On pourrait, si l’on n’y prenait garde, considérer les propos du ministre de l’intérieur comme exprimant un certain bon sens. Mais, à y regarder de plus près, ils sont révélateurs d’une pensée profondément inégalitariste exprimant, paradoxalement, un relativisme culturel radical.
Qu’est-ce que le relativisme culturel ? Dans le contexte des années 1950, la reconnaissance du « droit à la différence » est apparue comme synonyme du droit de chaque peuple à affirmer sa spécificité culturelle. L’écho favorable rencontré par cette demande de reconnaissance s’explique aisément par le fait qu’elle entrait en résonance avec les préoccupations des ethnologues, particulièrement soucieux de se démarquer de la vision évolutionniste, structurellement inégalitariste, de leurs prédécesseurs du XIXe siècle. On doit aux travaux de l’école dite culturaliste, à la suite de Franz Boas (1858-1942), une approche radicalement nouvelle des sociétés « primitives », approche instaurant l’Autre (c’est-à-dire celui qui n’appartient pas à la civilisation occidentale) en sujet de l’Histoire et reconnaissant dès lors l’égale dignité de toutes les cultures. Dans son combat intellectuel contre l’évolutionnisme, Boas offre l’image d’un relativisme culturel tempéré (les différences de civilisation sont le produit de l’action combinée des facteurs historiques et géographiques), dont découle un antiracisme conséquent.
Car il faut insister sur le fait que la perspective culturaliste est de nature à mobiliser des arguments éthiques consistants. La reconnaissance positive de l’altérité introduit à l’étude d’une société selon les critères qui lui sont propres. Ainsi la perception du déni de reconnaissance à l’égard des colonisés est rendue possible, de même que la nature profonde de la domination coloniale. On comprend, par conséquent, qu’il puisse exister des affinités électives entre le relativisme culturel et la gauche.
Par la généralisation de la méthode de « l’observation participante », les ethnologues parviennent à une connaissance intime des représentations, des valeurs et des croyances des sociétés étudiées. Ces dernières sont transformées en « cultures », chacune d’elles étant caractérisée par une configuration semblable à nulle autre. Louis Dumont voyait ainsi dans toute société un « universel relatif », c’est-à-dire le « fruit d’un choix parmi tous les choix possibles et, à ce titre, tout aussi légitime, en termes de sens et de cohérence interne, que n’importe quelle autre société », (cité par A. Caillé et P. Chanial, « Le multiculturalisme est-il soluble dans la démocratie ? », postface de F. Fistetti, Théories du multiculturalisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 187). L’idée de la relativité des cultures a d’ailleurs largement précédé la naissance de l’ethnologie. On peut, sans forcer le trait, considérer le relativisme culturel comme fondateur du projet même des sciences de l’homme.
Les propos du ministre démontrent l’ignorance (feinte ?) de cette dimension savante. Mais ils font plus : sous couvert de dénoncer le relativisme (sa dénonciation est un thème récurrent parmi les défenseurs de la « civilisation judéo-chrétienne »), il manifeste son adhésion au différentialisme absolu, c’est-à-dire à une idéologie qui érige les « cultures » en ensembles absolument irréductibles les uns aux autres. Les hommes sont alors supposés habiter des univers incommensurables, tant ils sont transformés en purs produits de leurs appartenances « culturelles », ou du moins de certaines d’entre elles. Car l’idéologie identitaire que prône implicitement Guéant est fondée sur des pétitions de principe qui ne résistent pas à l’examen historique.
Ce qui, en effet, prend une importance capitale à tel moment de l’histoire devient secondaire à tel autre. Si l’on est menacé dans sa foi, c’est l’appartenance religieuse qui sera privilégiée et qui subsumera tout autre appartenance. Si on l’est dans sa langue, ce sera la spécificité culturelle. Si l’indépendance nationale est contestée, l’identité nationale deviendra la seule réalité. Il est d’ailleurs utile de souligner que ce n’est pas nécessairement une appartenance majeure (langue, peau, religion, nation ou classe) qui est privilégiée. Si, par exemple, un homme est persécuté pour ses préférences sexuelles, ces dernières peuvent devenir l’élément exclusif d’auto-désignation, quitte à ce que d’autres éléments prennent le relais une fois la persécution passée (sur ce thème, voir Maalouf, Les Identités meurtrières, 1998). Nos appartenances n’ont par conséquent rien de naturel. L’ethnicité, par exemple, loin d’être atavique, relève bien plus du fait de conscience.
Un argument, plus massif encore, peut être mobilisé contre les propos du ministre. L’idée de « culture », entendue comme faisant référence à un ensemble stable et clos de représentations, de croyances et de symboles, est profondément chimérique. Mais elle a une fonction politique : le mythe d’une culture traditionnelle sert en effet d’alibi à ceux qui refusent, au nom d’une tolérante attention à la diversité, l’accès à l’universel démocratique aux peuples anciennement colonisés. Evoquer l’attachement quasi naturel à la pureté culturelle, ne peut donc que déboucher, dans les sociétés « mélangées », sur de violents conflits.
On peut, de surcroît, se demander si la montée des « identitarismes » ne met pas en lumière autant, sinon plus, l’importance des processus sociaux d’exclusion et de domination que les besoins individuels d’appartenance et de reconnaissance. Il convient donc d’être particulièrement méfiant face à la tentation d’utiliser de façon substantialiste l’identité collective dont l’objectif est toujours de remettre en question l’idée de l’unité du genre humain. Voilà à quoi conduit le relativisme du ministre dont chacun comprendra qu’il n’a nulle autre fonction que de stigmatiser la « civilisation » arabo-musulmane.
Alain Policar, professeur de sciences sociales (Université de Limoges) et chercheur associé au CEVIPOF (IEP de Paris)