Suren – Quel est le débat sur le génocide arménien en Turquie ? Peut-on parler de négationnisme d’État ?
Masis Kürkcügil – Le débat sur le génocide englobe celui sur l’histoire de la fin de l’empire ottoman et de la fondation de la République [1]. En dépassant même les dangers pressentis par Kristian Rakovsky dans la Révolution de 1908 et Léon Trotsky dans le Morcellement de la Turquie et la question arménienne, cette question est au fondement même de la République. Il est impossible pour l’État d’admettre de lui-même, ne serait-ce qu’un débat sur le sujet. L’actuel président de l’Assemblée nationale avait considéré un colloque organisé par une université turque sur la question comme une « trahison ». La posture du gouvernement turc consistant à dire « laissons travailler les historiens » revient à insister sur l’existence d’un « génocide de Turcs » si on examine la production d’historiens « officiels ».
Les débats sur la fondation de la République ont ouvert des brèches pour les débats au sujet des questions kurde et arménienne. Pendant des décennies, l’existence des Arméniens sur cette terre a été niée. Les attentats des années 1970 contre des diplomates turcs ont suscité des doutes sur l’existence de douleurs inconnues derrière cette histoire officielle. Durant les 20 dernières années, des maisons d’édition ont publié des œuvres importantes, certains intellectuels et journalistes se sont ouvertement opposés à l’histoire officielle et ont permis que la discussion avance sans retour en arrière possible.
Aujourd’hui, malgré la menace que représentent des lois se référant à des notions aussi abstraites que « l’hostilité à la turcité » ou « le rabaissement de la turcité », le débat sur le génocide a réellement avancé. C’est en raison d’une telle loi que Hrant Dink [2] a été condamné. Son existence pouvant être utilisée contre ceux qui débattent de la question arménienne, cela montre la duplicité du gouvernement turc qui évoque la liberté d’expression.
Aujourd’hui, à la télévision, dans les journaux, il est possible de condamner la thèse de l’histoire officielle. Même ceux qui veulent « justifier » ce qu’il s’est passé, sont obligés de reconnaître que des événements malheureux se sont produits et ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes. Si bien que la thèse, largement répandue jusqu’alors, que les « Arméniens ont plus tué » commence à devenir ridicule. Le discours officiel a tendance à devenir : « avant tout se passait bien, ensuite il y a eu des massacres des deux côtés, puis cela a dégénéré et il y a eu quelques centaines de milliers de victimes ».
Dans cette conjoncture, quelle est la situation des Arméniens de Turquie ?
Il ne faut pas généraliser. Un cercle restreint et le journal de langue arménienne Agos représenté par H. Dink ont initié des débats importants et ouvert des brèches en ce qui concerne la question démocratique en général, en Turquie. Une partie significative des Arméniens estime que ces débats ne sont pas utiles et préfère garder de bonnes relations avec le gouvernement. Enfin, un bon nombre d’entre eux sont gênés par cette question alors qu’ils essaient de mener difficilement leur vie quotidienne. Cela étant, après l’assassinat de H. Dink, les voix qui protestent se sont multipliées. La communauté est confrontée à des questions comme les écoles, les fondations, les œuvres historiques. Il y a eu quelques avancées sur ces questions même si cela reste souvent symbolique. Au-delà des représentants officiels de la communauté, il est possible de parler d’un milieu « civil ». En bref, même si généralement la tendance est d’attendre des améliorations de la part du gouvernement, des voix plus radicales se font entendre.
Comment évalues-tu la proposition de loi adoptée en France et condamnant la négation du génocide arménien ?
Cette proposition, à l’instar des précédentes, a fait l’objet de discussions parmi les historiens. Une loi similaire a été adoptée en Suisse et le procès qui a suivi n’a pas eu d’autre effet que de faire la publicité à des charlatans nationalistes. Condamner à des amendes est une manière étrange de faire prendre conscience. Celui qui a de l’argent pourrait donc faire du négationnisme, insulter... ou massacrer. Les dirigeants turcs se situent d’ailleurs sur ce même plan puisqu’ils craignent par-dessus tout des demandes d’indemnisation. On peut constater que, contrairement aux attentes, les résultats politiques de la condamnation du négationnisme ou de l’interdiction des partis fascistes sont négatifs. L’important est que la recherche de la vérité soit toujours vivante et que le contexte y soit propice.
Quelles seront les conséquences en Turquie ?
Il existe des Arméniens, comme H. Dink, qui ont toujours estimé que ces lois n’ont pas de sens. Il ne faut pas croire que grâce à une telle loi, le débat sera plus facile en Turquie. Alors que l’important – d’abord pour ceux qui ne sont pas au courant de cette question – est que les gens qui sont le produit de cette histoire puissent discuter librement ici-même. De manière symétrique, une telle loi renforce la position des « interdictionnistes », des nationalistes.
De plus, dans un contexte européen où la haine envers les étrangers se renforce considérablement, cette question peut être utilisée contre une partie de la population immigrée. Pour que le gouvernement français ait pu avoir un minimum de crédibilité, il aurait fallu que ses mains soient propres...
Propos recueillis par Suren