« La faute des Grecs » ! Cette explication péremptoire, largement diffusée dans les médias, n’aura tenu que quelques jours. A peine, mis au point un rafistolage sur la dette grecque, que l’Italie est mise sous pression et que le gouvernement français prépare une nouvelle salve d’austérité et d’attaques sociales. Ce n’est pas « On paye pour les Grecs » qu’il fallait dire, mais « Tous des Grecs ! ». Car, à des degrés divers, les mêmes régressions sont à l’œuvre partout, nourries par la faillite des politiques économiques passées.
Quelques concessions formelles sont faites sur la trop grande liberté donnée aux marchés financiers, sur la trop grande latitude donnée aux banques, sur les contradictions de la construction européenne. Mais, les politiques appliquées pour surmonter cette crise sont en tous points identiques à celles menées depuis 30 ans, si ce n’est qu’elles se déploient avec plus de précipitation et plus de violence sociale. Tout le monde sait que cette crise est due aux effets structurels des politiques de déréglementation, d’hyper-concurrence, de laxisme face à la finance de marché et d’extension continue des inégalités sociales. Depuis vingt-cinq ans, les crises monétaires, économiques ou financières n’ont cessé de se succéder jusqu’à ce qu’explose la « grande crise » de 2007/2008 dans laquelle nous sommes toujours. Pour en sortir, il n’est pas question de remettre en question les doctrines passées. En dépit de quelques effets d’estrade, les mêmes « principes » s’appliquent : pas de remise en question des politiques fiscales (sur les sociétés et sur les revenus) qui contribuent à l‘anémie des revenus publics et « rationalisation » des dépenses publiques en s’attaquant d’abord à la protection sociale.
« Se serrer les coudes »
Les gouvernements appellent les populations à « comprendre » la situation. La chancelière allemande avoue qu’il faudra « une décennie » pour assainir ses finances et sortir de la crise de la dette, dans un message aux Allemands sur son site internet. Résoudre la crise de la dette « est un chemin qui demande beaucoup d’efforts, sur lequel nous devons avancer pas à pas », a-t-elle déclaré. « Chacun en Europe doit faire des efforts et accomplir ses devoirs », a-t-elle ajouté. Le premier « devoir » des gouvernements ne serait-il pas de balayer devant leur porte, eux qui ont imposé, jusqu’à plus soif et durant un quart de siècle, des politiques favorables à la finance de marché et défavorables aux finances publiques ?
En France, les recettes de l’Etat sont passées de 22% du PIB en 1980 à moins de 18% en 2008, alors que dans un même temps les dépenses (si décriées) évoluaient entre 22% et 24 du PIB. L’impôt sur le revenu est devenu fortement dégressif pour les plus riches (1% de la population). La part de la valeur ajoutée distribuée sous forme de dividendes est passée de 3,1% en 1980 à 12,1% en 2008 ; en Allemagne de 8,4% à 20,7%. Et dans tous les grands pays industriels, la part du revenu capté par les plus riches a bondi au cours des vingt-cinq dernières années. Dit autrement, une part grandissante de la richesse créée n’a été ni dans les salaires, ni dans les recettes publiques ni dans l’investissement matériel puisque ce dernier est resté à peu près constant, en proportion du PIB, jusqu’en 2007.
Qui est responsable de ce transfert de richesse vers la finance spéculative ? Qui a favorisé ce déplacement du curseur par des déréglementations, des abandons sociaux, des niches fiscales, des allègements de charges ? Qui a tout fait pour que prolifère un marché financier qui s’abreuve à la source des inégalités sociales ? Qui a laissé les banques sortir de leur rôle essentiel pour se lancer dans l’ingénierie spéculative ? Et bien ce sont ceux qui aujourd’hui demandent aux 90% des peuples de payer l’addition de ce beau fiasco.
Des années de rigueur
Mais la chancelière allemande n’a pas tort sur le pronostic. Il faudra sans doute une décennie pour en sortir, maintenant que le mal est fait et à la condition que les peuples acceptent sans broncher la douche froide qu’on est en train de leur faire subir. Il n’est pas difficile de comprendre que vouloir à la fois réduire les dépenses pour diminuer la dette et créer de la croissance pour réduire les déficits est aussi compliqué que vider une baignoire en laissant le robinet constamment ouvert. La réduction des dépenses ralentissant la croissance et diminuant d’autant les recettes de l’Etat, le déficit ne peut se résorber. La preuve en est d’ailleurs régulièrement apportée : plus les plans d’austérité s’aggravent, plus le gouvernement est amené à réviser à la baisse le taux de croissance prévisionnelle et donc les rentrées fiscales afférentes.
Rafistolage dérisoire
La crise ! Une crise toute à la fois sociale, politique, économique, financière, institutionnelle… et qui est bien loin de se résumer à la dette grecque. Cette crise qui a commencé en 2007, voilà quatre ans déjà, prend une nouvelle forme en cumulant crise des finances publiques, crise bancaire et pré-récession. Le président de la République estime que le dernier sommet du G20 « a permis d’adopter les éléments d’une réponse globale, d’une réponse ambitieuse, d’une réponse crédible à la crise que traverse la zone euro ». En quoi ?
La croissance moyenne au 2e trimestre dans les sept pays occidentaux les plus industrialisés n’a été que de 0,1%% après une 0,2% au premier trimestre. L’activité industrielle se contracte en Europe en octobre, y compris en Allemagne. La demande des ménages s’érodent. Le taux de chômage dans la zone euro a atteint 10,2% de la population active en septembre, son plus haut niveau historique.
En France, le nombre de demandeurs d’emploi sans activité (catégorie A) a progressé de 0,9 % en septembre, soit 26.000 personnes de plus, à plus de 2.780 millions. Après trois mois de hausse (mai-juin-juillet) et une petite baisse de 2.000 personnes en août, le nombre des demandeurs d’emploi sans aucune activité a ainsi progressé d’environ 58.000 depuis le début de cette année (+ 3 % sur un an).
L’Allemagne comptait en octobre 10.000 demandeurs d’emploi de plus qu’en septembre et le taux de chômage y est remonté à 7%. En Espagne, le chômage est reparti à la hausse au troisième trimestre, à plus de 21%, son plus haut niveau depuis 1996. A la fin septembre, le nombre de sans-emploi en Espagne s’élevait à près de 5 millions. Le taux des sans-emploi est de 46 % pour les 16-24 ans !
La récession est enclenchée au Portugal ainsi qu’en Espagne et bien sûr aussi en Grèce. Le reste est sans doute à venir. Pour faire face à cela, la réponse des gouvernements est un rafistolage dérisoire. Toujours plus d’austérité pour rembourser les dettes, et des dettes qui se gonflent faute de croissance économique. Pour briser ce cercle vicieux, il faudra que la question sociale, celle du chômage, de la pauvreté, de la solidarité prenne le pas sur toutes les autres.
Fiasco de l’Europe libérale
Si ce n’était que l’impéritie de la Grèce, au vu de la taille modeste de cette économie (2% du PIB européen) l’affaire aurait pu se régler très vite et sans grand choc financier. Mais, la dette grecque n’a pas cessé d’augmenter depuis 2009 du fait d’une économie étranglée par des taux d’intérêt croissants et par des plans d’austérité de plus en plus durs. Dans ces conditions, elle ne pouvait pas être remboursée ! Aujourd’hui, il est question d’effacer 50% de celle-ci, mais pourquoi ne l’a-t-on pas totalement effacé il y a deux ans avant qu’il ne soit trop tard ? La raison tient au fait que nous assistons tout bonnement à l’affaissement d’une certaine construction européenne et de son système financier et monétaire, après trente ans de politique libérale et de décisions politiques et idéologiques.
Une Europe que l’on a d’abord construite comme une zone de libre-échange, comme un espace déréglementé de mise en valeur des capitaux et de mise en concurrence des « facteurs de compétitivité ». La monnaie unique est venue couronner le tout pour supprimer les effets de change et exercer du coup une pression permanente sur les différentiels de compétitivité…Ceux qui nous ont fait le coup, il y a quelques mois, du manque de compétitivité de la France par rapport à l’Allemagne, font mine de découvrir que la faible productivité de l’économie grecque est incompatible avec les contraintes budgétaires de la zone euro ! Si cela a été négligé en son temps, c’est parce que le rôle attribué à cette construction particulière de l’Europe était d’ouvrir le plus grand espace possible de circulation des capitaux et de mise en concurrence. Le reste « viendrait après ». Cette Europe-là, voulue, décidée, orchestrée depuis 25 ans (contre toutes les objections) craque maintenant sous ses contradictions.
Un espace économique dont le seul instrument est la concurrence
Aujourd’hui, les architectes de cette Europe libérale exigent, en chœur, plus de cohésion budgétaire entre les Etats membres. Les dogmes du départ se fissurent de partout mais ne sont pas fondamentalement remis en question. Toujours pas de convergence fiscale sur les bénéfices des entreprises, toujours pas de grand projet de convergence sociale. Par contre, ils ne veulent plus « voir qu’une seule tête » en ce qui concerne l’égalité des recettes et des dépenses, Etat par Etat. Mais, comment peut-on imposer pareille règle au sein d’un espace où s’agglomèrent des pays à forte disparité de productivité ? La contrainte du « zéro déficit public » partout et surtout pays par pays (la fameuse règle d’or) est destructrice.
C’est exactement l’inverse qu’il faudrait faire, mais c’est alors la nature même de l’Union européenne qu’il faudrait changer. Considérer la zone euro comme un espace unique de développement économique et social et non comme un espace privilégié de guerre concurrentielle. Revoir les fonctions de la Banque centrale européenne et lui permettre d’être vis-à-vis des Etats et de l’Union un vrai « prêteur en dernier ressort », ce qu’elle n’a pas le droit actuellement de faire. En finir, par conséquent, avec la loi qui impose aux Etat d’emprunter sur le marché privé. Développer des politiques fiscales qui stoppent, à la source, l’évaporation d’une partie importante des profits et des liquidités dans la finance spéculative. Construire un système bancaire public dont la fonction est de prêter et non de spéculer. Etc.
L’Europe, première puissance économique mondiale, est en mesure de construire son propre modèle économique, financier et social et de faire obstacle aux sanctions possibles des marchés financiers.
Mais si ces derniers ont tant de poids aujourd’hui, c’est notamment parce que les Etats leur ont ouvert la voix depuis longtemps par mille et une mesures. En France l’amorce de la dérégulation des marchés financiers date de 1986 avec le livre blanc sur « La réforme du financement de l’économie ». L’Union européenne est la seule zone économique qui institutionnalise, à ce niveau, des dogmes économiques : non pas simplement une économie de marché mais un espace économique dont la concurrence est le seul instrument. Nous avons vécu jusqu’à présent sous l’emprise d’une Europe permettant la libre circulation des capitaux et « la concurrence libre et non faussée », en voici la note à payer !
Le grand patronat a une solution à la crise !
Si l’Union européenne craque pour n’avoir été finalement qu’une simple zone de mise en concurrence, cela ne gêne pas le patronat français qui en profite pour « en remettre une couche » et exiger encore plus de reculs sociaux pour que, selon lui, la France gagne en « compétitivité » : déréglementation accrue du temps de travail, baisse du coût du travail, demande d’une TVA sociale pour alléger les charges…
Notons que cette nouvelle offensive sociale émane de l’Association Française des Entreprises Privées (AFEP), c’est-à-dire du club des plus grands groupes exerçant des activités en France (dont la plupart des sociétés du CAC 40, mais aussi Nestlé, IBM, Siemens..). Étonnant en effet, quand on sait que ces grandes entreprises ont moins de 35% de leurs effectifs en France et que leur compétitivité se joue plus niveau du monde que dans le seul hexagone. Personne n’avait d’ailleurs remarqué qu’elles avaient tellement souffert de la crise, au vu des dividendes versés depuis 2008.
Sottise ou cynisme ?
On aurait pu rêver d’un patronat pleinement lucide sur les racines de la crise, rompant avec la vision ultra-libérale de l’Union européenne et prenant conscience des effets désastreux qu’ont eu les politiques socialement régressives mises en œuvre dans chaque pays. C’est sans doute consternant. Mais cela montre surtout que l’obsession du profit fait table rase de toute rationalité.
Alors que ce qui nous arrive découle d’une construction libérale par laquelle les droits du capital ont rongé les acquis du travail, le patronat réclame une prolongation, sans doute ad vitam aeternam, du processus de déréglementation sociale. Au nom de quoi ? Au nom, parait-il, de la compétitivité… de la France ! Et voilà que les plus grosses sociétés, qui œuvrent en permanence pour leur mondialisation, nous font soudain le coup de la « défense du maillot ». Mais elles mentent ! Car elles réclament les mêmes choses en Italie, en Espagne et ailleurs. Pour ces grands groupes, il y aura toujours quelque part un pays moins-disant socialement sur lequel s’aligner.
Abaisser le coût du travail pour sortir de la crise… mais sur la base de quelle référence de marché ? Le coût allemand ? Le coût irlandais ? Le coût chinois ? Même en se situant au sein de la seule Europe, c’est une spirale sans fin qui nous conduit au désastre. Or, cette lumineuse idée n’émane pas d’un petit syndicat de PME au bord du dépôt de bilan mais d’entreprises représentant plus de 1.000 milliards de capitalisation boursière. Contre-sens économique ? Peut-être. Cynisme à coup sûr.
Car, l’AFEP qui se préoccupe tant des effets de marché du coût du travail en France, n’a pas hésité, par la voix de son président, à déclarer en juin de cette année à propos du niveau de rémunération des patrons, n’être : « pas du tout favorable à l’idée qu’on décide ce que doivent être les rémunérations des uns ou des autres (…) Les entreprises doivent décider par elles-mêmes quelle doit être la rémunération des différents cadres de l’entreprise ». On voit le peu d’intérêt que ces gens portent à toute éthique sociale. D’un côté, la pression constante sur les coûts du travail, de l’autre la joyeuse liberté de s’arranger ente amis quand il s’agit de « sa » rémunération.
Pour quelques points de marge
Plutôt que de reconnaître que la crise européenne actuelle est produite par la réaction en chaîne de toutes les mises en concurrences nationales – très loin de ce qu’aurait dû être une Union économique socialement responsable – les « grands patrons » y voient une opportunité supplémentaire d’enfoncer le canif dans le plaie. « La situation économique est suffisamment préoccupante pour que chacun apporte sa contribution » déclare l’AFEP. Et sa valeureuse « contribution » consiste à vouloir continuer comme avant, comme si rien ne s’était passé. C’en est presque obscène.
Dans l’industrie - face à l’Allemagne - ce n’est pas le coût du travail qui est l’arbitre. Ce n’est pas cet éventuel différentiel (depuis quelques années seulement) qui explique que la France a perdu un tiers de ses parts de marché à l’exportation, quand l’Allemagne a maintenu les siennes. C’est plutôt du côté des stratégies d’investissement, de la qualité des gammes, des retards en recherche et développement, des priorités données aux services qui immobilisent moins de capital. Et puis il y aura la différence de coûts avec l’Italie, puis l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Tchéquie, la Pologne... Pourquoi s’arrêter, puisque c’est ainsi qu’a été conçue l’Union européenne ?
Mais, tout cela ne compte pas pour l’AFEP. Qu’importe si de telles politiques alimentent inexorablement le feu de la crise. L’important n’est-il pas de grappiller quelques dixièmes de point de marge en France, et sans doute ailleurs avec le même discours.
Claude Jacquin (Cabinet Apex)