Les grèves massives de février 2011, qui ont poussé l’armée à destituer Moubarak, ne sont pas tombées du ciel ou de la magie de Facebook. Elles sont dans la continuité de la vague de grèves la plus importante qu’ait connue l’Egypte depuis plus d’un demi-siècle. Mise à part celle du secteur des impôts fonciers, celles-ci étaient avant tout locales et ne parvenaient pas à se coordonner au niveau régional et national. Néanmoins, lorsqu’elles étaient victorieuses et devenaient connues nationalement, cela facilitait des mobilisations dans d’autres secteurs. Dans la foulée de la grève des impôts de 2007 et de la constitution du premier syndicat indépendant, des luttes ont démarré en février 2009 parmi le personnel administratif de l’Education et en mai 2009 à la Poste. Ces grèves ont constitué un phénomène nouveau et significatif dans la mesure où elles se déroulaient dans des secteurs stratégiques faisant partie de l’appareil d’Etat. Elles ont rendu possible la généralisation des grèves en février 2011. Sauf indication contraire, les éléments qui suivent sont empruntés à la brochure de Joel Beinin et Marie Duboc publiée en 2010.
LA MISE EN PLACE DE LA POLITIQUE NÉO-LIBÉRALE
En 1991, l’Egypte avait signé un Plan d’ajustement structurel (PAS) avec le FMI et la Banque mondiale. Ce plan a été mis en œuvre au travers de la loi 203 de 1991, qui établissait une liste de 314 entreprises publiques devant être privati- sées. La centrale syndicale unique (ETUF) avait exprimé son opposition aux privatisations lors de l’annonce, en 1974, de la politique économique de “porte ouverte” aux marchandises et aux capitaux. Elle approuva néanmoins par la suite la loi concernée. A la mi-2002, 190 entreprises étaient privatisées. L’inquiétude face au chômage et d’autres conséquences possibles des privatisations a provoqué, au milieu des années 1990, un renouveau des grèves et autres actions collectives. Ces craintes étaient fondées : d’après les chiffres officiels, le taux de chômage aurait augmenté de moitié entre les années 1990 et 2002-2003.
La loi 203 interdisait bien de procéder à des licenciements massifs après la privatisation d’une entreprise. Mais les dirigeants des entreprises publiques avaient l’habitude de rendre leur entreprise plus attractive pour les investisseurs en les “dégraissant” avant la vente. Par la suite, de nombreuses entreprises récem- ment privatisées supprimaient malgré tout des emplois.
Le développement des grèves faisait également suite au refus des investisseurs privés de verser certaines rémunérations annexes, comme par exemple des di- videndes sur les actions détenues par les salariés, ou encore de verser les cotisations patronales aux caisses de retraites.
LA VAGUE DE MOBILISATIONS DE 2004-2010
En juillet 2004, le président Moubarak nomma un nouveau gouvernement, dirigé par Ahmad Nazif. Ce gouvernement accéléra les ventes d’entreprises publiques, privatisant jusqu’à 17 d’entre elles dès la première année. Cette politique était en grande partie pilotée par des membres du cabinet d’affaires proche du fils de Moubarak et dont les membres étaient des hommes d’affaires ou des diplômés ayant fait leurs études supérieures en Occident.
Les mobilisations se sont alors amplifiées : entre 2004 et 2008, plus de 1,7 million de travailleurs ont participé à 1 900 grèves et autres formes de lutte. Alors que les travailleurs du secteur public avaient été la force principale des grèves et autres mobilisations depuis 1971, les salariés du privé ont représenté jusqu’à 40 % des participants aux grèves ayant eu lieu pendant cette période.
Ces actions du monde du travail ont été amplifiées par celles existant sur le plan politiques : au même moment avait lieu la campagne pour la démocratie organisée des regroupements, comme Kifaya (Assez !). Ceux-ci étaient composés de militants issus de diverses traditions politiques (nassériens, marxistes, certains islamistes, etc.) exerçant, pour l’essentiel des professions intellectuelles.
En 2007, les grèves qui avaient leur centre de gravité dans le textile et la confection, se sont étendues dans les matériaux de construction, le transport, le métro du Caire, l’industrie alimentaire, la boulangerie, les services de santé, le secteur pétrolier de Suez, les employés, les fonctionnaires, etc.
LES GRÈVES À L’USINE TEXTILE MISR DE MAHALLAH
Une grève massive a éclaté en décembre 2006 dans cette usine appartenant à l’Etat, une des plus importantes entreprises industrielles d’Egypte. Construite en 1927, elle symbolisait le rêve éphémère de la bourgeoisie egyptienne d’impulser un développement autonome. Les ouvriers de cette usine ne s’étaient pas manifestés depuis le début du programme d’ajustement structurel. La grève a commencé juste après les élections syndicales truquées, qui dans le cadre du syndicat unique tiennent simultanément lieu d’élections professionnelles. Malgré l’opposition de l’ETUF, les 22 000 ouvriers des trois équipes se mirent en grève le 7 décembre 2006. Ils occupèrent leur usine trois jours durant pour obtenir la prime équivalent à 45 jours de salaires, promise avant les élections par les candidats officiels et le pouvoir. Dès le troisième jour, le gouvernement accepta de verser immédiatement une prime équivalent à 21 jours de salaires et le solde en 2007.
Dans le cadre de cette grève, les travailleurs ont mis en place un comité de grève pour diriger le mouvement et représenter les salariés lors des négociations. Après la grève, les salariés de l’entreprise demandèrent à la confédération de démettre de ses fonctions le comité syndical local de l’usine, car il n’avait pas soutenu la grève. Comme la centrale ne le faisait pas, environ 14 000 travailleurs signèrent une pétition à la direction de l’ETUF. Ils y exprimaient leur absence totale de confiance envers le Comité local et annonçaient leur démission du syndicat. Mais la bureaucratie de la confédération fit la sourde oreille et continua à faire prélever leur cotisation par l’employeur.
Cette victoire fit des émules. Douze jours plus tard, 2 300 ouvriers d’une cimenterie privatisée se mettaient en grève. L’employeur avait supprimé de la convention collective une prime représentant 67 % du salaire fixe. L’occupation dura dix jours et des membres de la section syndicale entamèrent une grève de la faim, avant que l’employeur ne réintègre la prime. Le 20 janvier 2007, 300 conducteurs de train bloquèrent le direct Le Caire-Alexandrie, et les conducteurs de métro ralentirent les rames pour obtenir le maintien des salaires en cas de maladie professionnelle. Fin janvier, les entreprises textiles publiques du Delta se mirent en grève les unes après les autres. Pour empêcher la propagation de la fronde de Mahallah, le gouvernement avait cru bon de verser des primes « préventivement » aux deux fonderies publiques de Chûbra et de Hélouane ainsi qu’aux sociétés textiles publiques. Mais les grèves continuèrent de plus belle [1]. Lors d’une nouvelle grève à l’usine Misr de Mahallah, en septembre 2007, cinq élus au comité de grève furent arrêtés et subirent des pressions pour accepter un arrangement dans le dos de leurs collègues. Ils acceptèrent uniquement de soumettre ces propositions aux grévistes, et ceux-ci les rejetèrent. Après avoir été relâché, l’un d’entre eux avait déclaré : “Nous voulons un changement dans la structure et la hiérarchie du système syndical dans ce pays (...). La façon dont les syndicats sont organisés dans ce pays est totalement mauvaise, du sommet à la base. C’est organisé pour faire croire que les délégués ont été élus, alors qu’ils sont en réalité désignés par le pouvoir”.
LA GRÈVE DE KITTAN TANTA
Kittan, située à Tanta, était une entreprise publique depuis 1954. C’est la plus importante entreprise égyptienne du secteur du lin, qui a compté jusqu’à 2 500 salariés. En 2005, le gouvernement a décidé de vendre l’entreprise à un investisseur d’Arabie Saoudite. Les salariés de Kittan Tanta s’étaient mis en grève en février 2007, sans l’autorisation de l’ETUF, contre des mesures prises par l’employeur en violation de la loi : un accroissement des horaires de travail sans rémunération supplémentaire, une réduction de moitié de la prime de productivité, l’instauration d’un ticket modérateur allant jusqu’à 30 % pour les frais médicaux. Comme ces revendications n’étaient pas satisfaites, la mobilisation a continué. Une nouvelle grève, le 2 juillet 2008, fut soutenue par 2 des 11 délégués de la section syndicale locale, bien que cette action ne soit pas autorisée par la structure nationale de l’ETUF. Le 15 juillet, un de ces deux délégués et 5 autres travailleurs furent licenciés pour avoir participé à la grève. Bien que la justice ait estimé que ces licenciements étaient injustifiés, ils n’avaient pas été réintégrés.
De multiples sujets d’insatisfaction s’accumulaient par ailleurs :
— En juillet 2008, les salariés n’avaient pas reçu l’augmentation annuelle de
7 % du salaire de base prévue par la loi ;
— En dépit du fait que l’entreprise réalisait des profits, les salariés n’avaient pas reçu leur participation aux bénéfices depuis la privatisation ;
— La prime de productivité était calculée, non pas sur le salaire de base en
cours, mais sur celui de 2004 ;
— La prime de repas n’avait pas été augmentée contrairement à ce qu’avaient fait les autres entreprises du secteur depuis avril 2007. Au printemps 2009, les salariés de Kittan décidèrent d’entrer à nouveau en lutte. Cette fois-ci, les dirigeants du syndicat national et de la confédération approuvèrent l’annonce d’une grève de 5 jours à compter du 31 mai 2009. En fait, celle-ci dura finalement près de 6 mois. Pour Kamal ‘Abbas du CTUWS [2], le fait que les responsables nationaux du syndicat aient donné leur autorisation pour la grève reflète le fait qu’ils avaient “pris conscience que la survie de l’ETUF était menacée” et que “l’ETUF n’avait plus aucun lien, non seulement avec les dirigeants ouvriers, mais également avec la société dans son ensemble. Tel était le résultat de la complète soumission au gouvernement, ainsi que son soutien à celui-ci”. Après avoir rencontré le Ministre du travail et la direction de l’entreprise, les responsables nationaux du syndicat demandèrent aux salariés d’arrêter la grève. Mais la grève continua néanmoins. Le syndicat national cessa alors de verser des indemnités aux grévistes, ces der- niers constituèrent alors leur propre caisse de grève. Rejetant une proposition du Ministre du paiement d’un mois de salaire en échange d’un arrêt de la grève, ils continuèrent à se battre pour la satisfaction de leurs revendications. Le 18 août, 850 salariés entamèrent une grève de la faim au sein de l’usine, pendant que leurs collègues manifestaient devant le bureau du Premier ministre. Les grévistes reprirent finalement le travail à la mi-novembre, sans que soient satisfaites les revendications économiques, ni celle de la réintégration des salariés licenciés. En mars 2011, Kamal Abou Aïta explique : “Avant 2011, le seul cas de grève supportée par l’ETUF fut celui d’une usine de lin dans la zone industrielle de Tanta. L’ETUF est intervenue pour pousser les travailleurs à accepter un plan de préretraite. Mais après six mois de grève, les travailleurs ont été abandonnés et aujourd’hui ils sont tous sans emploi. Le but était en fait de fermer l’usine, pas du tout de défendre les travailleurs qui maintenant sont tous sans emploi” [3].
LA GRÈVE DES IMPÔTS FONCIERS DE FIN 2007
Les 55 000 collecteurs d’impôts fonciers, dépendant des collectivités locales, percevaient des salaires considérablement plus faibles que ceux de leurs collègues dépendant directement du Ministère des Finances. Ils réclamaient, pour cette raison, la parité salariale et leur rattachement au Ministère des Finances plutôt qu’aux collectivités locales.
Le mouvement a commencé localement par le refus d’enregistrer les déclara- tions fiscales des citoyens. En septembre 2007, environ 3 000 d’entre eux et membres de leurs familles participent à un sit-in devant le Ministère des Fi- nances, ce qui est absolument interdit en Egypte. Suit une manifestation de 24 km entre le Ministère et le Conseil du gouvernement. Elle se poursuit par un sit-in de 48 heures, avec l’exigence d’être reçus par le Ministre des Finances qui est souvent en voyage à l’étranger. Un sitin de 48 heures est également organisé devant le siège du syndicat officiel.
Le pouvoir ne donnant toujours pas de réponse, un nouveau sit-in a lieu 15 jours plus tard devant le Conseil du gouvernement avec 13 000 participants. C’est un véritable évènement pour ce régime policier. Une grève illimitée com- mence alors, elle durera 11 jours. Pendant cette période les rues sont bloquées jour et nuit par un sit-in devant le Conseil du gouvernement.
Les participant-es à ce mouvement proviennent de toutes les provinces. Cer- tain(e)s ont parcouru plus de 1 200 km pour venir. On y retrouve sur un pied d’égalité des hommes et des femmes, appartenant à différentes religions et de toutes les tendances politiques.
Au 7e jour, le Ministre des Finances accepte de recevoir une délégation, mais exige la levée du sit-in avant tout dialogue. La délégation répond que c’est aux grévistes de décider, et un vote à ce sujet est organisé dans la rue. Une seule personne vote pour la levée du sit-in, et celui-ci continue.
Le Ministre, qui a précédemment travaillé au FMI, essaye alors de contourner le problème en prétendant que le pouvoir égyptien ne pouvait rien faire, que le problème était international, etc. Le 11e jour, il finit par donner son accord de principe sur les revendications. Ils obtiendront finalement une prime égale à deux mois de salaire et une aug- mentation de 325 %, soit la parité avec les agents dépendant directement du Ministère.
La mobilisation qui a conduit à la victoire avait impliqué le plus grand nombre de salariés de toute la vague de luttes en cours depuis 2004, ainsi que la première mobilisation coordonnée de fonctionnaires sur l’ensemble du pays. Le Syndicat national des finances, banques et assurances (GUBIFE), affilié à la confédération unique ETUF, n’avait pas soutenu cette lutte. Sur 11 comités syndicaux locaux, seul celui de la province (gouvernorat) de Daqahliyya, et la moi- tié de celui du gouvernorat de Giza (dans l’agglomération du Caire) ont participé à cette mobilisation.
Pour cette raison, les collecteurs d’impôts avaient élu des délégués représentant chaque gouvernorat qui composèrent ensemble un comité national de grève. Dès la fin de la grève, le comité national de grève, où étaient représentés les comités de grève de tous les gouvernorats, décida de constituer un nouveau syndicat national indépendant du pouvoir. Celui-ci est “un bébé dont la mère est la grève”.
Non seulement les collecteurs d’impôts fonciers avaient obtenu la satisfaction de leurs revendications économiques, mais ils finirent par obtenir en 2009, la légalisation du premier syndicat totalement indépendant de l’Etat depuis 1957. Exemple qui devint rapidement au centre des débats dans tous les secteurs.
L’ÉCHEC D’UNE TENTATIVE DE GRÈVE NATIONALE INTERPROFESSIONNELLE
En soutien aux travailleurs de l’usine Misr de Mahallah, un appel à une grève nationale avait été lancé pour le 6 avril 2008. Le but de cette grève était notamment de soutenir la revendication d’un salaire minimum à 1 200 Livres égyptiennes (140 euros).
Le 2 avril, les Forces de sécurité ont occupé l’usine Misr, afin d’empêcher les tra- vailleurs de faire grève. Bien que la grève n’ait finalement pas eu lieu, trois mi- litants ouvriers ont été arrêtés le 6 avril et détenus 54 jours par le service des enquêtes des Forces de sécurité. On pouvait en déduire qu’ils avaient été torturés, ce qui est courant en Egypte pour des détenus de toute sorte. Bien que la grève ait été suspendue, une manifestation principalement composée de femmes et d’enfants surgit le 6 avril dans la principale place de Mahallah, juste au moment où l’équipe de jour sortait du travail. Des hommes de main payés par l’Etat lancèrent une pluie de pierres pour disperser la foule, tandis que des membres en uniforme des Forces de sécurité tirèrent des gaz lacrymogènes et se préparèrent à taper sur les manifestants avec des bâtons. Après cette at- taque, des manifestants brûlèrent les bannières des candidats du parti au pouvoir aux élections municipales du 8 avril.
Sur deux jours, les Forces de sécurité arrêtèrent 331 personnes, frappèrent des centaines d’autres, en blessèrent gravement 9, et tuèrent d’une balle dans la tête un jeune homme de 15 ans alors qu’il était sur le balcon de son appartement. Suite aux heurts avec la police, 49 habitants furent notamment accusés de complot visant à détruire des biens. En décembre 2008, une juridiction d’urgence, contre laquelle aucun appel n’est possible, déclara coupable 22 d’entre eux et les condamna à des peines de prison comprises entre 3 et 5 ans, les 27 autres furent acquittés.
Epilogue : Le 30 octobre et le 1° novembre 2008, des centaines d’ouvriers de l’usine textile expulsèrent les vigiles de l’usine, afin de protester contre le non respect des promesses faites depuis la grève de décembre 2006 et pour expri- mer leur peur d’une possible privatisation de l’entreprise.
En représailles, des salariés partisans de la direction harcelèrent sexuellement une des ouvrières les plus active dans la mobilisation, lui arrachant sa veste et son foulard. Une de ses collègues fut menacée de viol et un autre agressé. Après que les victimes aient accusé la direction de l’entreprise d’avoir inspiré ces attaques, l’encadrement se vengea en mutant 5 salariées : trois dans des en- trepôts à Alexandrie ou au Caire, deux dans un établissement où elles étaient payés 30 % de moins.
Sources :
* Françoise Clément : Élections ouvrières : entre fraude et chasse aux « Frères masqués » (2006), qui comporte notamment une analyse fouillée des grèves dans le secteur textile. www.cedej-eg.org/IMG/pdf/04-CE2006-Francoise_Clement.pdf
Résumé : www.cedej-eg.org/spip.php?article140
* Propos recueillis en janvier 2010 auprès de Kamal Abu Aita (syndicat indépendant des impôts) et Kamal Abbas (CTUWS) lors d’une rencontre du réseau syndical euro-maghreb auquels participent notamment Solidaires, le SNAPAP (Algérie) et la CGT d’Espagne. Voir sur ESSF (article 19863), La situation sociale en Égypte et la montée du syndicalisme autonome
www.europe-solidaire.org/spip.php?article19863
*Joel Beinin et Marie Duboc “Le combat pour les droits des travailleurs en Egypte” (février 2010) Pages 13-15, 30-31, 36, 46.
www.solidaritycenter.org/content.asp?pl=863&sl=407&contentid=867
(extraits choisis et traduits par Alain Baron).
* Témoignages recueillis à Mahallah par la délégation de Solidaires en Egypte (25 mai 2011)