Une nouvelle loi devrait voir le jour à l’automne 2011. En attendant, même si quelques aménagements ont été arrachés, le cadre antérieur reste fondamentalement inchangé, et c’est donc de lui dont il est question ci-dessous.
Le texte qui suit ne concerne que les organisations auxquelles sont affiliés des travailleurs en tant que salariés ou fonctionnaires, indépendamment de leur qualification et de leur diplôme. D’autres structures appelées “ordres professionnels” ou “syndicats professionnels” font l’objet d’une note à la fin de ce texte.
UN BOUT DE L’APPAREIL D’ETAT
Pendant une soixantaine d’années, la confédération syndicale unique n’avait pas pour fonction d’organiser les travailleurs pour leur permettre de défendre leurs droits, et encore moins les préparer à bouleverser l’ordre social établi. Loin d’être un contre-pouvoir, l’ETUF était en effet un des rouages fondamentaux du pouvoir d’Etat.
Sa première mission était de contrôler les travailleurs, sa seconde d’organiser la répartition des prestations sociales dont “des services matériels, comme par exemple à l’occasion des mariages ou des enterrements” note avec humour Saber Barakat. [1]
L’affiliation au syndicat était “automatique pour les employés du secteur public industriel, des services publics et de l’administration. Elle était obligatoire pour les activités nécessitant une licence d’exercice délivrée par l’administration publique (chauffeurs de taxi, vendeurs du commerce de détail et employés de l’hôtellerie”. [2]
Etre affilié au syndicat donnait le droit de voter lors des élections syndicales, qui tenaient également lieu de ce que nous appelons en France les élections professionnelles. La qualité de membre était réservée aux seuls élus. [3]
Outre la gestion des relations sociales, les élus du syndicat mobilisaient leurs électeurs pour le parti au pouvoir aux différentes élections. Ils fournissaient aussi, dans chaque circonscription, les candidats pour le quota de sièges au Parlement réservés aux travailleurs. [4]
Au niveau national, les dirigeants de l’ETUF étaient nommés par le gouvernement et étaient souvent simultanément des cadres du parti au pouvoir. “La même personne était parfois simultanément secrétaire général de la confédération (ETUF) et Ministre du travail !” explique Saber Barakat. C’était par exemple le cas entre 1962 et 1986. Âicha ‘Abd al-Hâdî, Ministre du travail sous Moubarak, était auparavant membre du Bureau exécutif de l’ETUF, vice-présidente du syndicat égyptien de la chimie, secrétaire de la commission pour l’Emploi au Sénat, et membre du secrétariat général du Parti national démocrate. [5]
Au niveau local, les choses étaient plus complexes. La condition préalable à toute activité syndicale était d’être élu au “comité syndical” local. Etre candidat relevait d’un véritable parcours du combattant : seuls de rares opposants aux régime finissaient par y parvenir. De plus, la loi de 2003 permettait à l’employeur de renvoyer un travailleur sans motif, et de se débarrasser ainsi des gêneurs. Les élections syndicales, qui servaient en fait également d’élections professionnelles, étant organisées par les représentants de l’ETUF, étaient régulièrement truquées. Au final 98 % des élus locaux étaient liés au parti au pouvoir.
Il n’est pas étonnant que dans de telles conditions, les mobilisations ouvrières et politiques se heurtaient au syndicalisme officiel, véritable courroie de trans- mission du pouvoir.
LE CHAMP DE SYNDICALISATION
Six millions seulement de salariés et de fonctionnaires pouvaient être membres d’un syndicat, soit le quart de la population active occupée. En effet, la loi restreignait l’affiliation aux travailleurs permanents des entreprises de plus de 250 employés, ainsi qu’aux fonctionnaires titulaires, explique Françoise Clément. L’ensemble du secteur informel, qui regroupe 60 % de la population active, dont 83 % des femmes travaillant dans le secteur privé non agricole, étaient totalement exclues de la syndicalisation. Il en allait de même pour les personnels civils et militaires de l’armée et de la police.
Saber Barakat précise : “La loi de 1942 interdisait aux ouvriers agricoles, aux tra- vailleurs temporaires et aux employés de maison de se syndiquer, et donc de participer aux élections syndicales. A partir de 1952, seuls les ouvriers agricoles ont obtenu ces droits.
Les jeunes, ayant un contrat de travail permanent, ont le droit de se syndiquer à partir de 15 ans, mais ils ne peuvent voter qu’à partir de 18 ans. Ils ne sont éligibles qu’à partir de 21 ans, qui est l’âge de la majorité légale. La moitié des salariés ayant un contrat permanent n’est pas éligible : pour être candidat, il faut en effet prouver que l’on sait lire et écrire, soit en présentant un diplôme le certifiant, soit en passant un examen auquel le pouvoir pouvait faire échouer qui il voulait”.
Toute structure syndicale était obligatoirement affiliée à l’ETUF, qui revendiquait en 2009 plus de 4,4 millions de membres. Ceux-ci appartenaient essentiellement au secteur public ou aux administrations. L’ETUF a, en effet, été mise en place à l’époque où toutes les entreprises de plus de 200 salariés étaient propriété d’Etat. Par la suite, organiser les salariés du privé n’a jamais été un objectif du pouvoir et une priorité fixée à l’ETUF. [6]
Systématique dans le secteur public, la présence d’une section syndicale dans les grandes sociétés privées était soumise à l’approbation du propriétaire, et demeurait donc exceptionnelle. Entre 1974 et 2006, malgré la création de nombreuses grandes sociétés privées, le nombre de sections aurait chuté de 5 778 à 1 745. [7]`
LA STRUCTURATION DES SYNDICATS DE SALARIÉS
Sous Moubarak, le syndicalisme officiel était organisé en trois niveaux. 1) Dans les entreprises où le syndicalisme était reconnu, tous les salariés étaient obligatoirement syndiqués. Le “comité syndical local” était donc censé représenter tous les salariés. En conséquence, les élections au “comité syndi- cal local” tenaient simultanément lieu de ce que nous appelerions en France des élections professionnelles. En 2006, on comptait 1 753 comités syndicaux locaux totalisant 18 000 élus. Le “comité syndical local” était nécessairement affilié à la centrale unique (ETUF). Cette obligation n’a commencé à changer qu’en 2009 avec la reconnaissance par le pouvoir du premier syndicat indépendant, celui des collecteurs d’impôts fonciers. 2) Venaient ensuite ce que nous appellerions les syndicats nationaux ou fédérations. On en comptait 23 en 2006. Leurs dirigeants étaient choisis au sein des sections locales du secteur concerné. 3) On trouvait enfin la Confédération (ETUF), dirigée par des représentants des fédérations.
Seules les structures nationales disposaient de la personnalité juridique per- mettant de conclure un accord d’entreprise ou de branche, d’adresser une demande à un organisme d’État, de disposer de fonds, etc. Dépourvu de la personnalité juridique, le “comité syndical local”, n’était pas légalement ha- bilité à signer un accord avec l’employeur. Il s’apparentait donc davantage à une simple section syndicale qu’à un syndicat local. Il n’exerçait que les droits qui lui étaient délégués par la structure nationale. Cette dernière pouvait re- tirer son mandat à tout délégué local entre deux élections.
Les cotisations des quelques 4 millions de membres de l’ETUF étaient prélevées à la source par l’employeur, puis reversées à raison de 60 % pour la sec- tion de base, 25 % pour le syndicat national de branche et 10 % pour la confédération. [8]
L’importance des sommes gérées par chacune des trois instances et les avan- tages matériels liés au statut d’élu (décharge syndicale, cooptation dans les conseils d’administration ou dans les structures nationales de l’ETUF, possibilités de devenir conseiller municipal ou député), expliquent en partie l’âpreté de la concurrence entre les candidats du temps de Moubarak. [9]
L’INVISIBILITÉ DES FEMMES
La marginalisation des femmes dans les structures du syndicalisme officiel est très prononcée. Sur la période 2001-2006, les femmes représentaient 4 % des élus aux comités syndicaux locaux, 1,5 % des présidents de ces comités, 2 % des comités directeurs des syndicats nationaux de branche. Il n’y avait aucune femme au comité directeur de l’ETUF pendant la moitié de la mandature 2001- 2006, et aucune ne fut élue en 2006.
La représentation minime des femmes à tous les niveaux du syndicat officiel ex- plique très vraisemblablement pourquoi seulement 2 % des femmes interrogées par l’association Femme Nouvelle s’adressent au comité syndical local lorsqu’elles ont une réclamation à faire sur leur lieu de travail.
Mais simultanément, près de 27 % des femmes interrogées ont fait grève ou participé à une autre forme d’action collective, montrant leur disponibilité pour un syndicalisme défendant vraiment les intérêts des travailleur-ses. [10]
UN DROIT DE GRÈVE PLUS QUE RESTRICTIF
Pour être en phase avec les accords internationaux dans le cadre de l’OIT, la loi de 2003 reconnait formellement le droit de grève, mais “elle est entourée de conditions qui le rendent inapplicable” [11] :
— préavis 10 jours à l’avance,
— Interdiction des grèves pendant les période de validité d’un accord collectif, de médiation, d’arbitrage et de négociations collectives,
— accord des deux tiers du conseil d’administration de l’ETUF, donnant un droit de veto de facto à la bureaucratie syndicale.
Les grèves étaient par ailleurs interdites dans des secteurs jugés “stratégiques” comme par exemple les hôpitaux, les centres médicaux, la distribution d’eau, d’électricité et de gaz, les transports, les service des égoûts, l’éducation, les boulangeries, la police, etc.
LES ÉVOLUTIONS DEPUIS LA CHUTE DE MOUBARAK
Une nouvelle loi syndicale devrait voir le jour à l’automne 2011. “Le nouveau Ministre du travail connait bien les conventions en vigueur au plan international car il a travaillé au Bureau international du travail. Il est possible de parvenir à un accord avec lui en ce qui concerne le respect des libertés syndicales” explique l’avocat-militant Khaled Ali. [12]
Dans l’immédiat, plus aucun obstacle légal n’existe à la création de syndicats indépendants : dès qu’un dossier de reconnaissance est déposé auprès du ministère, le nouveau syndicat peut commencer à fonctionner sans attendre la réponse officielle. “Avec la révolution, les menaces contre nos membres, les attaques par les forces de sécurité et les employeurs ont disparu” explique Kamal Abou Eita. [13] “Notre défi majeur aujourd’hui, c’est d’arriver à gérer les très nombreuses demandes de création de syndicats à la base, pour qu’ils s’éta- blissent rapidement et conformément aux principes des libertés syndicales. Après avoir vécu des décennies sous le régime du syndicat unique, cela de- mande un gros travail pour changer les mentalités, au niveau des individus, pour changer le langage et les habitudes syndicales. La majorité des travailleurs n’ont jamais pu pratiquer l’exercice des droits syndicaux. Cela va demander un gigantesque travail d’éducation”.
Même si l’ancienne centrale (ETUF) n’a pas été dissoute, ses avoirs ont été gelés et son ancien secrétaire général est en prison. Cela n’a pas toutefois empêché une délégation conséquente de la direction de l’ETUF d’être officiellement présente à la session de l’OIT de juin 2011. Il a fallu attendre le 4 août pour obte- nir que la justice décide la dissolution de l’organe directeur de l’ETUF et ordonne l’organisation de nouvelles élections.
D’autres aspects sont encore plus inquiétants : un décret-loi a par exemple été promulgué le 23 mars 2011, condamnant les grèves et occupations de bâti- ments publics d’au moins un an d’emprisonnement et d’une amende pouvant aller jusqu’à 500 000 Livres égyptiennes, soit plus de 35 ans de salaire moyen. [14]
Note sur les “ordres professionnels” ou “syndicats professionnels”
Parallèlement aux syndicats de salariés, des organismes regroupent l’ensemble des titulaires de certains diplômes, qu’ils aient le statut de salarié ou celui de profession libérale. [15] Adhérer à l’organisme correspondant est indispensable pour pouvoir exercer. Celui des avocats avait vu le jour en Egypte dès 1912, suivi par une première association médicale en 1920. Puis est venu le tour des journalistes (1941), des ingénieurs (1946) et des agronomes (1949). Par la suite, d’autres professions ont été organisées par le pouvoir sur le même modèle : les enseignants, l’ensemble des diplômés des facultés des sciences, les infirmières ou les dentistes, etc.
Ces organismes, créés par la loi, sont appelés suivant les sources “Ordres professionnels” ou “Syndicats professionnels”(en anglais syndicate). [16] Par commodité, nous avons opté pour la dénomination d’Ordre professionnel. Ces Ordres ne sont pas affiliés à la confédération ETUF qui n’organise que les salariés. “C‘est la détention d’un diplôme qui donne l’accès à un Ordre” explique Khaled Ali [17], “donc rien n’interdit au membre d’un Ordre donné d’être simultanément adhérent d’un syndicat de salarié”.
“Le pouvoir exécutif a souvent empêché les Ordres de s’organiser librement : les élections concernant celui des ingénieurs n’ont, par exemple, pas pu se tenir depuis 1993. Le nombre de journalistes pouvant être membres de l’Ordre est arbitrairement limité à 5 000”.
Mais cela n’a pas empêché le pouvoir de Moubarak de voir la direction de certains Ordres lui échapper au profit des islamistes : en 1986 pour les médecins, suivis un an plus tard par les scientifiques, les pharmaciens, et finalement les avocats.
Sources :
* Entretiens réalisés au Caire par l’Union syndicale Solidaires en mai 2011
* Françoise Clément : Élections ouvrières : entre fraude et chasse aux « Frères masqués » (2006)
www.cedej-eg.org/IMG/pdf/04-CE2006-Francoise_Clement.pdf
* Joel Beinin et Marie Duboc : « Justice for All : The Struggle for Worker Rights in Egypt » (2010) pp 20-21, 26-29, 35-36, 38-44.
www.solidaritycenter.org/content.asp?pl=863&sl=407&contentid=867
* Elisabeth Longuenesse et Didier Monciaud : “l’Egypte au présent”, Actes Sud (2011), pp 368-373 et 378