Il semble y avoir beaucoup d’expectative sur les élections dans la population…
Sami Tahri : Tout le monde craint que la révolution soit volée. La contre-révolution essaie par tous les moyens de limiter le droit populaire à agir. Le gouvernement provisoire peut instaurer un régime non différent de celui de Ben Ali, ou sauvegarder les intérêts de ceux qui étaient dans l’entourage de Ben Ali. Le changement effectué jusqu’à maintenant se limite à quelques retouches. Par exemple l’administration locale est toujours liée à l’ancien régime. La plupart des fonctionnaires appartient encore au RCD. Certes, une grande partie des municipalités a été renversée. Mais l’administration d’Etat demeure. Le gouvernement provisoire garde la possibilité de nommer d’autres municipalités. Au total, il n’y a pas de changement, ni de volonté de changement. L’administration est l’outil qui va garantir la continuité. Pour ceux qui sont au pouvoir ou qui espèrent y retourner.
Par ailleurs, la crise économique continue, notamment dans le tourisme, qui est un secteur très précaire, fragile. Le tourisme accuse un retard de 80 % de fréquentation. La situation sécuritaire est de plus en plus difficile, avec des policiers qui essaient de propager un sentiment de peur. On pousse les gens à choisir entre la liberté ou la sécurité. La police par ailleurs fonctionne mal. Il y a de vrais bandits qui veulent mettre des bâtons dans les roues, et qui promettent de sauver le pays. Si on abandonne le RCD on va vers le chaos, disent-ils.
Est-ce que les élections arrivent trop vite dans cette situation ? (prévues initialement le 24 juillet, elles ont été par la suite repoussées en octobre)
Sami Tahri : Evidemment, les conditions de déroulement des élections ne sont pas très bonnes, au plan logistique ou de la préparation de la campagne électorale. La majeure partie des partis politiques s’est créée après le 14 janvier. Ils ne sont pas prêts pour participer à des élections équitables. Mais maintenir les élections (NDLR : le 24 juillet à l’époque de l’interview ) serait mieux que de les retarder. Car elles vont produire le message le plus fondamental pour enlever le sentiment d’attente. Même s’il y a des dégâts ou des reculs dans les résultats. Un gouvernement légitime, c’est mieux qu’un gouvernement provisoire qui ne peut rien faire. Ce sont les premières élections. Tout le monde va participer. Certes, le choix sera difficile. Certains voteront peut-être « blanc », mais ils se déplaceront.
Est-ce que le Front du 14 janvier va faire listes communes ?
Sami Tahri : Il y a un débat depuis la formation du Front, mais qui n’a pas encore abouti. Il faut des listes communes. Un consensus doit être établi pour être à la hauteur de la situation, vis-à-vis du mouvement islamiste Ennadha, ou des partis RCdistes formés depuis quelques semaines, et qui ont des moyens. Aucun parti ne peut tout seul être à la hauteur de la situation. Il faut donc un Front large, démocratique, une coalition.
L’UGTT a toujours joué un rôle politique fort. Pourquoi ?
Sami Tahri : Cela remonte aux années 1946, avant Bourguiba. A sa naissance, l’UGTT était en quelque sorte le « parti des ouvriers », si on peut dire. Ou même « le parti des partis ». Bourguiba a essayé d’écraser tous les partis qui existaient avant l’indépendance : le Parti communiste, le Parti populaire. Il ne restait que le syndicat, qui a donc joué un rôle politique pendant l’époque colonialiste, et l’installation du pouvoir de Bourguiba. Il y avait au moins cinq ministres issus de l’UGTT. Le secrétaire général de l’UGTT Ahmed Ben Sallah était ministre. Le programme politique, social et économique du premier gouvernement Bourguiba était le programme de l’UGTT. Cela ressemble au Parti travailliste en Grande Bretagne, mais sans proclamer un parti politique. Dans les années 1970 par contre, il y a eu une prise de distance et l’UGTT est devenue un syndicat de plus en plus revendicatif, oppositionnel. D’où une crise syndicale très grave en 1978, au moment de la grève générale, qui s’est reproduite en 1985, avec Ben Ali. Ce rôle politique du syndicat est donc historique, dans une période où la vie politique n’existait pas. C’est après 1981 qu’ont commencé à se développer des partis plus officiels, mais qui étaient en réalité des « frères » du parti du pouvoir.
Des syndicalistes vont-ils participer aux élections ?
Sami Tahri : Certains proposent de faire des listes UGTT. Il y a aussi l’idée de participer à un « front », par exemple avec le Front du 14 janvier, qui était avec l’UGTT depuis le début de la révolution. Autre solution encore : laisser les syndicalistes libres de faire ce qu’ils veulent, sans représenter le syndicat. Il y a donc un débat et on doit le trancher dans la commission administrative (CA) de l’UGTT. Nous ne voulons pas que l’UGTT reste à la marge des élections et de la situation politique.
Comment analyser ce qu’on nomme la bureaucratie syndicale ?
Sami Tahri : La centrale syndicale est traversée par des luttes. Ce n’est pas une organisation figée et sans changement. Elle subit l’influence du pouvoir, de l’argent, des services des patrons, etc. Surtout à l’époque de Ben Ali jusqu’en 2002. C’était une époque d’alignement total sur le gouvernement. Mais la lutte interne pour l’indépendance syndicale est demeurée vive. Maintenant, l’enjeu est de pousser jusqu’au bout cette bureaucratie à être auprès des ouvriers, loin du patronat, du pouvoir. On peut dire qu’on a gagné la bataille en décembre et janvier derniers.
Est-ce que les courants de gauche dans l’UGTT sont organisés ?
Sami Tahri : Oui, la participation de l’UGTT dans la révolution était le résultat de cette coordination dans les syndicats, à la poste, chez les médecins, dans l’enseignement secondaire, primaire, les caisses sociales. Nous avons des documents communs dans les congrès. Nous avons fait des appels à des manifestations. Ce sont des syndicats où se trouvent des militants de gauche, et qui ont influencé aussi la centrale syndicale au plan national.