Eric Toussaint – Quel lien faites-vous entre l’endettement des pays et la faim qui tenaille une partie très importante de la population de cette partie du monde ?
Jean Ziegler – Avant de répondre à votre question, je voudrais dire l’étendue du désastre.
Le massacre annuel de dizaines de millions d’être humains par la faim est le scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant âgé de moins de dix ans meurt de faim, 37 000 personnes meurent de faim tous les jours et 1 milliard – sur les 7 milliards que nous sommes – sont mutilés par la sous-alimentation permanente… cela sur une planète qui déborde de richesses !
Le même rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde de la FAO qui donne les chiffres des victimes dit que l’agriculture mondiale dans l’étape actuelle de ses forces de production pourrait nourrir normalement (2 200 calories / individu adulte par jour) 12 milliards d’êtres humains, donc presque le double de l’humanité actuelle.
Au seuil de ce nouveau millénaire, il n’existe donc aucune fatalité, aucun manque objectif. Un enfant qui meurt de faim est assassiné.
Pendant huit ans, j’ai été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation. Ce livre est le récit de mes combats, de mes échecs, de mes occasionnelles et fragiles victoires, de mes trahisons aussi.
Le problème des affamés n’est pas la disponibilité générale des aliments sur terre, mais leur propre accès à la nourriture, essentiellement leur manque de moyens monétaires pour les acquérir.
La faim structurelle est celle qui tue quotidiennement à cause des forces de production insuffisamment développées dans les campagnes de l’hémisphère sud.
La faim conjoncturelle, par contre, frappe lorsqu’une économie s’effondre brusquement, par suite d’une catastrophe climatique ou la guerre.
Je viens à votre question. Le lien entre la dette et la destruction par la faim est particulièrement évident dans le combat contre la faim conjoncturelle.
Entre 2008 et 2010, le Programme alimentaire mondial a perdu pratiquement la moitié de son budget : il était de 6 milliards de dollars en 2008, il est de 3,2 milliards aujourd’hui. Les États industriels se sont massivement endettés pour refinancer leurs banques… et ont biffé ou fortement réduit leurs contributions au PAM. Or, le PAM est chargé de l’aide alimentaire urgente en cas de catastrophe climatique ou de guerre.
Conséquence : le Programme alimentaire mondial ne peut plus acheter suffisamment de nourriture pour l’aide d’urgence en cas de famine : comme aujourd’hui dans la Corne de l’Afrique où les fonctionnaires de l’ONU refusent chaque jour l’entrée à des centaines de familles, réfugiées de la faim, devant les 17 camps d’accueil installés dans la région. La dette est responsable de la destruction de centaines de milliers d’êtres humains.
Dans la même perspective, quel lien établissez-vous entre la crise bancaire et économique qui a éclaté en 2007-2008 dans les pays les plus industrialisés et la crise alimentaire mondiale quasi-simultanée ?
La crise financière de 2007/2008 provoquée par le banditisme bancaire a eu notamment deux conséquences.
La première : Les fonds spéculatifs (hedge funds) et les grandes banques ont migré après 2008, délaissant des marchés financiers pour s’orienter vers les marchés des matières premières, notamment celui des matières premières agricoles. Si l’on regarde les trois aliments de base (le maïs, le riz et le blé), qui couvrent 75 % de la consommation mondiale, leurs prix ont explosé. En 18 mois, le prix du maïs a augmenté de 93 %, la tonne de riz est passée de 105 à 1 010 dollars et la tonne de blé meunier a doublé depuis septembre 2010, passant à 271 euros. Cette explosion des prix dégage des profits astronomiques pour les spéculateurs, mais tue dans les bidonvilles des centaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants.
Une deuxième conséquence est la ruée des hedge funds et autres spéculateurs sur les terres arables de l’hémisphère sud.
Selon la Banque mondiale, l’année dernière, 41 millions d’hectares de terres arables ont été accaparés par des fonds d’investissements et des multinationales uniquement en Afrique. Avec pour résultat, l’expulsion des petits paysans. Ce qu’il faut dénoncer, c’est le rôle de la Banque mondiale, mais aussi celui de la Banque africaine de développement, qui financent ces vols de terre. Pour se justifier, elles ont une théorie pernicieuse qui est de dire que la productivité agricole est très basse en Afrique. Ce qui est vrai. Mais ce n’est pas parce que les paysans africains sont moins compétents ou moins travailleurs que les paysans français. C’est parce que ces pays sont étranglés par leur dette extérieure. Ils n’ont donc pas d’argent pour constituer des réserves en cas de catastrophes ni pour investir dans l’agriculture de subsistance. Il est faux de dire que la solution viendra de la cession des terres aux multinationales.
Ce qu’il faut faire, c’est mettre ces pays en état d’investir dans l’agriculture et de donner à leurs paysans les instruments minimaux pour augmenter leur productivité : les outils, l’irrigation, les semences sélectionnées, les engrais...
Exemple : 3,8 % des terres arables d’Afrique sont irriguées. Sur tout le continent, il n’existe que 250 000 animaux de trait et quelques milliers de tracteurs seulement. Les engrais minéraux, les semences sélectionnées sont largement absents.
Quelle est la thèse centrale de votre livre Destruction massive ?
La faim est faite de faim d’homme et peut-être éliminée par les hommes.
Les principaux ennemis du droit à l’alimentation sont la dizaine de sociétés transcontinentales privées qui dominent presque complètement le marché alimentaire. Elles fixent les prix, contrôlent les stocks et décident qui va vivre ou mourir puisque seul celui qui a de l’argent a accès à la nourriture. L’année dernière, par exemple, Cargill a contrôlé plus de 26 % de tout le blé commercialisé dans le monde. Ensuite, ces trusts disposent d’organisations mercenaires : l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ce sont les trois cavaliers de l’Apocalypse. S’ils reconnaissent que la faim est terrible, ils estiment que toute intervention dans le marché est un péché. A leurs yeux, réclamer une réforme agraire, un salaire minimum ou le subventionnement des aliments de base, par exemple, pour sauver les vies des plus pauvres est une hérésie. Selon les grands trusts qui, ensemble, contrôlent près du 85 % du marché alimentaire, la faim ne sera vaincue qu’avec la libéralisation totale du marché et la privatisation de tous les secteurs publics.
Cette théorie néolibérale est meurtrière et obscurantiste. L’Union soviétique a implosé en 1991 (c’était une bonne chose). Jusque-là, un homme sur trois vivait sous un régime communiste et le mode de production capitaliste était limité régionalement. Mais en vingt ans, le capitalisme financier s’est répandu comme un feu de brousse à travers le monde. Il a engendré une instance unique de régulation : le marché mondial, la soi-disant main invisible. Les États ont perdu de leur souveraineté et la pyramide des martyrs a augmenté. Si les néolibéraux avaient raison, la libéralisation et la privatisation auraient dû résorber la faim. Or, c’est le contraire qui s’est produit. La pyramide des martyrs ne cesse de grandir. Le meurtre collectif par la faim devient chaque jour plus effrayant.
Mais, malgré son titre - Destruction massive - mon livre est un livre d’espoir.
Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. II existe des mesures concrètes que nous, citoyens et citoyennes des États démocratiques d’Europe, pouvons imposer immédiatement ; interdire la spéculation boursière sur les produits alimentaires ; faire cesser le vol de terres arables par les sociétés multinationales ; empêcher le dumping agricole ; obtenir l’annulation de la dette extérieure des pays les plus pauvres pour qu’ils puissent investir dans leur agriculture vivrière ; en finir avec les agrocarburants... Tout cela peut être obtenu si nos peuples se mobilisent. J’ai écrit Destruction massive, géopolitique de la faim pour fortifier la conscience des citoyens. Je le répète, pendant que nous discutons, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Les charniers sont là. Et les responsables sont identifiables.
De plus, de formidables insurrections paysannes – totalement ignorées par la grande presse en Occident – ont lieu actuellement dans nombre de pays du Sud : aux Philippines, en Indonésie, au Honduras, au nord du Brésil. Les paysans envahissent les terres volées par les sociétés multinationales, se battent, meurent souvent, mais sont aussi parfois victorieux.
Georges Bernanos écrit : « Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres ».
L’ordre cannibale du monde peut être détruit et le bonheur matériel assuré pour tous. Je suis confiant : en Europe l’insurrection des consciences est proche.
Depuis des années, notamment en tant que vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, vous agissez afin que soit adopté un pacte international ou un autre instrument légal international qui garantisse les droits des paysans à l’échelle planétaire. Où est-on arrivé aujourd’hui ?
Le projet d’une convention internationale protégeant les droits des paysans (droit à la terre, droit aux semences, droit à l’eau, etc.) sera soumis en juin au Conseil de Droits de l’homme. Elle matérialise le principe de l’obligation extraterritoriale des États. Concrètement : l’État français pourrait être tenu pour responsable des violations des Droits des paysans camerounais ou béninois par les sociétés de Vincent Bolloré ou de Vilgrain.
La bataille est indécise.
En quoi les analyses et les actions du CADTM peuvent-elles être utiles pour contribuer au combat pour le droit à l’alimentation et, au-delà, pour un changement radical de cap en matière de droits humains ?
L’obscurantisme néolibéral empoisonne la plupart des gouvernements et une majeure partie de l’opinion publique. Les analyses et les combats du CADTM sont essentiels. Jean-Paul Sartre écrit : « Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi ». Cette double exigence est magnifiquement assumée par le CADTM.
Interview de Jean Ziegler par Éric Toussaint