L’actuel regain de tension armée dans la péninsule coréenne s’inscrit dans un jeu stratégique compliqué. En toile de fond, un état de guerre vieux de plus d’un demi-siècle : seul un armistice a mis fin en juillet 1953 aux hostilités qui avaient opposé pendant trois ans la République populaire démocratique de Corée (RPDC) et la Chine, d’un côté, à la République de Corée (Sud) et aux forces des Nations unies sous commandement américain, de l’autre [1]. Aucun traité de paix n’a été signé depuis.
Le bombardement par Pyongyang, le 23 novembre 2010, d’une petite île sud-coréenne en mer Jaune, située à une dizaine de kilomètres de ses côtes (quatre morts et une quinzaine de blessés, dont des civils), est révélateur de la situation de guerre larvée dans la péninsule. La souveraineté du Sud sur cette zone maritime à l’ouest de l’estuaire du fleuve Han est contestée par le Nord, qui ne reconnaît pas la ligne de démarcation imposée par les Nations unies — dont il ne faisait pas partie à l’époque —, sans consultation préalable. Des accrochages meurtriers y ont déjà opposé les marines des deux pays en 1999, 2002 et 2009. Mais c’est la première fois que l’île de Yongpyong, un bastion militaire également habité par des civils, est visée.
Selon la RPDC, il s’agit d’une riposte à une « provocation » du Sud qui aurait effectué des tirs dans des eaux dont elle revendique la souveraineté. Toutefois, note le spécialiste japonais des questions coréennes Wada Haruki, professeur honoraire à l’université de Tokyo, cette attaque contre une population civile compromet gravement la politique de coexistence armée, non exempte de tension mais en vigueur depuis le premier sommet intercoréen de juin 2000.
Par cette nouvelle escalade, la RPDC cherche à amener les Etats-Unis — par un moyen certes peu diplomatique — à reprendre des négociations. Afin d’assurer sa survie, en obtenant des garanties de sécurité et la levée des sanctions dont elle est l’objet, mais aussi pour se tailler une nouvelle marge de manœuvre en desserrant l’étreinte de son seul allié : la Chine.
Le bombardement fait suite à la révélation par un expert nucléaire américain, M. Siegfried Hecker, invité en RPDC début novembre, de l’existence d’une seconde filière nucléaire d’enrichissement de l’uranium. Cette filière — dont on ne sait si elle est opérationnelle en dépit des proclamations de Pyongyang — s’ajoute à celle, connue, de retraitement des déchets irradiés, qui a permis à la Corée du Nord de procéder à deux essais atomiques, en 2006 et 2009, et de se doter d’une dizaine de bombes. Pyongyang poursuit plusieurs objectifs : disposer d’une arme de dissuasion et d’un levier de négociation, ainsi que pouvoir vendre la technologie qu’elle aura développée. Avec la révélation de sa nouvelle filière, le régime entend faire monter d’un cran le prix de sa dénucléarisation.
L’offensive de Pyongyang, qui intervient après l’intronisation par le dirigeant Kim Jong-il de son fils, M. Kim Jong-un, tend à confirmer l’image que l’on a de ce pays : un Etat-bastion placé sous la coupe d’un régime belliqueux qui, loin de s’amender, se perpétue au fil d’une seconde succession dynastique (M. Kim Jong-il a déjà succédé à son père, Kim Il-sung, en 1994). Les deux événements sont-ils liés ? L’attaque visait-elle à donner des gages de fermeté à l’armée ? Pour l’instant, en raison de l’opacité du système nord-coréen, les observateurs en sont réduits aux spéculations.
Trafics à la frontière chinoise
En revanche, ce regain de tension a pour arrière-plan les problèmes de fond auxquels le pouvoir est confronté : isolement et sanctions internationales qui aggravent la stagnation de l’économie ; évolutions socio-économiques que le régime ne maîtrise que partiellement et dépendance croissante vis-à-vis de la Chine. La stratégie de la tension mise en œuvre par Pyongyang peut ainsi avoir plusieurs buts.
Tout d’abord, rompre l’attentisme de l’administration Obama, dont la politique à l’égard de la RPDC a consisté jusqu’à ces derniers mois à faire preuve de « patience stratégique », selon l’expression employée à plusieurs reprises par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton — en d’autres termes : ne prendre aucune initiative tant que Pyongyang n’aura pas tenu ses engagements et démantelé son arsenal nucléaire [2]. Seconde raison qui pourrait expliquer cette impatience : remédier aux difficultés internes.
La propulsion de M. Kim Jong-un au sein de l’appareil du parti et de l’armée — il est devenu général à quatre étoiles — devrait assurer la continuité du régime à la disparition de M. Kim Jong-il. Une continuité surtout symbolique : il semble improbable que le jeune homme de 27 ans dispose d’une autorité sans partage, comparable à celle de son père ou de son grand-père. Le pouvoir sera exercé par une direction collégiale centrée sur la famille Kim, à commencer par son oncle, M. Chang Song-taek, numéro deux de la Commission de défense nationale (l’organe suprême du pays), en s’appuyant sur l’élite formée par les descendants des partisans dans la lutte antijaponaise [3]. Cependant, le régime doit stabiliser le pays pour que cette transmission s’opère sans heurts. Il s’est donné une échéance : 2012, date du centième anniversaire de la naissance de Kim Il-sung, censé marquer l’avènement d’un « pays fort et prospère ».
Or, en dépit du poids croissant de son voisin chinois, des progrès en informatique et d’un embryon d’automation de la production par des systèmes numériques, l’économie ne sort pas de l’ornière. En 2010, elle a poursuivi sa contraction : — 0,9 %, selon les estimations de la Banque de Corée (Séoul). En raison de mauvaises récoltes dues à la fois aux intempéries et aux problèmes structurels de l’agriculture, la RPDC devrait enregistrer en 2010-2011 un déficit alimentaire comparable à celui des années précédentes (un million de tonnes de céréales). Sur une population de vingt-trois millions de personnes, six millions dépendent de l’assistance internationale ; mais, faute de donations, le Programme alimentaire mondial (PAM) ne peut subvenir aux besoins que d’un quart d’entre elles. Le reste est comblé par l’aide de la Chine, dont on ignore le volume. La situation reste précaire, sinon dramatique, pour beaucoup. D’autant qu’au déficit alimentaire s’ajoute un effondrement du système de santé en raison du manque de médicaments, d’anesthésiants et des équipements vétustes…
La RPDC ne s’est jamais relevée du désastre des années 1990. Après avoir stagné à la fin de la décennie 1980, l’économie commença à décliner avec l’arrêt du traitement privilégié que lui accordaient ses mentors soviétique et chinois, à la suite de l’effondrement de l’URSS et des nouvelles orientations de Pékin. Faute d’énergie, les usines tournaient au ralenti, tandis que la production agricole chutait en raison du manque d’engrais (fournis par l’industrie) et d’électricité pour alimenter le système d’irrigation. En 1994, M. Kim Jong-il héritait d’un pays au bord de la ruine.
Cette dégradation de l’économie, à laquelle s’ajoutèrent des catastrophes naturelles, conduisit, entre 1995 et 1998, à une famine dévastatrice : par le nombre des victimes — entre six cent mille et un million de morts — et par les traces qu’elle a laissées dans la mémoire collective. Ce drame national a sapé la confiance dans la capacité du pouvoir à nourrir la population.
En apparence, le régime semble immuable. Mais la RPDC de 2011 n’est plus celle de 1994. La famine et ses suites ont entraîné des mutations sociales profondes. Une économie de survie (marché noir), remédiant à l’effondrement du système de distribution public, a émergé ; elle s’est muée en « économie de marché par défaut » [4], puis en économie de marché de facto, parallèle à celle, moribonde, de l’Etat.
Cette catastrophe a eu un autre effet délétère pour les autorités nord-coréennes : une plus grande perméabilité de la société aux pratiques et aux idées venues de l’extérieur. L’exode vers la Chine de migrants poussés par la faim qui, dans leur majorité, n’étaient pas des demandeurs d’asile mais retournaient en RPDC — rapatriés de gré ou de force —, ainsi que les échanges et les trafics des colporteurs et des contrebandiers à la frontière se sont traduits par une relative perte de contrôle du régime sur la circulation de l’information. Jusqu’alors, le maintien de la population dans l’ignorance du monde extérieur avait été un puissant instrument de contrôle social.
Bien que la frontière soit désormais mieux gardée, les passages clandestins se poursuivent, avec leur lot d’arrestations et de drames, tel que celui des femmes prises dans des réseaux de prostitution. Les téléphones portables chinois qui fonctionnent de part et d’autre de la frontière favorisent la circulation des nouvelles. Il est en outre possible, dans les provinces frontalières nord-coréennes, de capter la télévision chinoise — un délit puni d’emprisonnement.
Dans un premier temps, le régime s’est efforcé de chevaucher le mouvement parti de la base et de récupérer l’économie de marché bourgeonnante avec les réformes de juillet 2002 : libéralisation des prix et des salaires, monétarisation de l’économie, plus grande autonomie de gestion pour les unités de production. En raison de la quasi-absence de commerce direct, relégué à une place périphérique par le système de distribution public, la monnaie était peu utilisée et, pour la plupart des produits, remplacée par les coupons de rationnement. Au début des années 1990, la RPDC était encore le pays à l’économie la moins monétarisée du monde.
Une « mort naturelle du stalinisme »
L’abolition partielle du système des coupons, liée à la nécessité pour une famille de gérer un budget, a introduit de profonds changements dans la vie quotidienne. « Laisser les prix devenir les médiateurs de l’offre et de la demande revient à admettre indirectement que ce n’est plus le rôle de l’Etat », estime l’économiste Ruediger Frank [5], qui y voit une évolution fondamentale. En théorie, l’Etat continue à administrer les prix, mais... en fonction des fluctuations du marché. Officiellement, le régime écartait la formule « réforme du système », à connotation politique, pour privilégier celle de « réformes au sein du système », qui entérinait l’existence de l’« économie de marché par défaut ». Bien qu’étant les plus drastiques depuis la fondation de la RPDC en 1948, ces réformes ont eu un effet de stimulation économique limité.
Dans l’esprit des dirigeants, elles devaient être complétées par une amélioration des relations avec l’extérieur afin d’obtenir capitaux et expertises ; en particulier avec les Etats-Unis, qui disposent d’un droit de veto dans les organisations financières internationales (Fonds monétaire international [FMI], Banque mondiale ou Banque asiatique de développement), et avec le Japon (redevable de dommages de guerre à la RPDC le jour où les relations seront normalisées). Ces espoirs furent torpillés par la crise provoquée en octobre 2002 par M. George W. Bush, le président américain invoquant un programme clandestin d’enrichissement de l’uranium qui, à cette époque, n’était en rien opérationnel.
Alors que l’ouverture de la Chine avait été accueillie favorablement par le reste du monde, celle de la RPDC fut d’entrée de jeu étouffée. Sans relais à l’extérieur, les réformes n’eurent pas l’effet économique escompté. En revanche, assorties d’une forte poussée de la base, elles ont engendré de profondes mutations sociales, provoquant, selon l’historien russe Andrei Lankov, une sorte de « mort naturelle du stalinisme » [6], plus lente qu’on ne pouvait le penser, mais pas moins sensible.
Dans sa hantise de perdre le contrôle des évolutions socio-économiques, le régime tenta d’encadrer, puis de juguler et de réprimer les activités de la « seconde économie ». A partir de 2005, il chercha à ranimer l’économie d’Etat en décourageant les activités marchandes à travers différentes mesures telles que le rétablissement du système de distribution public, visant surtout à assurer un minimum de survie aux plus démunis, et l’interdiction faite aux hommes et aux femmes de moins de 50 ans de travailler sur ces marchés, afin de renvoyer la main-d’œuvre vers les usines d’Etat. Mais ces décisions furent rapidement contournées : en 2008, selon une enquête menée auprès de réfugiés nord-coréens au Sud, la majorité de la population était engagée dans des activités marchandes [7].
Cette tentative de reprise en main signifie-t-elle un retour en arrière ? Que le régime veuille maîtriser l’évolution de la société ne fait guère de doute. Toutefois, ce « tour de vis » n’a pas enrayé une évolution qui semble irréversible [8]. Le passage, en décembre 2009, au nouveau won dont la valeur a été divisée par cent du jour au lendemain a été la dernière en date de ces mesures volontaristes : elle visait à enrayer l’inflation et la corruption. Elle a eu pour effet de ruiner une partie des marchands qui avaient constitué des « bas de laine » (un plafond ayant été fixé au montant que chaque individu pouvait échanger). Mais après une période de confusion, le régime a dû lâcher du lest, et l’économie parallèle, légale et illégale, a repris.
La mue souterraine de la société sera, au regard de l’histoire de la RPDC, le phénomène le plus marquant de l’ère Kim Jong-il. Certes, le régime tient le pays, et le quadrillage policier rend improbable une rébellion, même si des signes sporadiques de mécontentement existent, comme le rapportent les réfugiés. La fermeture du pays, la mentalité d’assiégé entretenue dans la population, l’utopie idéologique nourrie d’un patriotisme viscéral, « ethnique », qu’ont mis en évidence plusieurs historiens [9], rendent improbable une implosion à court terme. Sans minimiser l’assujettissement totalitaire, l’endoctrinement et l’embrigadement au fil d’incessantes campagnes de mobilisation de masse, ce patriotisme ethnique fait du régime un système infiniment plus complexe qu’un simple avatar du stalinisme, même s’il en a emprunté certaines pratiques.
Tout se négocie, tout s’achète
Pyongyang est engagé sur la voie d’une transition sans libéralisation politique vers l’économie de marché. Celle-ci permet aux cadres du Parti, aux bureaucrates, aux gestionnaires des entreprises d’Etat et à la hiérarchie militaire de s’enrichir. Dans le même temps apparaissent de nouveaux acteurs : négociants, prêteurs, petits commerçants, colporteurs, affairistes intermédiaires entre le pouvoir politique et le marché... Aux inégalités rigides du passé (entre les apparatchiks et le reste de la population) s’est ajoutée une différenciation sociale plus floue, avec cette nouvelle couche qui « nage dans le courant » et s’intègre aux classes privilégiées sans pour autant appartenir à l’élite traditionnelle.
Jusqu’à la fin des années 1980, le pays avait atteint un niveau de développement honorable en termes d’infrastructures [10]. La population, dirigeants exceptés, menait une vie austère mais assez équitable. Au sortir des « années noires » de la famine, à Pyongyang — vitrine du pouvoir — et, dans une moindre mesure, dans les villes de province, les disparités sociales allaient devenir plus visibles.
D’un côté, une couche privilégiée consomme de manière plus ou moins ostentatoire — les téléphones portables, bien que ne fonctionnant qu’à l’intérieur du pays, connaissent une popularité croissante. De l’autre, la majorité peine à survivre. Dans de grands halls couverts, auxquels tout le monde peut avoir accès, les marchés autorisés regorgent d’articles (de marque chinoise, mais aussi japonaise et sud-coréenne) ainsi que de denrées alimentaires. Ils ne désemplissent pas. Mais il faut avoir de l’argent. Dans les rues, les étals à même le sol des marchands à la sauvette sont plus clairsemés. Dans les campagnes, un peuple aux mains nues s’échine dans les champs, répare les routes en terre battue à la pelle et à la pioche ou construit des digues pierre par pierre...
L’extension de l’économie secondaire a des conséquences déstabilisantes que le régime tente de juguler sans vraiment y parvenir : en l’absence d’un dispositif juridique adéquat pour encadrer ces nouvelles pratiques sont apparues des « zones grises », à la frontière de la légalité ; la monétarisation a en outre favorisé la corruption. L’essor de l’économie parallèle aurait été impossible sans la complaisance de cadres, de bureaucrates et de membres des différents services de sécurité civils et militaires. Le pouvoir dispose toujours de l’appareil répressif [11], mais il a perdu le contrôle d’une partie des activités économiques. Selon les réfugiés, tout se négocie, s’achète : autorisations de déplacement, exemptions des séances d’endoctrinement, protections, patronages, détournement d’équipements...
Cette évolution souterraine de la société pousse-t-elle le régime à revenir sur la ligne qui a prévalu du temps de Kim Il-sung, consistant à faire passer l’utopie nationale avant la satisfaction des besoins matériels de la population ? La Chine incite Pyongyang à suivre une voie plus pragmatique. Mais Pékin a une priorité stratégique en RPDC : la stabilité. Et les dirigeants chinois sont conscients qu’une ouverture trop brutale risque d’être fatale au régime. « La question nucléaire qui obnubile l’Occident est gênante, mais secondaire pour la Chine, affirme M. Choi Choon-heum, de l’Institut (gouvernemental) pour l’unification nationale à Séoul. Pour prévenir tout risque d’instabilité le jour où s’ouvrira l’ère post-Kim Jong-il, la Chine accroît sa présence économique et son poids politique en RPDC. »
Pyongyang entretient des relations compliquées avec Pékin, son seul allié — une alliance, y compris militaire, réaffirmée lors des célébrations de l’intervention chinoise dans la guerre de Corée (25 octobre 1950), lorsque l’armée de Kim Il-sung avait été repoussée jusqu’au fleuve Yalu par les forces des Nations unies.
Depuis 2008 et l’abandon de la politique d’ouverture de Séoul en direction du Nord par le président de centre droit Lee Myung-bak, la Chine est devenue son principal partenaire économique (70 % des échanges extérieurs) et son premier fournisseur de denrées alimentaires, d’énergie et d’équipements. Les sanctions internationales n’ont guère eu d’effet sur le régime, mais elles ont contribué à jeter la Corée du Nord dans les bras de Pékin.
L’amitié entre les deux pays, consacrée par deux visites rapprochées de Kim Jong-il chez son voisin en 2010 et par celles de hauts dignitaires chinois à Pyongyang, n’est pas sans arrière-pensées. Quelle que soit l’impression donnée par les mémos diplomatiques américains révélés par WikiLeaks (lire « WikiLeaks, mort au messager ») sur un éventuel abandon de la RPDC par la Chine, le régime en place représente à l’heure actuelle, pour Pékin, la meilleure garantie de stabilité [12]. Certes, il existe en Chine deux écoles de pensée : les « traditionalistes », pour lesquels la Corée du Nord reste un « pays frère », et les « internationalistes », qui la considèrent comme un fardeau. « Mais ce n’est là qu’un débat académique, qui n’influence guère les choix stratégiques du Parti communiste », assure M. Choi Choo-heum.
Mainmise sur les richesses minières
Que Pékin envisage tous les cas de figure — y compris l’effondrement du régime — est une évidence. Qu’il ne nourrisse guère d’illusions sur l’avenir de ce pouvoir en est une autre. Mais, pour l’instant, il ne tient sûrement pas à voir les troupes américaines sur l’autre rive du Yalu en cas de réunification sous l’égide du Sud, allié des Etats-Unis. L’effondrement du régime provoquerait en outre un exode à la frontière sino-nord-coréenne. Or, du côté chinois, dans la région de Yanbian, vit une importante minorité coréenne (un million de personnes) habitée d’un fort sentiment d’appartenance ethnique. Un afflux de réfugiés pourrait éveiller une revendication identitaire et créer un problème comme il en existe dans le Xinjiang avec les Ouïgours [13].
Afin de stabiliser la RPDC, la Chine cherche à l’intégrer au développement de l’ancienne Mandchourie, d’abord en l’associant à la création d’une zone industrielle de trente-cinq kilomètres s’étendant le long du Yalu entre Tonghua et Dandong, puis en élargissant le cercle à Changchun et à la province de Jilin jusqu’à Tumen (projet baptisé « Changjitu »). La construction de nouveaux ponts reliant les deux pays a commencé et la Chine investit en Corée du Nord dans les infrastructures et l’immobilier. Elle a en outre affermé une bonne partie des ressources minières (notamment en métaux rares) dont le sous-sol nord-coréen est riche. Si un jour le Sud arrive en force au Nord, il risque fort de trouver beaucoup de places déjà prises...
Cette mainmise progressive de la Chine ne plaît guère à Pyongyang : nécessaire pour éviter l’effondrement du pays, elle entame sa volonté d’indépendance. Les dirigeants nord-coréens ont également la mémoire longue. En 1956, avec l’aval de Moscou, Pékin avait soutenu une tentative de coup d’Etat contre Kim Il-sung ourdie par le groupe des prochinois au sein du Parti. Tant que le régime sert les intérêts de Pékin, il est assuré de son soutien ; et plus la Chine aura d’intérêts économiques et géostratégiques en RPDC, plus elle voudra éviter une déstabilisation. Une garantie qui comporte le risque pour la Corée du Nord de devenir un Etat satellite de Pékin.
Philippe Pons. Journaliste.