Je voudrais, sans la nommer,
Vous parler d’elle
Comme d’une bien-aimée,
D’une infidèle,
Une fille bien vivante
Qui se réveille
A des lendemains qui chantent
Sous le soleil.
C’est elle que l’on matraque,
Que l’on poursuit que l’on traque.
C’est elle qui se soulève,
Qui souffre et se met en grève.
C’est elle qu’on emprisonne,
Qu’on trahit qu’on abandonne,
Qui nous donne envie de vivre,
Qui donne envie de la suivre
Jusqu’au bout, jusqu’au bout.
Je voudrais, sans la nommer,
Lui rendre hommage,
Jolie fleur du mois de mai
Ou fruit sauvage,
Une plante bien plantée
Sur ses deux jambes
Et qui trame en liberté
Ou bon lui semble.
C’est elle…
Je voudrais, sans la nommer,
Vous parler d’elle.
Bien-aimée ou mal aimée,
Elle est fidèle
Et si vous voulez
Que je vous la présente,
On l’appelle
Révolution Permanente !
C’est elle…
Sans La Nommer, Georges Moustaki [2]
Daniel a été un penseur original et – tout autant – l’une des figures emblématiques d’une histoire politique collective. Je voudrais aborder sous ces deux angles son apport sur, ou son rapport à, la question de la révolution permanente. Il me semble cependant qu’en ce domaine, les conceptions de Daniel, les « angles de vue » sous lesquels il en traite, expriment une expérience, des priorités et des préoccupations, un travail partagés. Il paraît bien souvent assez vain de rechercher une paternité individuelle à une idée « nouvelle » : elle prend forme par touches successives.
Ce « nous » auquel appartient Daniel, en interaction avec lequel il pense, à de multiples facettes… L’équipe fondatrice des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR) puis de la Ligue communiste révolutionnaire (LC/LCR) en France [3], la nouvelle génération de cadres des sections de la Quatrième Internationale (et singulièrement de son courant majoritaire) ou celle d’organisations extérieures à la QI mais avec lesquelles il collabore [4]. Les grandes expériences historiques à partir desquelles il valide et reformule la théorie de la révolution permanente sont mondiales (révolutions russe, chinoise, cubaine, algérienne, vietnamienne… ; contre-révolutions indonésienne de 1965, chilienne de 1973… ; perpétuel combat palestinien…). Mais c’est en Amérique latine qu’il noue des rapports militants denses et suit au quotidien les heures et malheurs des luttes qui nous sont contemporaines. L’épreuve et les enseignements du présent.
Bien entendu, les écrits de Daniel sont parsemés de références à la révolution chinoise, au Vietnam… Il en connaissait assez sur la Chine et Mao pour pouvoir comprendre le versant maoïste d’Alain Badiou [5]. Mais il me semble que son tropisme était avant tout européen et latino-américain, comme l’illustre ce passage du Pari mélancolique où il se mémorise les dés jetés pour la lutte :
« Combien de fois les dés ont-ils roulés ?
Dans la nuit du 8 au 9 thermidor ? Sur les pavés de juin 1948 ? Sur les dernières barricades des rues Haxo ou de la Fontaine-au-Roi, en mai 1871 ? Sur les marches du palais d’Hiver en 1917 ? En 1923, sur les toits de Hambourg ? En mai 1937, sur les Ramblas de Barcelone ? En août 1949 sur les pentes du mont Grammos ? En 1957, sur la plage du débarquement du Granma ? Dans quelque coin perdu de Bolivie, un certain 9 octobre 1967 ? Ou encore, contre toutes probabilités, contre toutes les raisons statistiques et les résignations d’un temps obscur, un 1er janvier 1994 à San Cristobal de las Casas ? » [6]
On touche ici à l’une des principales limites de la contribution que je peux offrir ici. L’Asie m’est ce que fut l’Amérique latine à Daniel. Je ne connais que de façon très superficielle des pays, mouvements et expériences qui ont joué un rôle clé dans sa réflexion politique. De plus, il écrivait relativement peu sur lesdits pays, laissant naturellement la plume aux organisations latino-américaines. Il serait bon qu’une autre contribution aborde les thèmes dont je traite, mais vu d’Amérique latine, de Daniel en lien à l’Amérique latine.
Plus généralement, cette introduction n’est pas la conclusion d’un long travail d’archives sur les écrits et interventions de Daniel. Il faut la prendre pour ce qu’elle est : une contribution initiale, « en progression » dit-on de façon optimiste (« work in progress »), invitant la critique, mais qui se nourrit d’une histoire partagée par delà des polarités géopolitiques variées.
Si j’ai choisi de suivre un plan d’exposition chronologique plutôt que thématique, ce n’est pas dans un souci biographique ; c’est un choix politique. Suivant les moments ou périodes, la question de la révolution permanente apparaît centrale dans l’intervention de Daniel, ou fort marginale, voire disparaît dans une large mesure de l’écran. Elle est abordée dans ses fondements et principes ou bien dans les formes concrètes dans lesquelles s’incarne un processus historique. Ce faisant, Daniel s’avère bien un « marqueur » de cette histoire collective évoquée plus haut.
La révolution dans la durée et l’espace…
Je ne peux résumer ici la théorie de la révolution permanente, ses tenants et aboutissants ; je renvoie à ce sujet tout particulièrement aux contributions de Michael Löwy [7]. Les « Thèses » de Léon Trotski (1929) en présentent une synthèse qui a l’avantage de la brièveté, mais l’inconvénient d’être écrite dans la langue politique et les polémiques de l’époque, peu familières aux militant.e.s d’aujourd’hui [8]. Cette théorie constitue en 1933, rappelle Daniel, l’une des quatre principales références programmatiques de l’Opposition de gauche internationale – marxiste et antibureaucratique [9] –, c’est-à-dire du « trotskisme des origines » que Daniel fait, à raison, remonter au combat contre le stalinisme, et non pas à avant 1917 [10].
La théorie de la révolution permanente pense le combat révolutionnaire dans l’espace et dans la durée. « L’image des révolutions et des révolutionnaires, note Daniel, est associée à une locomotive lente. Celle de Mao avec ses marcheurs de fond. Celle de Boudienny et de Zapata avec leurs cavaliers. Celle du Che monté sur sa jument. Au milieu, celle de Trotsky et de Pancho Villa avec leurs trains blindés. » [11]. Alors, à l’heure de « la technologie de la vitesse », « la révolution ne suivrait plus le rythme »…
« Fin des révolutions donc ? Ou changement de leur tempo, étirement dans la durée, conjugaison nouvelle de la soudaineté événementielle et de la durée processuelle ? Pour Trotsky, Octobre n’était concevable qu’en tant que “première étape de la révolution mondiale qui s’étend sur des dizaines d’années“. Selon Lénine, les révolutions politiques ne devaient pas être comprises “comme un seul acte “, mais comme “une époque de révolutions et de contre-révolutions“. » [12].
« La “révolution permanente“ rassemble en une seule formule algébrique trois registres temporels : celui du passage brusque de la révolution démocratique à la révolution sociale ; celui du passage prolongé de la révolution politique (changement de pouvoir) à la révolution culturelle (changement des mœurs) ; celui du passage de la révolution nationale à la révolution mondiale. Ces passages et ces transitions sont pensés sous les termes dialectiques de “l’ininterruption“ (Mao) ou de “la transcroissance“ (Trotsky). A l’encontre de toute vision évolutionniste de l’histoire, “le développement inégal“ consiste précisément dans le “saut des étapes“. Car les institutions et les mentalités ne se modifient pas au fur et à mesure des évolutions moléculaires de la société. Les idées et les rapports sociaux sont “chroniquement en retard“ sur les nouvelles circonstances et sur les innovations techniques. Ajustement brutal, fruit de cette discordance des temps, la révolution est donc “un sursaut d’idées et de passions“. » [13]
Des trois « champs » de la théorie de la révolution permanente, je m’attarderais avant tout ici sur l’analyse des processus révolutionnaires dans les pays « dominés ». Je reviendrais aussi sur la transition post-révolution politique, mais je n’évoquerais qu’incidemment la question de l’extension internationale de la révolution et l’histoire de l’internationalisme [14].
Temps I : Délimitations stratégiques
Notre génération est entrée en activité en un moment historique très particulier où de nouveaux possibles s’ouvraient dans les pays capitalistes développés, où la domination bureaucratique se fissurait dans l’Est européen et s’imposait, instable, au prix d’une crise majeure (1966) dans l’Orient chinois, où l’actualité du combat révolutionnaire s’affirmait au Sud, où un bras de fer avec l’impérialisme se poursuivait au Vietnam.
L’extension internationale de la révolution était alors perçue par notre courant comme la « convergence des trois secteurs de la révolution mondiale » ; une perception de l’internationalisme qui nous différenciait évidemment des PC staliniens, mais aussi de courants trop étroitement tiers-mondistes.
Une nouvelle géographie de l’extrême gauche se dessinait au cours des années 1960, A la différence d’aujourd’hui, les délimitations programmatiques jouaient un très grand rôle dans l’affirmation des courants qui la composaient. Polémiques politiques et théoriques s’entremêlaient quotidiennement. La référence à la révolution permanente occupait alors pour nous une place de choix. De concert avec la critique du stalinisme, elle nous inscrivait d’emblée dans une lignée marxiste internationaliste et antibureaucratique. Elle offrait une interprétation cohérente de la révolution russe (cet héritage commun que toute l’extrême gauche française se disputait), de luttes révolutionnaires en cours (Vietnam…) et de désastres contrerévolutionnaires contemporains (Indonésie, Chili…).
Ainsi, la théorie de la révolution permanente nous armait pour engager la polémique ou le dialogue jusque sur le terrain privilégié de courants révolutionnaires concurrents. Daniel intervint notamment dans un grand meeting parisien sur la révolution chinoise, une question, disions-nous, « trop importante pour la laisser aux seuls maoïstes ».
Temps I bis : réappropriations et redéfinition
Le temps de notre engagement était donc un moment de réappropriation intensive d’un héritage historique transmit par l’Opposition de gauche au stalinisme, la Quatrième Internationale – avec notamment Ernest Mandel [15] – et sa section française, avec Pierre Frank [16] …, mais aussi incarné dans le passé par Lénine, Rosa Luxembourg… ou dans le présent par le Che. Nous apprenions à plusieurs sources avec les yeux d’une nouvelle génération militante. Même quand nous pensons être parfaitement « orthodoxe », nous commencions à donner notre propre contenu à l’héritage dont nous nous réclamions – ce qui n’est pas trahir et constitue même une condition nécessaire (bien que pas suffisante) de la fidélité.
Dans ce double mouvement de réappropriation et de réinterprétation, le rôle de Daniel fut important. Fervent défenseur de la théorie de la révolution permanente – notre lignée « trotskiste » -, il est aussi l’un d’entre nous qui affirmait avec le plus de force notre lignée « léniniste » sur la question du parti [17]. Certes, les conceptions en la matière de Daniel évolueront entre deux polarités : le temps du « léninisme pressé » et celui du « léninisme libertaire » [18], mais c’est une autre histoire.
L’important, pour ce qui nous concerne ici, est qu’il y a – bien évidemment – un lien entre la conception de la révolution permanente et la question des partis qui conduisent des combats révolutionnaires ; une question que le « point de vue léniniste » nous a forcé à prendre au sérieux. Un lien qui était alors au cœur des polémiques traversant la Quatrième Internationale. Impossible de se satisfaire de qualificatifs traditionnels tels que « centristes » pour définir des organisations qui, loin de vaciller et hésiter, font dans la durée preuve de beaucoup de constance face à de très difficiles épreuves politiques et militaires.
La polémique était frontale avec les tenants de la tendance minoritaire internationale, représentée au premier chef par le Socialist Workers Party (SWP) des Etats-Unis. S’ils faisaient preuve d’ouverture vis-à-vis du Mouvement du 26 Juillet de Cuba qui s’est constitué en dehors de la sphère d’influence de Moscou (et contre le PC cubain), ils considéraient que les Partis communistes chinois ou vietnamien n’étaient que des formations staliniennes, donc contre-révolutionnaires. Plusieurs décennies durant, les masses auraient ainsi poursuivi un combat sans merci non seulement en l’absence de tout parti révolutionnaire, mais contre la politique des partis à la tête de leurs luttes et sans permettre le développement de partis alternatifs [19]... Cette polémique a peu d’intérêt rétrospectif, si ce n’est pour comprendre l’histoire de la Quatrième Internationale.
Par rapport au sujet traité ici, notons qu’en posant comme nous le faisions la question du rôle des partis dans le processus de révolution permanente, nous introduisions aussi un élément de rupture avec la démarche précédemment développée par Ernest Mandel – mais de cela nous étions moins conscients.
Certes, Mandel avait lui-même engagé dans les années 1950 une polémique vigoureuse contre les courants sectaires au sein de la QI qui ne reconnaissait ni le caractère authentique de la révolution chinoise ni le rôle actif joué en son sein par le PCC [20]. Mais les termes de son analyse méritent d’être rappelés. Il titrait un article de 1954 : « La révolution mondiale, de sa phase empirique à sa phase consciente » [21]. La phase « initiale » de la révolution mondiale, incarnée par la Yougoslavie et la Chine, était « dominée par la spontanéité des masses et l’empirisme des directions ». C’était la « phase du centrisme ». Des termes qu’il reprend encore en 1969 : « la montée révolutionnaire internationale à partir de 1949 se caractérise par la dominance de la demi-conscience, du centrisme ». Une « nouvelle phase » s’est amorcée avec la radicalisation des années 1960 dans les centres impérialistes, « marquée par un poids beaucoup plus grand du prolétariat industriel, par un niveau de conscience plus élevé » [22]. Ainsi, après les défaites européennes des années 1920-1940 et le stalinisme, la révolution mondiale, « un processus organique propre », aurait fait un « détour historique » en se recentrant dans le tiers monde. Elle devait retrouver son cours « normal » avec la radicalisation des luttes de classes dans les centres prolétariens.
Nous avons pris nos distances avec une vision « sociologique fataliste » de la révolution permanente en centrant l’attention sur la question des partis et la place du politique. Cela a donné lieu à bien des débats abscons, talmudiques, sur la « nature » de ces partis, mais cela a aussi ouvert la voie à un effort important d’analyse concrète des mouvements révolutionnaires dans leur diversité, en repartant de leur histoire et non pas d’une définition (parti petit-bourgeois, stalinien…) dont tout découlerait.
Revenant sur les controverses historiques au sein du mouvement trotskiste, Daniel souligne : « La subordination des PC à la bureaucratie soviétique ne relève pas d’une sorte d’esprit du stalinisme érigé en abstraction métaphysique, mais d’un processus historique singulier qu’il s’agit d’étudier dans chaque cas concret. Ainsi, la stalinisation du PC français, consommée dans les années 1930, est différente de celle du PC italien clandestin en exil, ou de celle du PC espagnol concurrencé par les anarchistes et le POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste). Un parti communiste qui mène une lutte de masse pour la conquête du pouvoir en contradiction avec les consignes du kremlin ne peut être caractérisé strictement comme stalinien, sous peine de privilégier les critères idéologiques au détriment de l’analyse sociale et historique. C’est le cas du Parti communiste yougoslave dont les rapports conflictuels avec la bureaucratie soviétique depuis 1941 et la résistance au partage des Balkans décidé à Yalta ne furent connus que rétrospectivement. C’est aussi le cas du Parti communiste chinois qui, échaudé par la tragédie de 1927, ne voulait pas se subordonner au Guomindang dans la résistance antijaponaise et refusa, à la différence du Parti grec, de rendre les armes […]. Les rapports conflictuels entre la direction maoïste de la Longue Marche et les cadres staliniens formés à Moscou, méconnus à l’époque, sont aujourd’hui « éclairés par de nombreux documents et témoignages. » [23].
De même, en recherchant chez Marx les origines d’une conception de la « révolution en permanence », nous sommes remontés au débat russe et à sa fameuse réponse à Vera Zassoulitch concernant l’avenir de la Russie (1881) : « cela dépend ». Bel exemple de « carrefour historique » ! [24]
Le travail mené sur la question de la révolution permanente n’est évidemment pas le seul angle sous lequel notre perception de l’histoire s’est modifiée, mais il y a fortement contribué, comme en témoigne un texte de 2003 de Daniel qui « noue » sa conception de « l’histoire ouverte » autour du thème des « permanences de la révolution » [25]. Ce texte est important, car il montre l’interaction, dans l’évolution de la pensée de Daniel, entre ses conceptions de la révolution permanente et de l’histoire. Il rompt, notamment, explicitement avec une vision de la révolution permanente qui préserverait « un reste de croyance en une fin annoncée de l’histoire. ».
Je renvoie à ce sujet à la thèse 38 du texte : « Merleau-Ponty se demande néanmoins si ne subsisterait pas dans l’énoncé théorique de la « révolution permanente » un reste de croyance en une fin annoncée de l’histoire. Tout dépend de la manière dont ce concept s’articule à une théorie de l’histoire. S’il s’inscrit dans une philosophie génétique, la « révolution permanente » peut se révéler le faux-nez d’une croyance en un devenir rigoureusement programmé entre l’origine et la fin. Les notions dialectiques ambigües de “dépassement“ ou de “transcroissance“, ou celle d’une révolution “dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente“ (La Révolution permanente) peuvent accréditer une telle interprétation. Mais, à l’inverse d’un évolutionnisme mécaniste (illustré par la succession chronologique des modes de production dans la vulgate stalinienne), la “révolution permanente“ peut aussi revêtir un sens programmatique et politico-stratégique : celui du lien nécessaire (au sens de nécessité hypothétique et conditionnelle) entre révolution démocratique et révolution sociale (libération nationale et édification socialiste) ; celui d’une extension du processus révolutionnaire spatiale (l’horizon de la révolution mondiale) et temporelle (“qui s’étend nécessairement sur des dizaines d’années“) ; celui enfin d’un approfondissement culturel, d’une“ lutte intérieure continuelle“ du pouvoir constituant démocratique contre l’autorité bureaucratique instituée. »
Concernant la théorie de l’histoire et comme en bien d’autres domaines, nous nous sommes originellement appuyés sur les contributions d’Ernest Mandel (et autres auteurs) dans le débat des années 1950-1960 sur l’histoire multilinéaire [26]. Mais, ainsi que l’a noté Michael Löwy, il n’y avait pas de passage nécessaire entre une conception de l’histoire multilinéaire (dans le passé…) et la conception de « l’histoire ouverte » (y compris dans le présent…) [27]. Daniel fut, avec Michael, l’un de ceux qui allèrent le plus vite et le plus loin dans cette réélaboration fondamentale, pas mal d’entre nous traînant un peu les pieds, il faut l’avouer. Tout ceci conduisant à la formation d’un marxisme « d’après Mandel », en conjonction avec bien d’autres questions (écologie, féminisme, etc.) [28].
Temps II. Le point d’irradiation – apprendre de l’expérience
Au fil des ans, après avoir « lu » l’héritage théorique avec les yeux de notre génération, nous avons commencé à le repenser à partir de notre expérience propre.
La conception de la révolution permanente s’intègre donc à un travail d’élaboration théorique fondamental. Sous d’autres angles pourtant, nous n’avons pas repris systématiquement la « matière première » de cette théorie. Nous l’avons adoptée, comme nous avons adopté la théorie de la lutte de classe ; nous avons constaté son indispensabilité politique et stratégique ; nous avons vérifié combien de grands événements historiques la confirmaient et nous avons noté que son domaine d’application était plus vaste que l’on aurait pu la penser dans le temps (Russie du XIXe siècle) et dans l’espace (révolution chinoise…).
Bien entendu, Daniel a pour particularité – avec quelques autres, comme Charles-André Udry – de n’avoir pas seulement lu Marx, mais de l’avoir travaillé et retravaillé ; d’être donc revenu sur la « matière première » de la théorie des classes et de la révolution permanente avec les travaux qui ont conduit à la publication de deux de ses ouvrages majeurs, parus en 1995, Marx l’intempestif et la Discordance des temps [29].
De fait, nous avons produit peu de travaux systématiques sur la question de la révolution permanente, l’ouvrage récent le plus connu en ce domaine étant celui de Michael [30]. Nous avons eu recours à des catégories utiles en différenciant les notions de « mode de production » (dominant), de formation sociale abstraite et concrète. Nous avons étudié de nombreux exemples historiques passés ou contemporains de processus révolutionnaires. Mais il me semble que nous n’avons pas été très loin dans une réflexion « théorisable » en ce qui concerne formations sociales, les classes et couches sociales dans les pays dominés sans lesquelles une dynamique de révolution permanente serait impossible : nous n’avons que très marginalement intégré les débats de fond sur la paysannerie ou sur le « secteur informel » et son rapport au secteur « formel », la multiplicité des statuts sociaux « intermédiaires » et leurs effets sur les consciences, etc. Il reste ici quelque chose d’inachevé dont témoigne le traitement de la question paysanne, parfois encore perçue à la lumière des débats du début du siècle passé (une classe condamnée à la disparition) et non pas comme une (des) classe (évolutive et différentiée) d’avenir pour de nombreuses raisons démultipliées par la crise écologique [31].
Nous avons développé une « pensée stratégique » et une « pensée historique » qui ne prétendent pas fournir de recettes ou faire dans le « prêt-à-porter », mais qui ont nourri une « intelligence » collective de ces domaines, une agilité permettant de réfléchir le politique sans rester prisonnier de schémas rigides ou sombrer dans l’éclectisme. Nous devons en cela énormément à Daniel. Mais je ne pense pas que nous avons construit de la même façon une « pensée » collective des formations sociales. Certes, nous prenons acte des particularités de sociétés où le capitalisme se subordonne des rapports sociaux précapitalistes tout autant qu’il les remplace, donnant naissance à des formations sociales d’une grande complexité. Nous mentionnons ce qui doit l’être et nous intégrons à nos écrits des bribes de ce domaine essentiel, mais souvent sans approfondir ni collectiviser un « savoir », sans encore profiter pleinement de l’expérience de nos propres organisations. Nous avons fait un travail systématique d’analyse des « combinaisons stratégiques » propres à chaque expérience révolutionnaire et les avons comparées. Nous n’avons pas fait de même en matière de formations sociales et de travail d’organisation sociale [32].
La question de la révolution permanente a néanmoins opéré comme un « point d’irradiation », poussant la réflexion dans des directions multiples. Je viens de mentionner l’apport de Daniel dans le développement d’une « intelligence » de la question stratégique. Notons deux dimensions où ses contributions me semblent ici particulièrement notables :
1. L’articulation variable des secteurs et des formes de lutte dans un processus de révolution permanente – chez Daniel, cette réflexion a été nourrie en particulier par les expériences pour nous contemporaines du Salvador et du Nicaragua (avec Cuba, la Chine et le Vietnam en arrière-plan). Ceci conduisant à un enrichissement radical de la « pensée stratégique », en rupture avec l’enfermement dans les « modèles », au profit d’une conception de la stratégie comme « concrète », « combinée » et « évolutive », devant être définie en fonction des périodes et du résultat des luttes antérieurs ; et pas seulement en fonction des formations sociales et des objectifs programmatiques.
2. Les institutions du pouvoir révolutionnaire. Daniel a engagé le même travail visant à « concrétiser » la pensée en ce qui concerne les institutions d’un pouvoir révolutionnaire naissant, qui sont nécessairement conditionnées par les traditions politiques d’un pays, les cheminements variables du processus révolutionnaire et les voies sous lesquelles la situation de double pouvoir émerge ; et pas seulement par les objectifs programmatiques ou les principes théoriques.
Je me contente de mentionner ici ces deux points qui devraient être repris à partir d’une connaissance de l’histoire de l’Amérique latine (et de Daniel en rapport avec l’Amérique latine) que je n’ai pas.
Le travail de Daniel sur la révolution russe offre un autre point d’entrée sur les questions évoquées ici (Etat, société, institutions et révolution), comme en témoigne son « article-préface » écrit à propos de l’ouvrage de Lénine, L’Etat et la révolution [33]
Temps II bis : après la révolution politique…
En ce qui concerne les sociétés de transitions issues des révolutions du XXe siècle et le deuxième volet de la théorie de la révolution permanente, Daniel a maintenu fermement le cap sur deux questions essentielles :
– L’analyse du stalinisme comme d’une contre-révolution. Il reprend notamment à son compte l’analogie avec Thermidor dans la Révolution française [34] qui débouche non sur la Restauration, mais sur l’Empire, « une longue zone grise où se mêlent les aspirations révolutionnaires et la consolidation de l’ordre nouveau ». « On assiste dans les deux cas à la formation d’une hiérarchie nouvelle (noblesse d’empire et nomenklatura). Dans les deux cas, on observe l’exercice bonapartiste du pouvoir […] Dans les deux cas, enfin, la logique totalitaire est à l’œuvre ». « On comprend mieux, à travers la fascination durable pour Bonaparte, comme si le rayonnement de l’initial révolutionnaire filtrait encore à travers lui, pourquoi le Petit Père des peuples [Staline] put hypnotiser nombre de ses contemporains » [35].
Sans la compréhension du caractère contre-révolutionnaire de la victoire du stalinisme, l’histoire du siècle passé devient inintelligible. « Avant, on peut encore parler d’erreur à redresser, d’orientations alternatives dans le cadre d’un même projet. Après, ce sont des forces, des projets, des choix antagoniques qui s’opposent irréductiblement. […] Comme l’écrit Guefter, la périodisation rigoureuse “permet à la conscience historique de pénétrer dans le champ politique“ » [36].
– L’analyse de la bureaucratie comme une couche dominante, mais autre chose qu’une classe fondamentale. Notant que si Trotski utilise le terme de « caste » pour en souligner « le caractère fermé, le despotisme, la morgue de la couche dirigeante », il reconnaît aussi volontiers que « cette définition n’a bien sûr pas de caractère strictement scientifique ». « Au-delà de la querelle terminologique, poursuit Daniel citant Trotski, il s’agit de savoir si “la bureaucratie constitue une excroissance temporaire“ de l’organisme social, ou si elle s’est déjà transformée “en un organe historiquement nécessaire“ capable de fonder un nouveau mode de production et de frayer une troisième voie entre capitalisme et socialisme dans l’histoire de l’humanité. » Et de conclure : « Si la bureaucratie stalinienne a survécu plus longtemps que prévue, sa décomposition, sa débâcle finale et sa reconversion mafieuse, confirment la réponse négative. » [37].
Le processus de contre-révolution dans une société de transition. Daniel n’en a pas moins contribué à renouveler assez radicalement les débats sur les processus contre-révolutionnaires à l’œuvre en URSS et la spécificité de ces sociétés de transition dans son « refus » de « dater » la contre-révolution d’un « événement Majuscule » : « La chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’Union soviétique marquent la fin du cycle historique inauguré par la Grande Guerre de 14-18 et par la Révolution d’Octobre, la défaite des grandes espérances d’émancipation ne date pas de 1989 ou de 1991. Ce n’est que la deuxième mort d’un cadavre. Car il y a bien longtemps déjà qu’un interminable Thermidor avait dévoré la révolution.
Depuis quand, au juste ? C’est toute la question. Question litigieuse, controversée. Bien des militants communistes sincères se sont obstinés à nier le fait d’une contre-révolution bureaucratique sous prétexte de ne pas trouver d’événement majuscule qui soit le parfait symétrique d’Octobre, la claire inversion du processus dont il constitue l’acte initial, un strict retour à ce qui existait avant. Quête illusoire en effet. Plus perspicace, l’idéologue réactionnaire Joseph de Maistre avait compris, dès les lendemains de la Révolution française, qu’une contre-révolution n’est pas “une révolution en sens contraire“, mais le “contraire d’une révolution“, une réaction rampante, asymétrique, par seuils et par paliers. C’est en quoi l’analogie avec Thermidor, utilisée en Union soviétique dès les années 20 par les oppositionnels, était peut-être plus pertinente qu’ils ne l’avaient eux-mêmes imaginé : une réaction qui ne soit pas une inversion du temps, un retour vers le passé, mais l’invention de formes historiques inédites. » [38]
Daniel a ainsi été l’un des premiers à affirmer clairement que le processus de contre-révolution propre à de telles sociétés de transition, dans le contexte mondial de l’époque, n’était pas le miroir inversé du processus de révolution : il n’y a généralement pas de « point tournant », datable comme Octobre 17 ou Octobre 49. « Entre [révolution et contre-révolution], nulle symétrie. Elles ne relèvent pas de la même temporalité. L’une fait événement, cassure, l’autre le dissout dans la durée. L’une déchire le temps, l’autre cicatrise ses blessures. L’une est interruption, l’autre, restauration et continuité. » [39]. Cette clarification est décisive pour comprendre, par exemple, ce qui s’est passé en Chine entre les années 1980 et aujourd’hui.
Le propre d’une société de transition. Il faut, pour chaque type de société, analyser la façon dont s’articulent les diverses « instances »… Daniel note par exemple que pour Marx, « l’Etat revêt des formes spécifiques dans les différents modes de production. Historiquement déterminé par un mode d’exploitation donné, il combine indissociablement autonomie formelle et dépendance réelle » [40]. Ce rapport d’autonomie et de dépendance est évidemment très particulier dans une formation sociale où il n’y a pas de mode de production dominant stabilisée – ce qui est la définition même d’une société de transition.
Une société de transition est marquée par la non correspondance entre les « instances » économique et sociale, étatique et politique, idéologique et culturelle... Daniel, penseur de la discordance, était bien placé pour saisir les implications de cette situation de non correspondance et pour débloquer certains débats, comme la « date » de la contre-révolution bourgeoisie ou la « nature » de leurs Etats. Les approximations conceptuelles et la réflexion par analogie indiquent, note-t-il, « une difficulté irrésolue dont la racine réside dans la volonté de donner à des formes politiques une caractérisation directement sociale » [41].
De même, une société de transition n’est pas simplement « à la suite » de l’ordre (capitaliste) précédent, elle ne s’inscrit pas dans un simple continuum chronologique. Pour Paul Virilio [42], souligne Daniel, « nous n’avons pas encore assimilé dans nos comportements quotidiens la notion d’espace-temps pensée par la physique contemporaine. Nous aurions notamment le plus grand mal à accepter la ruine de la représentation pauvrement chronologique entre un avant et un après. Les interminables débats d’hier à propos de la nature de l’Union soviétique tendraient à lui donner raison. A vouloir situer un type de société par rapport à un autre sur un axe chronologique linéaire, on ne parvient à imaginer qu’un mouvement élémentaire d’avancée ou de recul, de rattrapage ou de dépassement : le régime soviétique ne pouvait être ainsi conçu que “pré“ ou “post“ capitaliste, plus ou moins avancé sur la voie du progrès. L’idée d’une Union soviétique “postcapitaliste“ apparaît aujourd’hui clairement vide de sens. Il s’agit en réalité de penser les formations sociales singulières dans leur articulation spécifique à un espace-temps mondial, à la combinaison originale de rythmes et d’espaces inégaux qu’il détermine. » [43]
La formule de « société de transition entre capitalisme et socialisme » a « l’inconvénient de s’inscrire dans une vision linéaire de l’histoire et dans une logique du tiers exclu, au lieu de comprendre une réalité sociale singulière. La définition de l’URRS comme “postcapitaliste“ participe de la même logique. Du point de vue de la totalité des rapports sociaux mondiaux, le régime bureaucratique ne vient pas “après “ le capitalisme ; il en est au contraire le contemporain, partie prenante de son espace-temps et dépendant de sa logique impérialiste » [44].
En résumé, pour Daniel, les controverses qui ont agité le mouvement trotskiste sur l’URRS « soulèvent plusieurs questions quant à la structure de la contre-révolution bureaucratique et quant à la caractérisation directement sociale des phénomènes politiques. D’une part, la recherche d’un événement symétrique à l’événement révolutionnaire, comme si le temps historique était réversible, fait obstacle à la compréhension d’un processus original où surgit de l’inédit et de l’inattendu. D’autre part, qu’il s’agisse des Etats ou des partis, leur attribuer une substance sociale, au détriment de la spécificité des phénomènes politiques qui transfigurent les rapports sociaux. La caractérisation directement sociale des formes politiques devient alors un carcan dogmatique qui tétanise la pensée » [45].
A partir de ces nombreux fils conducteurs – allant de la théorie fondamentale aux formes concrètes des processus de révolution –, Daniel a joué le rôle que l’on sait dans le renouvellement de notre pensée historique, stratégique et politique. Il l’a fait dans le cadre et pour une réflexion collective, et ce n’est pas le moindre de ses mérites. L’école d’Amsterdam, ouverte en 1982, a servi de creuset pour tirer les enseignements des vingt premières années d’engagement militant de notre génération. Nous y avons confronté théorie et expériences historiques ; il est intéressant de noter qu’alors, une bonne partie du matériel de lecture distribué aux participant.e.s reproduisait les écrits des acteurs des combats que nous étudions (dirigeants cubains, nicaraguayens, vietnamiens, chinois…) et pas seulement les nôtres. Daniel est l’un de ceux qui s’est le plus investis dans ses sessions, y restant souvent trois semaines d’affilée pour avoir le temps de collectiviser avec les participant.e.s et les autres intervenant.e.s (les sessions de l’école duraient alors trois mois…) [46].
Temps III. Regard rétrospectif, questions présentes
Nous avons peu de débats aujourd’hui sur la question de la révolution permanente, même si elle a probablement été traitée avec plus de continuité outre-Atlantique [47]. Durant cette période d’éclipse, Daniel y revient néanmoins régulièrement quand il retrace des continuités historiques [48], à l’occasion de débat de fond comme avec Negri [49] ou quand il traite de Marx [50]. Il n’aura notamment de cesse à rappeler ce qu’il en coûte d’ignorer ses enseignements – notre génération est restée hantée par le spectre de Pinochet [51].
Aujourd’hui, elle n’est bien rarement mentionnée quand on évoque, dans nos milieux, le « retour de la question stratégique » que Daniel appelait de ses vœux. Je voudrais néanmoins rouvrir cette question sous quatre angles au moins.
1. La validité rétrospective de la théorie. L’émergence de nouvelles puissances (Chine, Inde…) infirme-t-elle la théorie de la révolution permanente ? Il ne me semble pas. D’une part parce qu’une théorie qui aurait été opérationnelle un siècle durant peut difficilement être jugée « invalide ». Ensuite, parce qu’elle permet de penser le neuf et de préparer, si nécessité il y a, son propre dépassement.
Nous savions depuis le XIXe siècle qu’un impérialisme pouvait naître en dehors d’Occident (la révolution Meji du Japon) à deux conditions au moins : que le pays n’est pas sous domination et qu’il a les ressources sociales internes nécessaires (la formation sociale japonaise aurait été plus proche de l’européenne que celle de la Chine…).
Ce qui me semble frappant, c’est que pendant si longtemps, aucune autre classe dominante n’ait saisi l’occasion d’une brèche pour donner naissance à un nouvel impérialisme. Je pense notamment à l’Amérique latine décolonisée à l’occasion des guerres mondiales (qui ont desserré le contrôle étranger).
A contrario, on voit bien comment les deux premières « conditions nécessaires » ont été réunies dans le cas de la Chine. La révolution chinoise a brisé les dominations impérialistes et doté le pays d’une classe ouvrière, de qualifications, d’une industrie et d’une technologie indépendantes. Le processus contre-révolutionnaire amorcé dans les années 80 a permis la rencontre entre des élites bureaucratiques et un capital chinois transnational, donnant beaucoup de puissance à l’émergence d’un nouveau capitalisme.
Il est intéressant de noter que trois des principales puissances « émergentes » appartiennent à l’ensemble asiatique avec, outre la Chine, l’Inde qui – même sans révolution – a pu s’adosser à l’URSS pour prendre ses distances vis-à-vis des impérialismes, et la Corée du Sud où les Etats-Unis ont accepté un renforcement du capitalisme national pour faire pièce à la révolution chinoise et au bloc soviétique.
Le cas du Brésil – dont le degré d’indépendance du capital national fait débat dans nos rangs – relève évidemment d’un autre contexte régional ; un contexte que je connais trop mal pour en parler.
Je n’ai pas retravaillé les écrits originels de Trotski sur la révolution permanente pour peser rétrospectivement leur pertinence présente. Notons cependant que ses « thèses » sont d’une écriture prudente. Il n’affirme pas que sans révolution aucune transformation significative n’est concevable dans les « pays à développement bourgeois retardataires », mais que « la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut-être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout celle de ses masses paysannes » [52].
Les bouleversements révolutionnaires du XXe siècle ont modifié les dynamiques impérialistes et ont ouvert des « possibles » qui n’auraient pas existé sans eux (ce qui ne pouvait pas être pensé à l’époque de Trotski). Il n’y a rien d’étonnant à cela ; comme il n’y a rien d’étonnant à ce que l’implosion de l’URSS a créé au début des années 1990 des conditions favorables à la mondialisation néolibérale proprement dite.
Une troisième condition me semble poser plus des questions plus neuves. Qu’est-ce qui permet à la puissance émergente chinoise de se déployer aussi librement sur le plan international ? Cela me semble renvoyer à l’un des traits de la mondialisation capitaliste : l’affaiblissement radical du contrôle territorial (donc des alliances avec les élites locales) par rapport à l’ère coloniale ou à la période des « blocs ». Une question à multiples points d’entrée que Daniel aborde, sous un angle de préoccupation différent, dans son Eloge de la politique profane [53].
2. Les différentiations au sein du « tiers monde » d’antan. Le « tiers monde » n’a jamais été une réalité homogène et la question des différences ou différentiations en son sein fait débat depuis longtemps, mais la « conceptualisation » de ces différences semble aléatoire. Je renvoie à ce sujet à un article d’Ernest sur les « pays dominés semi-industrialisés » (1984) [54]. Le problème, c’est que l’on retrouve dans la même catégorie des pays (ils sont sept) aussi différents que la Corée du Sud, le Brésil, le Mexique, un micro-Etat (Singapour) et même Hongkong (à l’époque une colonie britannique) – mais, bizarrement, pas l’Inde. Cet article me semblait illustrer un problème évoqué auparavant : le peu de travail consacré par notre mouvement à l’analyse en profondeur des formations sociales, en particulier dans le tiers monde [55].
Loin de se simplifier, le panorama des formations sociales me semble aussi complexe aujourd’hui qu’hier et peut-être plus encore, car les différentiations au sein des pays développés se sont peut-être creusées (la Grèce est-elle encore un pays impérialiste ?). On a affaire à tant de cas particuliers que je ne suis pas sûr qu’il faille tenter des classifications conceptuelles précises. Daniel évoque cependant quelques tendances lourdes : « recolonisation du monde » (mais alors sous une forme bien différente de l’ordre colonial classique !), la « recompradorisation des classes dominantes autochtones », tout en introduisant une distinction entre « les bourgeoisies pour lesquelles le marché national reste déterminant, comme en Argentine ou au Brésil, et les bourgeoisies (et les bureaucraties “transnationalisées“, , aspirées dans l’économie globale et intégrées par cooptation à la global governance, avec pour conséquence leur autonomisation croissante par rapport à leurs obligations de légitimation nationale. » [56].
3. La pertinence présente de la révolution permanente. Tout cela soulève une grande question, portant sur la « dialectique de la révolution mondiale ». Un pilier de cette dialectique a disparu avec l’implosion de l’URSS sans rebond des processus de « révolution politique » antibureaucratique (au sens où nous l’entendions). La frontière entre « révolution prolétarienne » dans les pays impérialistes et « révolution permanente » dans les pays dominés semble plus floue aujourd’hui qu’hier tant sur le plan politique (les mots d’ordre se ressemblent de plus en plus à l’heure où la dette illégitime est au cœur de la crise européenne !) que géographique, avec des pays « à cheval » sur deux mondes.
Comment définir aujourd’hui le champ d’application de la révolution permanente ?
Nous avons eu d’autres priorités à traiter, dont témoignent abondamment les écrits récents de Daniel. Cependant, je pense qu’au fond, la question reste actuelle ou le redevient alors que des processus révolutionnaires renaissent (révolution népalaise, révolutions arabes) et que les conceptions « étapistes » sont probablement encore prépondérantes (même si de façon latente) à gauche dans plusieurs régions du monde. Les problèmes d’orientation politique se posent avec acuité – voir la question du gouvernement Lula qui a eu tant d’importance pour Daniel [57]. Mais la question « Lula » est-elle si différente de la question « Prodi » en Italie ?
Penser que la question reste actuelle n’implique pas de « monter » d’emblée au niveau théorique pour débattre de ce que l’on peut ou pas entendre aujourd’hui par révolution permanente dans les pays du Sud. Je crains qu’avant cela, nous ayons besoin d’un temps assez long d’accumulation d’analyses « partielles » et de mises à jour avant de tenter de nouvelles synthèses.
Pour ce faire, les derniers travaux de Daniel peuvent être d’une utilité précieuse. Par exemple, dans Eloge de la politique profane, la façon dont il introduit cette « échelle mobile des espaces » qui permettrait « d’articuler les interventions locales, nationales et internationales plus étroitement encore que ne le faisait la théorie de la révolution permanente. » [58] ; ou quand il évoque les conséquences du « choc de la globalisation » et les effets « du développement géographique inégal et combiné » : « L’espace stratégique ne peut plus se concevoir par conséquent comme un espace unique. Son occupation exige une échelle mobile des temps, des espaces et des alliances. » « Plus que jamais, la lutte des classes se déchiffre dans l’espace, et toute stratégie spatiale contribue à définir des rapports de force sociaux. » [59]
Ou encore, comment il reprend l’analyse de l’impérialisme dont la domination implique aujourd’hui « un double mouvement contradictoire : l’expansion spatiale du capital à l’échelle d’un marché mondial “sans frontières“, d’une part, et l’organisation territoriale et étatique du développement inégal d’autre part » [60].
Daniel évoque depuis longtemps la « discordance des espaces » (dès avant s’être nourri du géographe marxiste David Harvey), mais je n’ai pas trouvé d’exposé un peu systématique des implications que revêt à ses yeux cette question (si ce n’est la certitude qu’elles ne peuvent qu’être fort importantes). Il faudrait rassembler les fragments d’idées qui parsèment, à ce sujet, ses écrits pour travailler cette matière.
La théorie de la révolution permanente a été nourrie par l’analyse du développement inégal et combiné au début de l’époque impérialiste. Le processus de « développement inégal et combiné » est toujours à l’œuvre, oh combien !, mais alors que les modalités de la domination impérialiste se sont modifiées ; c’est pourquoi il n’y a pas de réponse évidente à la question de la validité présente de la théorie fondée par Trotski. Elle doit être repensée dans le contexte actuel. Faudra-t-il lui garder son nom ou en changer ? Peut-être que la question n’a pas grande importance.
4. « Conditions objectives », « conditions subjectives » et pensée stratégique. Si vraiment nous entrons dans une période où la révolution redeviend(ra) un horizon – et pas seulement la contre-révolution un présent –, toutes les questions brassées sous le terme de la révolution permanente regagneront leur actualité et feront à nouveau partie de nos interrogations stratégiques. Mais nous abordons cette période, ouverte par la crise capitaliste, avec tout le passif des défaites de la fin du siècle passé.
De nouvelles radicalités s’affirment, luttes et mouvements sociaux manifestent leur inventivité, nous avons toujours de quoi apprendre et de quoi faire, nous avons tiré nombre d’enseignements des échecs passés ; mais l’impréparation stratégique aux épreuves du combat révolutionnaire n’en reste pas moins grande – tant en ce qui concerne la conscience de masse, les contre-idéologies et cultures populaires, la capacité a faire fleurir une hégémonie alternative des opprimé.e.s, les références et le bagage politique partagés, la « fabrique » même des organisations, leur envergure et « trempe »… Ce jugement mérite certes d’être nuancé et certaines permanences révolutionnaires sont plus actuelles en Asie, par exemple, qu’en Europe. Mais le gouffre entre lesdites « conditions objectives » et « subjectives » a-t-il jamais été plus profond qu’aujourd’hui ?
Dans le contexte de la crise capitaliste, l’indispensable « retour de la question stratégique » ne doit pas être compris de façon réductrice (en se contentant de reprendre les débats sur l’articulation des formes de luttes et les pouvoirs). Ce « retour » implique aussi de (re)penser comment l’horizon stratégique commande la politique au quotidien. On touche ici à la critique répétée de Daniel de la notion de « retard » : « Certains crurent pouvoir expliquer les défaites politiques de l’heure par un fâcheux “retard“ de la conscience sur des “conditions objectives“ mûres au point d’être blettes. » Et de préciser en note : « Alors que Trotski combinait un sens stratégique aigu de la conjoncture (éblouissant dans ses Ecrits sur l’Allemagne), le thème du retard pris une importance croissante chez certains de ses héritiers, comme Ernest Mandel. La contradiction devenait explosive, entre des conditions objectives, qui ne cessent de mûrir et un “facteur subjectif“, retardant toujours davantage sur les pendules de l’histoire. » [61]
Daniel relève par ailleurs une critique portée par Toni Negri selon laquelle la « compréhension de la crise et de ses virtualités » pourrait se perdre dans « un catastrophisme objectiviste » et note : « Injuste envers Rosdolsky, la remarque indique au moins une difficulté non résolue. On trouve en effet dans certains textes de Trotsky lui-même un écartèlement extrême entre la confiance réitérée dans les lois objectives et les prophéties catastrophiques d’une part, et d’autre part la faiblesse pathétique du facteur subjectif, décisive au point que la crise de l’humanité puisse être proclamée réduite à “sa crise de direction révolutionnaire“ (Programme de transition). On retrouve chez Ernest Mandel parfois portée à son comble, cette disjonction entre l’hypermaturité des conditions objectives et la désespérante faillite répétée du facteur subjectif. Une telle approche est lourde de difficultés théoriques insurmontables. […] Ainsi posé, le cercle de l’objectif et du subjectif est désespérément vicieux. » [62].
Le problème est particulièrement actuel. Les classes dominantes restant maîtres de l’initiative stratégique, chaque victoire reste très fragile, chaque poussée populaire est suivie d’un revers. L’amer constat du « retard » du facteur subjectif peut alors assez naturellement conduire à une posture d’attente incantatoire d’une part ou, d’autre part, à une adaptation au « réel » – à savoir, dans les conditions d’aujourd’hui, à une impotente posture « radicale-réformiste », alors même que le réformisme est bien incapable d’imposer de quelconques réformes progressistes.
On ne rompra pas aisément ni rapidement le « cercle vicieux » de l’objectif et du subjectif. Tout comme le mouvement ouvrier, le mouvement révolutionnaire est à « reconstruire », ce qui n’est pas une mince affaire. Mais si l’on ne s’attelle pas aujourd’hui à cette tâche, à l’heure de la crise capitaliste, on ne le fera jamais. Il n’est pas question ici d’immobilisme. Même avec des forces très limitées, il est possible de faire des choses effectivement utiles aux luttes, aux mouvements, aux « gens », et ce d’autant plus, que nous bénéficions des liens qu’offre une Internationale.
Pour avoir un avenir, nous devons être utiles aujourd’hui ; mais pour avoir un avenir, il nous faut aussi juger de l’efficacité des politiques de construction présentes en fonction d’une finalité, en l’occurrence, la reconstruction d’un mouvement révolutionnaire dans toutes ses dimensions (consciences, mouvements…). Ce rapport entre fins et moyens renvoie à ce que Daniel nomme d’un mot savant, téléologie – une téléologie qui n’est pour nous ni science ni théologie, mais projet stratégique. Parlant du jugement historique, il souligne qu’« Il ne s’agit ni d’un constat factuel, ni d’un jugement normatif, ni d’un verdict. Il s’agit d’un jugement indexé sur la “finalité sans fin“ du développement historique et sur l’anticipation rationnelle du procès d’humanisation et d’universalisation.
C’est ce que nous appelons un jugement stratégique » [63].
L’argument vaut pour ce que nous faisons – nous même et maintenant.
La crise est là. Elle est, note Daniel, « inextricablement, […] sociale, écologique et éthique. Elle met à l’ordre du jour le renversement de l’ordre établi, sans garantir pour autant les conditions de possibilité de l’autre monde nécessaire. Destruction et construction ne sont pas immédiatement accordées. L’actualité de la révolution est pourtant celle de la “révolution en permanence“. » [64]
De l’actualité, donc, de la révolution permanente, ininterrompue, en permanence.
Pierre Rousset