reconstruire des alternatives progressistes collectives.
XI. La centralité de la question de la dette. Dans la situation présente en Europe, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, la dette s’impose comme une question politique centrale. Jusqu’à maintenant, la dette était perçue comme un problème typique du « tiers monde ». Grande surprise, c’est maintenant le cas aussi au « Nord » – et sous des formes très similaires.
Si la dette occupe aujourd’hui une place si centrale, c’est parce qu’elle constitue un aspect clé de la crise financière dans l’Union européenne ET parce qu’elle montre à quel point la gouvernance de l’UE se trouve sous l’ombre des pouvoirs financiers ET parce qu’elle est devenue le principal argument pour justifier des politiques antipopulaires destructives ET parce que la dette au Nord n’est pas plus légitime qu’au Sud : la crise financière est le produit des dynamiques induites par la mondialisation capitaliste et la dette est le produit des politiques néolibérales (avec une réduction sèche des revenus – impôts et taxes – à la suite de tous les cadeaux fiscaux faits aux riches, aux grands actionnaires, etc.).
Les gens ne se sentent pas responsables de la crise financière et enragent à l’idée qu’ils doivent payer pour elle. Il y a un peu plus de confusion en ce qui concerne la dette publique, du fait de la propagande massive menée sous le couvert de l’idéologie dominante, et une peur de l’avenir largement répandue (toutes mes économies risquent-elles de partir en fumée dans une banqueroute générale ?).
Des campagnes politiques et « pédagogiques » sur ce terrain sont donc essentielles. Néanmoins, dans l’ensemble, les forces progressistes en Europe ne maîtrisent pas ce « nouveau » domaine. Il y a des pays où la question est maintenant mieux comprise (la Grèce… évidemment), mais d’autres où rien n’a encore commencé. L’une des clés est la façon d’articuler audit citoyen, moratoire et annulation. Très significativement, c’est un réseau enraciné en Europe (et ailleurs), mais spécialisé sur la dette du tiers monde, qui réinvestit maintenant son expertise forgée au Sud sur la scène européenne – le CADTM pour ne pas le nommer.
Construire une réponse à l’échelle européenne à la crise de la dette fait certainement partie des tâches de l’heure… mais elle est encore loin de prendre forme.
XII. En défense de tous nos droits. La crise financière et de la dette est utilisée pour renier nombre d’engagements – sur l’écologie en générale et le changement climatique en particulier, mais aussi sur la lutte contre la pauvreté, etc. – ou pour réduire des droits essentiels – comme le droit à l’avortement frontalement attaqué dans certains pays (Pologne…) et érodé dans d’autres via les coupes budgétaires et la fermeture de centres de soins…
Depuis les années 1990, la mondialisation néolibérale est devenue l’enjeu commun autour duquel toutes les résistances et la défense des droits des populations pouvaient converger. Bien que ce soit toujours vrai, ce rôle est maintenant plus directement joué par la crise financière et de la dette. Voilà qui devrait ajouter de la force à la dynamique de convergence des mouvements populaires, car ces questions sont vécues plus concrètement que le processus d’ensemble de la mondialisation.
XIII. Une alternative d’ensemble. En matière d’alternatives, nous ne recommençons pas de zéro, loin de là. En fait, je pense que bien des éléments des programmes progressistes élaborés dans le passé restent aujourd’hui valides, ont été plusieurs fois mis à jour, et que le principal problème auquel nous sommes confrontés n’est pas le manque d’idées ou de buts ! En partant des droits humains et démocratiques, des besoins sociaux et des contraintes écologiques, un éventail de revendications et d’objectifs a été déployé et collectivisé grâce aux réseaux internationaux [2]. Dans ce cadre, la constitution d’un pôle financier public répondant à la logique du service public (à l’opposé de celle imposée par les marchés et rentiers) représenterait une réponse efficace à l’actuelle crise financière.
Il y a néanmoins une difficulté à articuler les divers champs de préoccupation. Nous devons, spécialement en Europe, défendre des droits démocratiques et sociaux gagnés dans le passé, sans pour autant regarder en arrière, en mythifiant les modes antérieurs de « gouvernance » et de domination (« keynésien ») comme s’ils représentaient un modèle pour le futur. Par exemple, d’importantes luttes ouvrières sont engagées dans l’industrie automobile. La plupart des syndicats diront : « pour la défense de l’emploi, que vive l’industrie automobile européenne ! ». Bien des mouvements environnementaux répondront : « pour défendre la terre et le climat, à bas l’industrie automobile ! ». Nous devons évidemment répondre aux deux exigences. En théorie, ce n’est pas si difficile (cela implique une reconversion du système de transports préservant emplois et qualifications). Mais en pratique, la nécessité de combiner, d’articuler, les programmes sociaux et écologiques n’a pas été intégrée par une grande partie des mouvements environnementaux et sociaux.
Au-delà du clivage traditionnel entre « radicaux » et « modérés » (sur la réponse à la crise financière…), il y a aussi des questions auxquelles il faut aujourd’hui répondre plus collectivement que par le passé. Devons-nous sortir de l’Union européenne ou la transformer de l’intérieur ? La gauche dans les pays impliqués dès l’origine dans la construction de l’UE, comme la France, tendait à répondre : « le combat de l’intérieur ». Dans les pays qui n’ont rejoint que récemment l’Union, elle tendait à répondre : « d’abord sortons, puis construisons autre chose ». Face à la crise présente, une telle question doit être réexaminée – et elle est fort complexe. Un débat a aussi commencé dans certaines parties de l’Europe sur ce qu’il faut entendre par « démondialisation » et quelle devrait être notre position à ce sujet – à nouveau une question complexe. L’Europe est souvent vue d’Asie comme un exemple de régionalisation économique, ce qui est relativement vrai. Néanmoins, tout ce débat, familier à l’Asie, sur la régionalisation, la mondialisation et la démondialisation devient aussi européen.
XIV. Internationalisme. Comme mentionné auparavant, le fait que les mobilisations ciblent les gouvernements nationaux (et peut-être la gouvernance européenne) ne signifie pas la fin de l’esprit internationaliste de la vague alter/antimondialisation. Le sentiment que nous sommes toutes et tous dans le même bateau (en voie de couler) est largement répandu (sauf quand des courants xénophobes prennent le dessus). Les « reconnaissances réciproques » intercontinentales sont très vivaces, avec le mouvement « Occupons » qui émigre de l’Egypte vers l’Espagne, puis de l’Europe vers les USA – et, au moins symboliquement, des USA au monde avec la journée « d’occupations » du 15 octobre.
Compte tenu de rôle que joue aujourd’hui la Chine dans l’économie mondiale (ainsi que celui de l’Inde, même s’il est moins visible) et compte tenu de son implication directe dans la crise financière de l’Union européenne, il devrait être possible de mieux intégrer l’Asie dans le champ de vision internationaliste des mouvements progressistes en Europe ; alors qu’auparavant elle était la parente pauvre des solidarités (orientées en priorité vers l’Amérique latine, le Moyen-Orient et une partie de l’Afrique). C’est d’autant plus important qu’en Europe, les politiciens vont souffler sur les braises de la xénophobie antichinoise pour tourner la colère sociale contre une puissance étrangère. En même temps, en tant que nouvelles puissances (capitalistes), l’interventionnisme régional des Etats chinois et indiens a des implications graves et souvent destructives pour les populations d’Asie, sur leurs conditions de vie aussi bien que sur les terrains militaires ou politiques. Dans cette situation nouvelle et complexe, l’AEPF offre un cadre où ces questions peuvent être abordées d’un point de vue progressiste.
Depuis 1996 déjà (contre G7 en France, conférence zapatiste au Mexique), une dimension nouvelle des solidarités internationales s’est affirmée : les résistances communes au Sud et au Nord, à l’Est et à l’Ouest, contre des institutions communes (OMC, FMI-BM, G8-G20…) mettant en œuvre les mêmes politiques néolibérales dans le monde entier (c’était une première !). Comme l’illustre la question de la dette, cela encore plus vrai aujourd’hui : avec l’apparition en Europe d’une crise sociale profonde, les mouvements européens ont encore plus que par le passé à apprendre de l’expérience des luttes au Sud. Bien des idées progressistes viennent effectivement du Sud. Après l’émergence d’un nouvel internationalisme dans les années 1990 en réponse à la mondialisation néolibérale, donnant naissance à la génération militante Seattle, on peut dire qu’un nouveau nouvel internationalisme prend maintenant forme, conséquence de l’aggravation qualitative de la crise au Nord [3].
Concrètement, cela signifie que nous devrions être capables de créer ou d’étendre des réseaux actifs à la fois en Europe (ou au Nord) et en Asie (ou au Sud) sur des terrains comme celui de la protection sociale, de la dette ou de l’énergie (contre l’industrie nucléaire en particulier). Pour autant que l’Asie-Europe est concernée, le Forum populaire AEPF est dans une position unique pour aider à de tels pas en avant.
Pierre Rousset