La notion d’avant-garde semble aujourd’hui définitivement appartenir au mieux au musée des antiquités de l’histoire du mouvement ouvrier, au pire aux fameuses poubelles de l’histoire. Si elle peut à la rigueur intéresser des historiens de ce mouvement d’une manière tout académique, il n’est plus guère d’organisations se revendiquant de l’héritage de ce même mouvement pour s’y référer. Les unes, de tradition anti-autoritaire (par exemple libertaire ou conseilliste), l’ont toujours récusée comme directement contraire au projet d’auto-émancipation qui serait au cœur de la lutte des opprimés. Les autres, notamment celles issues de la tradition léniniste, n’osent plus, pour l’immense majorité d’entre elles, s’y référer ou ont même explicitement renoncé à s’y référer au regard des drames et des crimes commis en son nom.
C’est dire qu’il est risqué de tenter – comme je vais le faire ici – de remettre ce concept en selle, qui plus est lorsqu’on entend (et c’est aussi mon cas) se revendiquer d’une conception non autoritaire de la révolution sociale. Autrement dit, que l’on pense, comme l’affirmait le préambule des statuts l’Association internationale des travailleurs (la Ire Internationale), que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs euxmêmes » et qu’en conséquence, « Il n’est pas de sauveurs suprêmes / Ni Dieu, ni césar, ni tribun » comme le dit si justement Eugène Pottier dans une strophe de L’Internationale. Cela apparaîtra sans doute à plus d’un comme une inconséquence ou comme une provocation.
Pour clarifier mon propos, je le présenterai sous forme d’une série de thèses. C’est aussi une manière d’indiquer que cet article ne prétend pas faire le tour de la question, qu’il laisse en suspens ou dans l’ombre bien des problèmes que pose aujourd’hui la notion d’avant-garde et qu’une bonne partie de l’argumentation nécessaire n’a pas été développée. J’espère du moins que cette formulation permettra de relancer la discussion au sujet de la question des avant-gardes.
THÈSE 1. IL NE FAUT PAS CONFONDRE AVANT-GARDE ET ÉTAT-MAJOR. Je pense en effet que toute la discussion sur la notion d’avant-garde reste faussée par la confusion entre avant-garde et état-major. C’est donc par la distinction entre ces deux notions qu’il faut commencer.
Puisque les deux notions d’avant-garde et d’état-major procèdent d’une métaphore militaire, référons-nous à l’art de la guerre et à l’organisation des armées. Sur ce terrain, les deux notions sont clairement distinctes. Dans l’organisation militaire, modèle sinon prototype de l’organisation hiérarchique et autoritaire, l’état-major est l’organe qui dirige, organise et contrôle les mouvements de l’ensemble de la troupe selon une stratégie connue de lui seul, infléchie en tactiques diverses au gré des circonstances. Il exige et obtient, du moins ordinairement, une obéissance sans faille des échelons inférieurs de commandement et, bien évidemment, des simples hommes de troupe. Ses ordres descendent toute la chaîne du commandement et il attend en retour, des échelons inférieurs, un compte rendu de leur exécution et des informations qui lui permettront de les rectifier si nécessaire.
Quant à l’avant-garde, c’est la petite partie de la troupe en mouvement qui est détachée en avant du gros de cette dernière, pour reconnaître le terrain, s’informer sur les positions occupées par l’ennemi et sur ses intentions, voire parer en urgence à toute manœuvre offensive imprévue de sa part en établissant une première ligne de défense. Si, à ce titre, son rôle peut être précieux et quelquefois décisif, elle n’en reste pas moins totalement subordonnée au commandement de l’état-major et ne saurait en rien se substituer à celui-ci.
Quittons le terrain militaire pour revenir au terrain politique. Au sein du mouvement ouvrier, la confusion entre avant-garde et état-major remonte à la constitution des partis politiques qui vont se fédérer au sein de la IIe Internationale fondée en 1889, principalement autour du Parti social-démocrate allemand. En effet, on assiste alors à l’émergence d’un modèle très particulier du mouvement ouvrier, le modèle social-démocrate (au sens que le terme possède alors et jusqu’en 1914), qui, en subordonnant l’émancipation du prolétariat à la prise et à l’exercice du pouvoir d’Etat, fait du parti politique l’organisation d’avant-garde de l’ensemble de la classe [1]. En fait, dans l’esprit de ses concepteurs et surtout dans la pratique de ses dirigeants, ce parti est bien plutôt un état-major qu’une avant-garde : dirigé par des « intellectuels » socialistes qui, éclairés par le marxisme, posséderaient la science des lois de l’histoire et seraient seuls capables de comprendre et d’expliquer le devenir présent et futur du capitalisme, le parti social-démocrate serait dépositaire des intérêts historiques du mouvement ouvrier et seul à même de conduire le prolétariat sur la voie de son émancipation.
On s’étonnera peut-être que je réfère cette confusion entre avant-garde et état-major à la tradition social-démocrate et non pas au léninisme auquel elle est fréquemment attribuée. En fait, le principal texte fondateur du léninisme sous ce rapport, Que faire ? (1902), ne fait que répéter, en les adaptant aux circonstances de la Russie tsariste, les principes généraux de l’organisation social-démocrate que tous les grands partis affiliés à la IIe Internationale mettent alors en application. C’est en digne disciple de Kautsky, auquel il se réfère d’ailleurs à plusieurs reprises, que Lénine élabore dans Que faire ? les principes de la réforme du Parti social-démocrate de Russie qui va donner naissance à sa tendance bolchevik (majoritaire). Et, ultérieurement, le léninisme n’en aura nullement le monopole, même si c’est probablement dans le courant qui s’origine en lui, notamment au sein des IIIe et IVe Internationale, que ces mêmes principes seront mis en application de la manière la plus rigoureuse. Avec le succès que l’on sait… [2]
A l’inverse, qu’est-ce qu’une avant-garde politique ? D’une manière générale, c’est la pointe la plus avancée d‘un mouvement social. Regroupant un certain nombre de « francs-tireurs » individuels, de groupes isolés ou fonctionnant en réseaux, d’organisations plus ou moins formalisées, de natures diverses, une telle avant-garde doit avoir pour vocation d’explorer théoriquement et pratiquement l’horizon de ce mouvement, de reconnaître et de baliser les terrains sur lesquels il lui faut avancer, d’élaborer en conséquence des propositions théoriques, programmatiques, stratégiques et tactiques qu’elle soumet à la discussion et à la délibération collectives en son sein. Mais cela ne lui confère aucun droit à prétendre diriger l’ensemble du mouvement en s’instituant en commandant en chef pour finalement se substituer à lui. Une avant-garde ne doit donc pas chercher à diriger le mouvement dont elle est la pointe avancée ; elle doit se contenter de l’éclairer par ses informations et ses analyses, de le conseiller par ses propositions tactiques et stratégiques, de l’instruire, mais aussi réciproquement de l’écouter et d’apprendre en retour de sa part. Car « l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué » [3] ; et les avant-gardes doivent se préparer à recevoir quelquefois de rudes leçons de la part du mouvement auquel elles sont censées ouvrir la voie. Et c’est précisément pourquoi elles ne doivent pas se considérer comme détentrices d’une vérité absolue, de la formule unique et définitive, mais rester ouvertes sur le devenir historique, sur l’évolution des rapports de forces au sein des luttes de classe et sur les péripéties au sein de ces luttes, sur l’inventivité du prolétariat en lutte, en rectifiant chaque fois que cela est nécessaire leurs propres positions et propositions.
Résumons. Une avant-garde se situe dans le mouvement social, elle en est une partie intégrante, sa pointe avancée, sa tête chercheuse. L’état-major, par contre, se situe hors du mouvement, il cherche à le diriger en fonction d’une stratégie ou d’un plan de bataille élaboré de l’extérieur.
THÈSE 2. LES AVANT-GARDES SONT NÉCESSAIRES. Et même doublement nécessaires, nécessaires à un double titre.
D’une part, elles sont inévitables, du fait des inégalités de développement
(dans les luttes, dans l’organisation, dans la conscience de classe, dans l’élaboration d’un projet politique autonome) qui apparaissent au sein du mouvement général d’émancipation du prolétariat. Ces inégalités de développement résultent de multiples facteurs qui se superposent en se renforçant ou, au contraire, en s’atténuant selon le cas : concentration et centralisation de la classe qui accompagnent celles du capital, positions respectives de ses différentes couches et fractions dans la division sociale et spatiale du travail, expérience accumulée des luttes antérieures, structures et traditions politiques nationales, en définitive position de la formation nationale dans le système capitaliste mondial, etc.
Aujourd’hui même, le prolétariat européen est riche de l’expérience de deux siècles de luttes et d’organisations politiques et syndicales, cumulant défaites et victoires, dont peuvent évidemment tirer parti les secteurs du prolétariat des formations périphériques qui sont plus récemment tombés sous la domination du capital industriel à la faveur de la transnationalisation de celui-ci (les « délocalisations ») ; tandis que, inversement, celui-ci a accumulé une expérience d’articulation de ses luttes avec celles de la paysannerie appauvrie ou même prolétarisée ainsi que d’auto-organisation de la production d’équipements et de services collectifs, nécessaires à la survie quotidienne, dont le prolétariat des formations centrales a réciproquement à apprendre.
Contribuer chaque fois à synthétiser ces expériences, à les formaliser, à les faire connaître, à constituer et enrichir ainsi le patrimoine commun d’une lutte de classe aux dimensions historiques et mondiales à la fois, telle est l’une des tâches des avant-gardes qui peuvent se constituer dans chacune des situations qui viennent d’être évoquées, dont la particularité peut être un obstacle àavant-garde l’unification de la classe, mais qui peut devenir au contraire une force précisément si elle est arrachée à sa particularité pour en faire un élément de ce patrimoine commun.
Dans cette mesure même, les avant-gardes sont encore nécessaires, d’autre part, en ce qu’elles sont souhaitables, indispensables même, pour permettre de faire progresser le mouvement d’émancipation du prolétariat dans son ensemble. Sans leur médiation (car c’est essentiellement un travail de médiation qu’elles ont à opérer – j’y reviendrai), chaque fragment ou secteur de la classe risque de rester prisonnier de sa propre particularité, s’oblige à refaire quelquefois le long et douloureux chemin déjà parcouru par d’autres fragments ou secteurs ou, inversement, n’est pas en mesure de faire bénéficier le restant de la classe des enseignements théoriques et pratiques de sa propre expérience. C’est d’ailleurs une semblable fonction de médiation qu’Engels et Marx assignaient aux communistes dans le Manifeste du parti communiste en écrivant : « Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. » [4]
THÈSE 3. IL N’Y A PAS D’AVANT-GARDE DE DROIT, UNIQUEMENT DES AVANT-GARDES DE FAIT. Cela résulte directement de ce qui précède. Contrairement à un état-major qui tient son pouvoir d’une instance extérieure et supérieure qui, simultanément, le légitime, lui confère une autorité (l’Etat comme détenteur du « monopole de la violence légitime » dans le cas de l’état-major militaire, la supposée « science des lois historiques » dans le cas de l’état-major politique) au nom de laquelle il exerce son commandement, une avant-garde, telle que je la conçois, ne peut pas se décréter : elle ne peut pas s’auto-instituer et s’autoproclamer comme telle.
Comme la situation sociale dans laquelle elle se trouve et dont elle n’est en quelque sorte que la conscience réfléchie, une avant-garde est toujours un simple état de fait. Encore ne pourra-t-elle jouer son rôle d’avant-garde qu’à la condition de prendre précisément conscience du privilège de sa situation (et des obligations qui en résultent), de parvenir à en dégager un acquis qui soit valable pour l’ensemble du mouvement et qu’elle puisse faire partager par celui-ci. Cela exige donc de toute avant-garde qu’elle fasse en quelque sorte ses preuves : qu’elle parvienne à se dégager et à s’imposer comme telle au sein même du mouvement, en apportant à chaque fois la preuve de la justesse de ses orientations par sa capacité à les faire partager par l’ensemble du mouvement et à l’enrichir qualitativement en conséquence. En somme, il lui faut se faire reconnaître comme avant-garde par le mouvement dans son ensemble au regard de l’apport qui est le sien. Reconnaissance qui restera par conséquent aussi à la mesure de cet apport.
THÈSE 4. IL N’Y A PAS D’AVANT-GARDE TOTALE, UNIQUEMENT DES AVANT-GARDES PARTIELLES. Phénomène social total, le mouvement d’émancipation du prolétariat réfracte, y compris dans chacune des situations particulières ou même singulières où il se livre à l’observation (telle lutte dans une entreprise, telle organisation syndicale professionnelle, telle tradition nationale, telle expression de la conscience de classe, etc.), l’ensemble des aspects, des éléments, des niveaux, des dimensions de l’activité sociale. Il est donc rigoureusement impossible à un même groupe ou une même organisation de parvenir à synthétiser la totalité de l’expérience de ce mouvement, y compris dans un cadre spatio-temporel limité.
Cela implique que toute avant-garde parvient au mieux à saisir une partie de la situation ou de l’expérience totale à laquelle elle participe, dont elle cherche à rendre compte pour la mettre à la disposition de l’ensemble du mouvement. Selon son implantation dans le mouvement, ses activités et son projet propres, la tradition dont elle procède, etc., elle ne parvient au mieux qu’à saisir et rendre compte d’une partie de cette situation ou de cette expérience socio-historique. D’autres avant-gardes, en fonction d’autres implantations, d’autres activités, d’autres préoccupations, en saisiront nécessairement d’autres aspects, non moins mais pas plus riches d’enseignements pour autant.
Il en résulte évidemment que toute avant-garde est partielle et, par conséquent, aussi relative. Ainsi, tel groupe ou telle organisation qui peut être à l’avant-garde du mouvement d’émancipation sur telle question théorique ou pratique, qui aura su saisir toute la nouveauté ou la radicalité potentielle de telle expérience de lutte, de telle forme d’organisation, de telle idée ou concept, etc., se retrouvera à l’arrière-garde du mouvement sur telle autre question, en défendant des positions depuis longtemps dépassées et abandonnées par le gros du mouvement.
Raison de plus pour tempérer les ardeurs avant-gardistes !
THÈSE 5. IL N’EXISTE PAS UNE SEULE AVANT-GARDE MAIS TOUJOURS UNE PLURALITÉ D’AVANT-GARDES. De ce qui précède résulte aussi la pluralité inévitable des avant-gardes.
Du fait des choix qu’implique à tout moment un combat politique, du fait de la complexité des problèmes théoriques et pratiques qui se posent au mouvement d’émancipation du prolétariat dans toute situation historique, du fait encore de la multiplicité essentielle des possibles qui s’ouvrent devant lui dans chaque situation, du fait enfin de la diversité essentielle des traditions politiques et idéologiques constituant l’héritage et le sol nourricier des avant-gardes, les options stratégiques et tactiques sont inévitablement elles-mêmes multiples et di verses à chaque fois. Et il est bon et souhaitable, en ce sens, qu’il en aille ainsi : que le mouve ment d’émancipation dans son ensemble ait toujours la pos sibilité de choisir entre plusieurs avant-gardes, porteuses d’une pluralité d’options politiques et théoriques différentes, qu’il puisse les confronter en les jugeant à leurs actes et à leurs œuvres.
En ce sens, plutôt que d’une avant-garde constituée, il conviendrait plutôt de parler d’un pôle d’avant-garde, nécessairement diversifié et mouvant, au sein duquel il faut souhaiter qu’en permanence « cent fleurs éclosent »… [5] Ce pôle d’avant-garde ne peut, cependant, remplir sa mission à l’égard de l’ensemble du mouvement qu’à la condition que s’instaurent entre les différentes avant-gardes des rapports fondés sur la tolérance réciproque et, bien plus encore, sur une discussion permanente, sur la confrontation des points de vue et des options, dans le respect les uns des autres. Discussion dont la richesse des résultats est la meilleure garantie de la contribution des avant-gardes aux progrès de l’ensemble du mouvement.
Là encore, la distinction entre état-major et avant-garde est essentielle. Ce n’est qu’à la condition que les avant-gardes renoncent à toute prétention à diriger le mouvement dans son ensemble que l’on peut créer les conditions d’un tel débat démocratique entre elles. En somme, un rapport démocratique entre avant-gardes a pour condition de possibilité un rapport démocratique des avant-gardes à l’ensemble du mouvement.
THÈSE 6. TOUTE AVANT-GARDE N’EST QU’UNE MÉDIATION QUI DOIT VISER À CRÉER LES CONDITIONS DE SA PROPRE FIN. Des considérations précédentes, il est aisé de déduire ce que devraient être la forme, la structure et les fonctions des avant-gardes ainsi conçues.
Il est clair tout d’abord qu’elles ne peuvent nullement reprendre à leur compte la forme parti qui est solidaire de la vieille culture étatiste du modèle social-démocrate du mouvement ouvrier. En effet, le parti est une forme d’organisation politique qui se constitue dans l’unique but de conquérir et d’exercer le pouvoir d’Etat ; un parti met en forme étatique les intérêts, la volonté, le projet d’une classe sociale ou, plus généralement, d’un bloc social (au sens d’un système complexe d’alliances entre différentes classes, fractions de classes, couches ou catégories sociales).
En conséquence, dans tous les aspects de son fonctionnement (rapport aux masses et à la so ciété en général fonctionnant à la délégation de pouvoir, organisation bureaucratique fondée sur la reproduction élargie de la division entre fonctions de direction et fonction d’exécution, accaparement de la direction de l’organisation par des sommets qui échappent de plus en plus au contrôle démocrati que de la base, quelles que soient les garanties formelles dont celle-ci est pourvue, inamovibilité des dirigeants et opacité de leurs activités, caractère codé de leurs discours, obéissance plus ou moins inconditionnelle exigée des militants pouvant aller jusqu’à la militarisation de l’organisation, fétichisme du parti en tant que tel, etc.), le parti politique apparaît comme un pur décalque de l’appareil d’Etat. Dans ces conditions, l’individu qui adhère au parti (le terme est en lui-même significatif) y aliène en tout ou en partie son autonomie intellectuelle et morale. Les orientations majeures de l’organisation lui échappent, à moins qu’il ne puisse lui aussi accéder aux instances dirigeantes.
Aussi, pour autant qu’elles se veulent au service du renforcement de l’auto-activité du prolétariat et qu’elle vise à rendre possible son auto-émancipation, laquelle implique de détruire et de déconstruire l’appareil d’Etat, les avant-gardes ne peuvent épouser ni les finalités ni les modalités de fonctionnement des partis politiques. Pas plus d’ailleurs que celles des sectes politiques élitaires (dont une certaine ultra-gauche léniniste, conseilliste ou même situationniste s’est fait une spécialité au cours des décennies passées), qui ont pu se considérer comme détentrices exclusives d’une vérité intangible, du haut de laquelle elles jugeaient hautainement le cours de la lutte des classes, à défaut de pouvoir y prendre la moindre part.
La structure de ces avant-gardes doit au contraire strictement se conformer aux principes fédéralistes. Car, dans la mesure même où elles se doivent d’être à la pointe du mouvement anticapitaliste tout entier, sa tête chercheuse, leurs structures et leurs modes de fonctionnement doivent préfigurer la société communiste en tant que « libre association des producteurs » (Marx). D’où la nécessité de l’autogestion collective du pouvoir en leur sein avec tout ce qu’elle implique : rotation des tâches, absence de permanents à vie, circulation de l’information, très large démocratie interne fondée sur la décentralisation de la décision et de l’action, garanties ac cordées aux minorités éventuelles opposées aux décisions majoritaires, etc.
Quant aux fonctions des avant-gardes, elles ne peuvent consister qu’à favoriser l’auto-activité du prolétariat dans la pluralité de ses dimensions : son autodétermination (sa capacité à élaborer son projet politique, ses orientations programmatiques, ses stratégies et tactiques en fonction des rapports de forces dans les luttes de classes), son auto-organisation (les formes d’organisation capables de lui permettre de se mobiliser comme classe sociale et d’exercer collectivement son pouvoir en tant que classe), son autoréflexion (sa capacité à élaborer par lui-même sa conscience de classe) [6]. En un mot, la fonction des avant-gardes est de travailler à stimuler et renforcer les capacités d’auto-émancipation du prolétariat.
Dans cette mesure même, toute avant-garde est placée au cœur d’une contradiction qu’elle doit s’efforcer de maîtriser et, autant que possible, de dépasser. D’une part, elle doit chercher à influencer le mouvement social dans son ensemble, en lui proposant (mais non pas en lui imposant) des analyses théoriques, des orientations stratégiques, des modalités organisationnelles, des tactiques de lutte, etc. Tandis que, d’autre part, en cherchant précisément à stimuler et renforcer les capacités d’autoactivité du prolétariat, elle travaille à rendre sa propre action inutile. En somme, elle doit travailler à créer les conditions de son propre dépérissement.
Alain Bihr