Tout d’abord il est utile de rappeler que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) était, à travers sa puissante bureaucratie, l’un des instruments du régime de Ben Ali pour contrôler et domestiquer le mouvement ouvrier. Durant tout le règne du dictateur déchu, l’action syndicale n’avait — dans son aspect bureaucratique officiel apparent — pour but que l’approbation des politiques en vigueur.
La bureaucratie syndicale, dont les intérêts étaient confondus avec ceux du système, s’est transformée en structure d’encadrement des travailleurs en faveur du pouvoir. Grâce à la participation et à l’acquiescement de cette bureaucratie, le régime de Ben Ali a réussi à faire passer le programme d’ajustement structurel qui a bradé le secteur public et a mis en vente ses entreprises, aux investisseurs étrangers tout particulièrement. Une marche arrière a été faite grâce à plusieurs lois qui ont été changées ou modifiées au profit des capitalistes, lire au détriment des travailleurs et des catégories populaires les plus larges. Celles-ci n’ont récolté que misère, paupérisation, marginalisation, chômage et détérioration drastique de la qualité de vie. Tout cela s’est greffé sur l’absence de toute démocratie au sein des structures de l’organisation, le monopole de tous les pouvoirs de décision par la bureaucratie et la négation de toute indépendance du mouvement syndical.
Radicalisation
Cependant, malgré l’hégémonie de la ligne bureaucratique sur le cours de l’action syndicale, il est à noter que, durant les quatre dernières années du règne de Ben Ali, la scène syndicale a connu une radicalisation relative avec l’organisation de plusieurs grèves et sit-in, et une prise de conscience croissante parmi les rangs des syndicalistes — en particulier dans les structures principales — de la nécessité d’affronter la ligne bureaucratique.
Dans cette perspective de lutte, un large courant d’opposition syndicale s’est constitué et a livré de nombreuses batailles à l’issue desquelles il a pu rompre, ne serait-ce que partiellement, avec la tendance bureaucratique dominante. Une rupture marquée par une orientation vers la radicalisation des luttes revendicatives, le retour à la grève comme moyen de pression, la lutte pour que l’UGTT redevienne un instrument combatif et indépendant, mais aussi pour contrer et mettre en échec la volonté de la bureaucratie d’amender le chapitre 10 du règlement intérieur, afin de garantir, à la majorité de ses membres, le droit de présenter à nouveau leur candidature à la direction de l’Union.
Telle était la situation de l’UGTT lors du déclenchement des manifestations de Sidi Bouzid et qui se sont développées jusqu’au climat de tension révolutionnaire qui a permis aux masses populaires de renverser le dictateur, le 14 janvier 2011. Les syndicalistes opposants et indépendants ont joué un rôle important dans l’organisation et la direction du mouvement ; ils ont poussé le mouvement syndical à s’engager dans le processus révolutionnaire et ont contribué, avec efficacité et combativité, au renversement de Ben Ali. La bureaucratie syndicale est restée, elle, fidèle à son orientation participative et a fait ce qu’elle pouvait pour sauver le dictateur jusqu’aux dernières heures de son règne.
Coup réussi
Après le 14 janvier, il n’y avait pas d’autre option, pour les restes de la dictature et les gouvernements de Ghannouchi 1 et 2, tout comme le gouvernement de Béji Caïd Essebsi, que de compter sur la bureaucratie syndicale pour élaborer et mettre en application le plan de contournement de la révolution et imposer la voie de transition sur la base de la Constitution de 1959. Coup réussi puisqu’il a conduit à proclamer le président du parlement de Ben Ali et son Premier ministre, respectivement Président provisoire et chef du gouvernement !
L’Union générale tunisienne du travail aurait pu jouer un rôle déterminant pour continuer la révolution et affronter les forces de la contre-révolution et les restes de la dictature si les groupements de la gauche syndicale opportuniste avaient pris conscience de l’importance de rompre avec la bureaucratie syndicale et de ramener la bataille contre le régime dans l’arène syndicale. Mais les syndicalistes membres ou sympathisants des partis de la gauche opportuniste (le Parti du travail patriotique et démocratique, le Mouvement des patriotes démocrates, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie) ont choisi de courtiser la bureaucratie, la flagorner et s’allier avec elle.
Cette situation a permis à la bureaucratie syndicale de maintenir sa position au sein du mouvement ouvrier mais aussi son alliance avec les restes de la dictature : elle a participé au premier gouvernement de Ghannouchi avec trois ministres et a soutenu son deuxième gouvernement ; elle a rejoint la commission de contournement de la révolution Ben Achour, à savoir la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ; comme elle a soutenu le gouvernement de Béji Caïd Essebsi, tournant le dos à toute tentative de mobilisation autour des revendications des travailleurs sous prétexte qu’il faut réussir la transition, une transition qui, comme chacun sait, a conduit à une ascension du parti Ennahdha et des partis libéraux et à leur arrivée au pouvoir.
Bureaucratie contre-révolutionnaire
De manière générale, et presque une année après la chute du dictateur Ben Ali – qui est aussi une année de lutte acharnée du mouvement populaire contre les restes de la dictature – , on peut dire que l’Union générale tunisienne du travail n’était et n’est pas dans les rangs de la révolution, mais plutôt dans le camp de la contre-révolution et des forces du contournement de la révolution à travers sa bureaucratie syndicale et son orientation. Cette bureaucratie s’affaire à trouver une porte de sortie à la plupart de ses symboles par la porte large à l’issue du congrès général de l’Organisation, dont la date a été fixée pour le mois de décembre prochain, ce qui leur permettra d’échapper aux poursuites judiciaires surtout sur deux dossiers, à savoir leur implication gravissime dans le système de Ben Ali et la corruption.
L’opposition syndicale dans l’Union – compte tenu de la situation de celle-ci et de son orientation actuelle et en considération des résultats du 23 octobre (qui nous renseignent sur la nature et la politique du prochain gouvernement) — est invitée à reprendre la lutte contre les forces de la contre-révolution et les restes de la dictature et contre la coalition gouvernementale salafiste libérale et à engager cette lutte sur le terrain revendicatif syndical.
Ces tâches ne seront possibles que lorsque cette opposition prendra conscience, le plus tôt possible, de la nécessité de se constituer en un courant syndicaliste radical et large pour s’opposer aux choix libéraux du gouvernement, et de ramener la bataille sur le champ syndical, en poussant les syndiqués à se battre pour un programme de lutte mobilisateur qui ne se séparera pas ce qui est politique de ce qui est syndical et ne fera aucun compromis concernant la satisfaction des revendications du mouvement ouvrier. Ceci doit être accompagné d’un projet clair au niveau de la vision pour assurer la démocratie dans les structures de l’organisation, à travers la rupture avec la structuration hiérarchique bureaucratique qui met, comme c’est le cas aujourd’hui, le pouvoir de décision entre les mains du bureau central et de son secrétaire général.
La démocratisation de l’Union et l’imposition de son indépendance et de sa combativité ne seront atteints qu’en dépassant le jeu des conflits sur les postes et en changeant les lois de l’Union qui ont produit la bureaucratie et la centralisation. La lutte sur la base de l’indépendance des décisions sectorielles et la transformation de l’UGTT en une union de syndicats sous forme de confédération tout comme la rupture avec la politique de participation et d’alliance avec le gouvernement sont les éléments de base d’un projet que l’opposition syndicale doit aujourd’hui mettre en œuvre. C’est l’option la plus tangible pour ramener l’Union dans les rangs des forces de la révolution et contrer le complot que mijote la bureaucratie en préparant ses partisans à lui succéder à la direction, en leur assurant une majorité absolue lors du congrès prochain de l’Union, dont quelques semaines seulement nous séparent.
Bechir Haamdi
Tunis, le 14 novembre 2011