Les multiples débats et contributions consacrés au dernier grand mouvement de grève contre la réforme des retraites sont littéralement hantés par le spectre de la grève générale, ainsi que les discussions consacrées à la reconstruction d’une perspective stratégique [1]. Deux ouvrages publiés chez Agone nous permettent de mieux connaître les débats qui entourèrent l’émergence de cette notion dans le mouvement ouvrier français.
« Périodiquement, dans l’un ou l’autre des pays capitalistes, l’agitation sociale remet à l’honneur une idée déjà ancienne : celle de la grève générale » [2]. Les mobilisations des dernières années ont confirmé ce constat dressé il y a quarante ans par Robert Brécy, et auquel Miguel Chueca fait écho dans sa présentation de Déposséder les Possédants. Loin d’être une vieille lune archaïque, l’idée de grève générale démontre sa vigueur et son actualité. Mieux comprendre les conditions de son élaborations et les débats qu’elle suscita doit nous permettre de nous approprier ce qui fait partie du meilleur héritage du mouvement ouvrier.
Une pratique autonome de la classe ouvrière
Ce qui marque profondément à la lecture de ces ouvrages, c’est bien cette dimension « organique » de la grève générale. Pouget l’affirme d’emblée dans le court essai qu’il lui consacre : « L’idée de grève générale n’a pas de blason idéologique. Elle vient du peuple et ne peut prétendre à une « noble » origine » [3]. Cette dimension est réaffirmée par des auteurs aussi divers que Paul Louis, Hubert Lagardelle ou encore Georges Sorel : « La grève générale n’est point née de réflexions profondes sur la philosophie de l’histoire ; elle est issue de la pratique » [4]. Une pratique qui émerge comme double alternative, aux théories de l’insurrection d’un côté et aux luttes parlementaires de l’autre.
Miguel Chueca insiste avec raison sur cette double dimension dans son introduction, car c’est bien là ce qui marque à la fois la radicale nouveauté et la profonde richesse de l’idée grève-généraliste. Le point cardinal de cette élaboration, c’est l’idée de l’autonomie ouvrière, et de la nécessité de lutter pour ses propres intérêts. Voilà ce que recouvre précisément l’idée d’action directe, dont la grève générale est l’expression par excellence : « Elle signifie que la classe ouvrière […] n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action » [5].
On comprend dès lors pourquoi cette pratique va soulever une telle hostilité. Nombre de socialistes d’alors n’envisagent de développements pour le mouvement ouvrier que dans le respect du cadre légal et l’envoi de députés toujours plus nombreux à l’Assemblée. C’est le constat qu’en dresse le socialiste Lagardelle : « Les partis socialistes – dont les tendances communes sont d’accentuer de jour en jour leur action exclusivement parlementaire – ne comprennent qu’avec peine et n’examinent qu’avec défiance les idées révolutionnaires d’origine ouvrière » [6]. Le texte que Jaurès consacra à la grève générale s’inscrit dans ce cadre, et le moins que l’on puisse dire, c’est que la plupart de ses critiques tombent à plat : sur la puissance militaire de l’Etat, sur l’arrêt éventuel de la production, sur les capacités autonomes de la classe ouvrière… Car en dépassant le stade de la révolution des « bras croisés » - première théorisation de la grève générale, intégralement pacifiste -, les militants grève-généralistes élaborent dès le début du vingtième siècle une théorie complète et originale, où se trouvent posées les principales problématiques : remise en route de la production, évitement de l’affrontement armé, centralité des transports et des industries stratégiques, extension et internationalisation du mouvement, expropriation partielle (ce que nous appelons aujourd’hui « incursion dans la propriété privée »)… Ces éléments de réponse ont été synthétisés dans deux brochures, rédigées par la Commission de propagande de la grève générale, intitulées La Grève générale révolutionnaire et La Grève générale réformiste.
Il ressort donc que de nombreuses critiques faites à cette conception sont le produit d’une lecture superficielle des textes rédigés par les syndicalistes. Ainsi, l’objection récurrente à l’encontre de l’idée de grève générale se résume de la façon suivante : la grève générale ne se décrète pas ! Sous-entendu : les tenants de cette idée penseraient qu’il suffit d’y appeler pour qu’elle se réalise. Il n’existe pourtant aucune illusion de cette sorte chez les grève-généralistes, comme le confirment les remarques de Pouget quant à l’appellation de la première commission en charge de cette question : « Elle prit le nom de « Commission d’organisation de la grève générale », sans apercevoir l’inconséquence d’une telle appellation : il est logique qu’on « prépare » la grève générale et très prétentieux de prétendre l’« organiser » » [op. cit., p. 61.]].
Remettre la grève générale en débat
Malgré toutes les qualités des militants qui ont défendu cette perspective, la grève générale révolutionnaire ne s’est pas produite. Faut-il en conclure que la théorie de la grève générale a définitivement échouée ? Il ne s’agit pas seulement de débat historiographique, mais bien d’une discussion qui intéresse notre activité militante au plus haut point. Chueca insiste avec raison sur la nécessité de reprendre ce débat inachevé et de ne pas rendre les armes face à la « rationalisation du réel » [7] qui sacralise l’existant contre tous les possibles non-réalisés. Mais il ne s’avance pas beaucoup plus loin. Pourtant, s’il s’agit de remettre cette question en chantier, il est impératif d’en aborder les limites. Compte-tenu de l’espace imparti, nous ne pouvons faire beaucoup mieux que d’ébaucher des pistes de réflexion.
La première d’entre elles pourrait être qualifiée d’optimisme sociologique. Les textes de deux recueils sont empreints de cet optimisme. Dans sa brochure le Parti du Travail, Pouget écrit ceci : « La trame de ce groupement étant l’intérêt de classe du prolétariat, toute atténuation de sa force revendicatrice et révolutionnaire est vaine et toute tentative de déviation est d’avance frappée de stérilité » [8]. Il est frappant de constater la confiance que placent ces militants dans la possibilité de réaliser l’unité de la classe, condition essentielle de sa puissance. Ceci explique l’insistance du même Pouget sur la question des « intérêts », opposés à la « politique », considérée comme un facteur de division. Pourtant, le siècle écoulé a démontré combien les facteurs de division (race, genre, religion…) pouvaient être puissants, et la nécessité de les prendre en considération, sous peine de reproduire les structures de domination. Mais ceci ne résout pas la question « politique », c’est-à-dire celle du pouvoir. Ce sera tout l’apport des crises révolutionnaires du XXe siècle avec l’apparition des formes de double-pouvoir. La reprise des débats autour de la séparation du social et du politique montre combien ces questions restent actuelles.
La seconde limite est d’ordre stratégique, et est soulevée par Jaurès. Celui-ci a raison lorsqu’il souligne que « les sociétés résistent avec une élasticité extraordinaire à des crises qu’on pouvait croire funeste, à des maux qui paraissaient accablants » [9]. Capable de surmonter des guerres comme des catastrophes naturelles, la société capitaliste a démontré son extraordinaire vitalité, à tel point qu’elle peut décourager les révolutionnaires les plus enragés, comme les militants ouvriers les plus éprouvés. Il y a là un élément qui explique l’affaiblissement du syndicalisme révolutionnaire – en tout cas sous cette forme. Par ailleurs, confronté à cette articulation complexe des temporalités sociales, obligeant à bâtir une organisation syndicale solide et dans le cadre d’une répression brutale, il est également victime d’un phénomène difficile à anticiper : la bureaucratie. Ainsi, quand Pouget considère que pour les militants ouvriers, dans le cadre de leur activité syndicale, « il n’y a que des ennuis à recueillir et non des prébendes » [10], il n’envisage pas l’éventualité qu’un appareil permanent et salarié, issu des rangs ouvriers, puisse faire le choix de jouer le rôle d’auxiliaire de la bourgeoisie.
La dernière limite est sans doute la plus importante : toute la théorie syndicaliste révolutionnaire est pétrie d’une tension entre le rôle de la minorité révolutionnaire agissante et la construction de la classe comme sujet politique autonome. N’en déplaise à Chueca, qui n’a de cesse de dénoncer le léninisme, ces militants abordent exactement les mêmes problématiques [11] : la construction d’une organisation, le rapport de cette organisation avec la classe, la place de la démocratie, l’autonomie politique… Cependant, ce qui représente un enjeu particulier en ce qui concerne l’apport des grève-généralistes, c’est qu’ils tentent d’élaborer une théorie révolutionnaire opérante dans le cadre d’une société « démocratique ».
Nous n’avons pu que donner un aperçu de ces deux ouvrages, dont il faut rappeler la grande qualité éditoriale (l’appareil de notes, ainsi que les glossaires et chronologie, sont extrêmement utiles). Ils constituent une contribution essentielle au débat stratégique en cours, car en mettant à disposition une grande variété de textes, ils ouvrent la possibilité de dissiper bon nombre de malentendus. Leur lecture n’est pas seulement recommandée, elle est indispensable pour toutes celles et ceux qui veulent renouer les fils des meilleures traditions du mouvement ouvrier !
Henri Clément