Le capital est une formidable machine de reification. Depuis la Grande Transformation dont parle Karl Polanyi, c’est-à-dire depuis que l’économie capitaliste de marché s’est autonomisée, depuis qu’elle s’est pour ainsi dire « desencastrée » de la société, elle fonctionne uniquement selon ses propres lois, les lois impersonnelles du profit et de l’accumulation. Elle suppose, souligne Polanyi « tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandises », grâce à un dispositif, le marché autorégulateur, qui tend inévitablement à « briser les relations humaines et (...) anéantir l’habitat naturel de l’homme ». Il s’agit d’un système impitoyable, qui jette les individus des couches défavorisées « sous les roues meutrières du progrès, ce char de Jagannâth ». [1]
Max Weber avait déjà rémarquablement saisi la logique « chosifiée » du capital dans son grand ouvrage Economie et Société : « La réification (Versachlichung) de l’économie fondée sur la base de la socialisation du marché suit absolument sa propre légalité objective (sachlichen). L’univers réifié (versachlichte Kosmos) du capitalisme ne laisse aucune place à une orientation charitable... » Weber en déduit que l’économie capitaliste est structurellement incompatible avec des critères éthiques : « Par contraste avec toute autre forme de domination, la domination économique du capital, du fait de son ‘caractère impersonnel ‘, ne saurait être éthiquement réglementée. (...) La compétition, le marché, le marché du travail, le marché monétaires, le marché des denrées, en un mot des considérations objectives’, ni éthiques, ni antiéthiques, mais tout simplement non éthiques... commandent le comportement au point décisif et introduisent des instances impersonnelles entre les êtres humains concernés ». [2] Dans son style neutre et non-engagé, Weber a mis le doigt sur l’essentiel : le capital est intrinsèquement, par son essence, « non éthique ».
À la racine de cette incompatibilité, on trouve le phénomène de la quantification. Inspiré par la Rechenhaftigkeit - l’esprit de calcul rationnel dont parle Weber - le capital est une formidable machine de quantification. Il ne reconnaît que le calcul des pertes et des profits, les chiffres de la production, la mesure des prix, des coûts et des gains. Il soumet l’économie, la société et la vie humaine à la domination de la valeur d’échange de la marchandise, et de son expression la plus abstraite, l’argent. Ces valeurs quantitatives, qui se mesurent en 10, 100, 1.000 ou 1.000.000, ne connaissent ni le juste ni l’injuste, ni le bien, ni le mal : elles dissolvent et détruisent les valeurs qualitatives, et en premier lieu les valeurs éthiques. Entre les deux, il y a de l’ « antipathie », au sens ancien, alchimique, du terme : défaut d’affinité entre deux substances.
Aujourd’hui, ce règne total - en fait, totalitaire - de la valeur marchande, de la valeur quantitative, de l’argent, de la finance capitaliste, a atteint un degré sans précédent dans l’histoire humaine. Mais la logique du système avait déjà été saisie par un critique lucide du capitalisme, dès 1847 : « Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises mais jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. - où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps ou toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur ». [3]
Les premières réactions, non seulement ouvrières, mais aussi paysannes et populaires contre la mercantilisation capitaliste ont eu lieu au nom de certaines valeurs sociales, certains besoins sociaux considérés comme plus légitimes que l’économie politique du capital. Étudiant ces mouvements de foule, émeutes de la faim et révoltes du XVIIIe siècle anglais, l’historien E.P. Thompson parle la confrontation entre l’ « économie morale » de la plèbe et l’économie capitaliste de marché (qui trouve dans Adam Smith son premier grand théoricien). Les émeutes de la faim (où les femmes jouaient le rôle principal) étaient une forme de résistance au marché - au nom de l’ancienne « économie morale » des normes communautaires traditionnelles - qui n’était pas sans avoir sa rationalité et qui, à long terme a probablement sauvé les couches populaires de la famine. [4]
Le socialisme moderne est héritier de cette protestation sociale, de cette « économie morale ». Il veut fonder la production non plus surs les critères du marché et du capital - la « demande solvable », la rentabilité, le profit, l’accumulation - mais sur la satisfaction des besoins sociaux, le « bien commun », la justice sociale. Il s’agit de valeurs qualitatives, irréductibles à la quantification mercantile et monétaire. Refusant le productivisme, Marx insistait sur la priorité de l’être des individus - le plein accomplissement de leurs potentialités humaines - par rapport à l’avoir, la possession de biens. Pour lui le premier besoin social, le plus impératif, et celui qui ouvrait les portes du « Royaume de la Liberté » était le temps libre, la réduction de la journée de travail, l’épanouissement des individus dans le jeu, l’étude, l’activité citoyenne, la création artistique, l’amour.
Parmi ces besoins sociaux il y a un qui prend une importance de plus en plus décisive aujourd’hui - et que Marx n’avait pas suffisamment pris en considération (sauf quelques passages isolés) dans son œuvre : le besoin de sauvegarder l’environnement naturel, le besoin d’un air respirable, d’une eau potable, d’une nourriture libre de poisons chimiques ou radiations nucléaires. Un besoin qui s’identifie, tendanciellement, avec l’impératif même de survie de l’espèce humaine dans cette planète, dont l’équilibre écologique est sérieusement menacé par les conséquences catastrophiques - effet de serre, destruction de la cape d’ozone, danger nucléaire - de l’expansion à l’infini du productivisme capitaliste.
Le socialisme et l’écologie partagent donc des valeurs sociales qualitatives, irréductibles au marché. Ils partagent aussi une révolte contre « La Grande Transformation », contre l’autonomisation réifiée de l’économie par rapport aux sociétés, et un désir de « ré-encastrer » l’économie dans un environnement social et naturel. [5] Mais cette convergence n’est possible qu’à condition que les marxistes soumettent à une analyse critique leur conception traditionnelle des « forces productives » - nous y reviendrons - et que les écologistes rompent avec l’illusion d’une « économie de marché » propre. Cette double opération est l’œuvre d’un courant, l’écosocialisme, qui a réussi la synthèse entre les deux démarches.
Qu’est-ce que donc l’écosocialisme ? Il s’agit d’un courant de pensée et d’action écologique qui intègrent les acquis fondamentaux du marxisme - tout en le débarrassant de ses scories productivistes . Un courant qui a compris que la logique du marché capitaliste et du profit - de même que celle de l’autoritarisme technobureaucratique des défuntes « démocraties populaires » - sont incompatibles avec la sauvegarde de l’environnement. Enfin, un courant qui, tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, sait que les travailleurs et leurs organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système.
L’écosocialisme s’est développé - à partir des recherches de quelques pionniers russes de la fin du 19e et début du 20e siècle (Serge Podolinsky, Vladimir Vernadsky) - surtout au cours des vingt-cinq dernières années, grâce aux travaux de penseurs de la taille de Manuel Sacristan, Raymond Williams, André Gorz (dans ses premiers écrits), ainsi que des précieuses contributions de James O’Connor, Barry Commoner, Juan Martinez Allier, Francisco Fernandez Buey, Jean-Paul Deléage, Elmar Altvater, Frieder Otto Wolf, Joel Kovel, et beaucoup d’autres.
Ce courant est loin d’être politiquement homogène, mais la plupart de ses représentants partage certains thèmes communs. En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès - dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique (dite « socialiste réelle ») - et opposé à l’expansion à l’infini d’un mode de production et de consommation destructeur de l’environnement, il représente dans la mouvance écologique la tendance la plus avancée, la plus sensible aux intérêts des travailleurs et des peuples du Sud, celle qui a compris l’impossibilité d’un « développement soutenable » dans les cadres de l’économie capitaliste de marché.
Quels pourraient être les principaux éléments d’une éthique écosocialiste, qui s’oppose radicalement à la logique destructrice et foncièrement « non éthique » (Weber) de la rentabilité capitaliste et du marché total - ce système de la « vénalité universelle » (Marx) ? J’avance ici quelques hypothèses, quelques points de départ pour la discussion.
Tout d’abord il s’agit, il me semble, d’une éthique sociale : ce n’est pas une éthique des comportements individuels, elle ne vise pas culpabiliser les personnes, promouvoir l’ascétisme, ou l’autolimitation. Certes, il est important que les individus soient éduqués dans le respect de l’environnement et le refus du gaspillage, mais le véritable enjeu est ailleurs : le changement des structures économiques et sociales capitalistes/marchandes, l’établissement d’un nouveau paradigme de production et de distribution, fondé, comme nous l’avons vu plus haut, sur la prise en compte des besoins sociaux - notamment le besoin vital de vivre dans un environnement naturel non dégradé. Un changement qui exige des acteurs sociaux, des mouvements sociaux, des organisations écologiques, des partis politiques, et pas seulement des individus de bonne volonté.
Cette éthique sociale est une éthique humaniste. Vivre en harmonie avec la nature, protéger les espèces menacées sont des valeurs humaines - de même que la destruction, par la médicine, des formes vivantes qui agressent la vie humaine (microbes, virus, parasites). La moustique anophèles, porteur de la fièvre jaune, n’a pas le même « droit à la vie » que les enfants du Tiers Monde menacés de cette maladie : pour sauver ces derniers, il est éthiquement légitime d’éradiquer, dans certaines régions, la première...
La crise écologique, en menaçant l’équilibre naturel de l’environnement, met en danger non seulement la faune et la flore, mais aussi et surtout la santé, les conditions de vie, la survivance même de notre espèce. Nul besoin donc de partir en guerre contre l’humanisme ou « l’anthropocentrisme » pour voir dans la défense de la biodiversité ou des espèces animales en voie de disparition une exigence éthique et politique. Le combat pour sauver l’environnement, qui est nécessairement le combat pour un changement de civilisation, est un impératif humaniste, qui concerne non seulement telle ou telle classe sociale, mais l’ensemble des individus.
Cet impératif concerne les générations à venir, menacées de recevoir en héritage une planète rendu invivable par l’accumulation de plus en plus incontrôlable des dégâts à l’environnement. Mais le discours qui fondait l’éthique écologique fondamentalement sur ce danger futur est aujourd’hui bien dépassé. Il s’agit d’une question bien plus urgente, qui concerne directement les générations présentes : les individus qui vivent au début du XXIe siècle connaissent déjà les conséquences dramatiques de la destruction et empoisonnement capitaliste de la biosphère, et qui risquent de faire face - en ce qui concerne les jeunes en tout cas - dans vingt ou trente années à des véritables catastrophes.
Il s’agit aussi d’une éthique égalitaire : le mode de production et de consommation actuel des pays capitalistes avancés, fondé sur une logique d’accumulation illimitée (du capital, des profits, des marchandises), de gaspillage des ressources, de consommation ostentatoire, et de destruction accélérée de l’environnement, ne peut aucunement être étendu à l’ensemble de la planète, sous peine de crise écologique majeure. Ce système est donc nécessairement fondé sur le maintien et l’aggravation de l’inégalité criante entre le Nord et le Sud. Le projet écosocialiste vise à une redistribution planétaire de la richesse, et un développement en commun des ressources, grâce à un nouveau paradigme productif.
L’exigence ethico-sociale de satisfaction des besoins sociaux n’a de sens que dans un esprit de justice sociale, d’égalité - ce qui ne veut pas dire homogénéisation - et de solidarité. Elle implique, en dernière analyse, l’appropriation collective des moyens de production et la distribution des biens et des services « à chacun selon ses besoins ». Elle n’a rien en commun avec la prétendue « équité » libérale, qui veut justifier les inégalités sociales dans la mesure où elles seraient « liées à des fonctions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances » (Rawls) [6] - l’argument classique des défenseurs de la « libre compétition » économique et sociale.
L’écosocialisme implique également une éthique démocratique : tant que les décisions économiques et les choix productifs restent aux mains d’une oligarchie de capitalistes, banquiers et technocrates - ou, dans le disparu système des économies étatisées, d’une bureaucratie échappant à tout contrôle démocratique - on ne sortira jamais du cycle infernal du productivisme, de l’exploitation des travailleurs et de la destruction de l’environnement. La démocratisation économique - qui implique la socialisation des forces productives - signifie que les grandes décisions sur la production et la distribution ne sont pas prises par « les marchés » ou par un politbureau, mais par la société elle-même, après un débat démocratique et pluraliste, où s’opposent des propositions et des options différentes. Elle est la condition nécessaire de l’introduction d’une autre logique socio-économique, et d’un autre rapport à la nature.
Enfin, l’écosocialisme est une éthique radicale, au sens étymologique du mot : une éthique qui se propose d’aller à la racine du mal. Les demi-mesures, les semi-réformes, les conférences de Rio, les marchés de droit de pollution sont incapables d’apporter une solution. Il faut un changement radical de paradigme, un nouveau modèle de civilisation, bref, une transformation révolutionnaire.
Cette révolution touche aux rapports sociaux de production - la propriété privée, la division du travail - mais aussi aux forces productives. Contre une certaine vulgate marxiste - qui peut s’appuyer sur certains textes du fondateur - qui conçoit le changement uniquement comme suppression - au sens de l’Aufhebung hégélienne - de rapports sociaux capitalistes, « obstacles au libre développement des forces productives », il faut mettre en question la structure même du processus de production.
Pour paraphraser la célèbre formule de Marx sur l’Etat, après la Commune de Paris : les travailleurs, le peuple, ne peuvent pas s’approprier de l’appareil productif et le faire simplement marcher à leur profit : ils doivent le « briser » et le remplacer par un autre. Ce qui veut dire : une transformation profonde de la structure technique de la production et des sources d’énergie - essentiellement fossiles ou nucléaires - qui la façonnent. Une technologie qui respecte l’environnement, et des énergies renouvelables - notamment le solaire - sont au cœur du projet écosocialiste. [7]
L’utopie d’un socialisme écologique, d’un « communisme solaire » [8] ne signifie pas qu’il ne faille se battre dès maintenant pour des objectifs immédiats, qui préfigurent l’avenir et sont inspirés par ces mêmes valeurs :
– privilégier les transports publics contre la prolifération monstrueuse de la voiture individuelle et le transport routier ;
– sortir du piège nucléaire et développer la recherche de sources énergétiques renouvelables ;
– exiger le respect des accords de Kyoto sur l’effet de serre, en refusant la mystification du « marché des droits de polluer » ;
– se battre pour une agriculture biologique, en combattant les multinationales semencières et leurs OGM.
Ce ne sont que quelques exemples, on pourrait allonger la liste facilement. On trouve ces demandes, et d’autres similaires, parmi les revendications du mouvement international contre la globalisation capitaliste et le néo-libéralisme, qui est surgi en 1996 dans la conférence « intergalactique » contre le néo-libéralisme et pour l’humanité, organisée par les zapatistes dans les montagnes du Chiapas, et qui a révélé sa force protestataire dans les manifestations de rue à Seattle (1999), Prague, Québec, Nice (2000) et Gènes (2001). Un mouvement qui n’est pas seulement critique des monstrueuses injustices sociales produites par le système, mais est aussi capable de proposer des alternatives concrètes, comme par exemple dans le Forum Social Mondial de Porto Alegre (janvier 2001).
Ce mouvement, qui refuse la marchandisation du monde, puise l’inspiration morale de sa révolte et de ses propositions dans une éthique de la solidarité , inspirée de valeurs sociales et écologiques proches de celles énumérées ici.
Notes
1. K.Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, p.70.
2. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, JCB Mohr, 1923, pp. 305, 708-709.
3. Karl Marx, Misère de la Philosophie, Paris, Ed. Sociales, 1947, p. 33.
4. E.P.Thompson, « Moral Economy Reviewed », Customs in Common, Londres, Merlin Press, 1991, p. 267-268.
5. Cf. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, pp. 385-386, 396
6. John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p.29-30.
7. Sur la signification politique du choix entre le fossile et le solaire, voir François Isselin, “Spécificités techniques de la production capitaliste”, Inprecor, n° 461- 462, août-septembre 2001, pp. 45-52.
8. Cf. David Schwartzman, « Solar Communism », Science and Society, vol. 60, n° 3, Fall 1996, pp. 307-331.