Ils le savent, c’est leur ultime combat, ils n’ont plus rien à perdre. Voilà déjà plus de cent jours qu’ils sont en grève. Sans salaire, sans rien à faire d’autre que rester, nuit et jour, devant cette usine, immense cathédrale de fer désormais silencieuse, ouverte au vent glacial. On la découvre le long de la nationale qui relie le port du Pirée à Corinthe, à 20 kilomètres d’Athènes, la capitale. Devant les grilles de l’entrée, il y a des banderoles, un feu qui grésille dans une vieille cuve rouillée, et ces hommes qui campent dans le froid.
« On n’occupe pas l’usine, car si on l’avait fait, ils nous auraient envoyé les flics. Mais la grève est encore un droit, non ? » explique un grand gaillard en doudoune et chemise canadienne qui danse d’un pied sur l’autre pour se réchauffer. « Et si on est là tous les jours et toutes les nuits, c’est pour éviter les sabotages. Nos patrons sont prêts à tout pour nous discréditer », ajoute-t-il, tirant à grandes bouffées sur sa cigarette.
C’est un monde d’hommes. Corps solides, carrés, visages marqués, ridés avant l’âge. Ils sont trois cents, tous ouvriers sidérurgistes. Ils ont cessé le travail le 31 octobre. Quinze jours plus tôt, la direction leur avait demandé d’accepter une baisse de 40% de leur salaire et de réduire leur journée de travail de huit à cinq heures. La raison de ces restrictions ? « C’est la crise, il faut s’adapter, a expliqué la direction. Sinon, on devra fermer. »
Cadences infernales
Depuis que le pays a été accusé d’avoir sous-estimé son déficit budgétaire, il y a deux ans, la Grèce s’effondre. Les marchés ne veulent plus lui céder un euro, les prêts octroyés par Bruxelles ne servent qu’à rembourser les dettes. Résultat : les caisses sont vides et 68 000 PME ont déjà mis la clé sous la porte depuis 2010. Mais l’usine en grève n’entre pas dans cette catégorie. Créée en 1938, Halyvourgia est une grande entreprise avec deux sites de production : l’aciérie d’Aspropyrgos, aux portes d’Athènes, en grève. Le second est installé dans la ville de Volos, en Thessalie. Depuis 2004, la société a été rachetée par un oligarque local, Nikos Manessis, qui siège aussi au conseil d’administration d’Alpha Bank, la troisième banque du pays. C’est lui qui a tenté d’imposer aux ouvriers cette « nouvelle donne » : des sacrifices au nom de la survie. « Mais jusqu’à la veille de son annonce, on travaillait à des cadences infernales de douze à treize heures par jour ! On a même dû écourter nos vacances cet été pour satisfaire le carnet de commandes ! » affirme Charis, un costaud de 37 ans, dont quinze dans cette usine, pour un salaire mensuel de 1 050 euros. « Et encore, je suis un technicien, pas un simple ouvrier. Mais si l’on diminue mon salaire de 40%, je toucherai 600 euros. Qui peut vivre avec ça ? » murmure-t-il en parcourant les hangars déserts.
Accident mortel
Les machines immobiles ressemblent à des monstres de métal endormis. La Grèce antique avait son dieu du feu et de la métallurgie, Héphaïstos, fils de Zeus et d’Héra. Si laid et si difforme qu’à sa naissance, son divin père le balança du haut d’une falaise. Mais le petit dieu va survivre. Obstiné et travailleur, il réussira même à épouser la déesse de la beauté Aphrodite, qui le trompera allégrement avec le dieu de la guerre.
Les forgerons modernes s’estiment victimes d’un autre genre de trahison. D’après eux, c’est le dieu moderne du profit qui les place au bord du gouffre. Ils ont toujours travaillé dur. Pour fondre, tordre des blocs de fer et les transformer en tiges, qui viendront consolider les fondations en béton des bâtiments. C’était parfois dangereux. « On était tellement poussés à augmenter les cadences que, par moments, on ne prenait plus les précautions nécessaires », se rappelle Charis. Il désigne une machine à compresser le métal : il y a un an, un homme s’est fait broyer la jambe ici. Juste un moment d’inattention, il en est mort. « Des accidents comme ça, il y en a régulièrement, dit-il. Mais ça ne calme pas les cris des contremaîtres. »
Quand leur patron a dévoilé son intention de baisser les salaires et le temps de travail, les ouvriers ont d’abord proposé de sacrifier un mois de paye. « On était prêts à accepter un mois de chômage technique sans solde pour lui permettre de remettre les comptes à flot, mais il n’a pas voulu, souligne Dimitri, un petit bonhomme aux cheveux gris. Il savait bien que les commandes continuaient à arriver. En passant aux cinq heures par jour, on casse la convention collective. Par la suite, il aurait été le seul à décider de nos horaires. C’est ça le but : imposer ce qu’ils appellent l’élasticité du marché du travail. »
Employé sur le site depuis dix-sept ans, Dimitri avait déjà du mal à joindre les deux bouts avec 1 100 euros par mois. Les traites de la maison à rembourser et deux enfants adolescents. « En Grèce, nous n’avons jamais eu d’Etat-providence et même l’école n’est gratuite qu’en théorie », rappelle-t-il. Comme tous les petits Grecs, les enfants de Dimitri vont au soutien scolaire, privé et payant, chaque soir, après l’école. Pour couvrir ces frais, bien des parents sont contraints de s’endetter.
Avec la crise, la situation est devenue encore plus précaire : « Cette année, beaucoup d’écoles ont reçu la consigne de ne pas chauffer les classes jusqu’à ce qu’il neige, et tant pis s’il gèle ! » s’indigne Dimitri. Sans oublier les pénuries de livres scolaires. Là encore, un phénomène nouveau : « On nous a demandé de photocopier les rares manuels distribués, et bien sûr ce sont les parents qui payent toutes ces photocopies », ajoute Dimitri. A ses yeux, le combat des ouvriers doit avoir valeur d’exemple : « Si nous cédons sur les horaires et les diminutions de salaires, ils feront pareil ailleurs. » Comme ses camarades, il ne croit pas à « l’alibi de la crise » : en deux ans, la production a augmenté de 196 000 tonnes à 266 000 tonnes, palliant la faiblesse de la demande locale grâce une hausse des exportations. A l’entrée de l’usine, un lot destiné à Israël traîne dans la poussière. « Le patronat veut profiter de cette crise pour affaiblir la classe ouvrière », lâche-t-il avec amertume.
Mais tous ne l’entendent pas ainsi. Les ouvriers du site de Volos, eux, ont accepté les exigences de Nikos Manessis : ils sont passés à la journée de cinq heures avec des salaires diminués de moitié. La peur du chômage a certainement joué. Une crainte d’autant plus forte que 65 ouvriers de l’usine d’Aspropyrgos ont été licenciés, par vagues successives, depuis le début de la grève. Profitant de cette division, la direction a fait passer l’essentiel de la production à Volos et attend que les grévistes s’épuisent et rendent les armes.
De quoi tenir un siège
Reste un atout, inattendu, qui a galvanisé les sidérurgistes en lutte. Depuis le lancement de leur action, un incroyable mouvement de solidarité à travers le pays s’est développé. Chaque jour, devant les portes de l’usine, arrivent des centaines de colis : lait, légumes, conserves, céréales, packs de boissons. De quoi tenir un siège ! Ou, à défaut, nourrir des familles dans le besoin, qui vivaient souvent avec un seul revenu, celui du sidérurgiste.
Mieux encore, une collecte de fonds a permis aux grévistes de disposer d’une cagnotte de 30 000 euros par mois. Chacun d’entre eux reçoit ainsi 100 euros par semaine. Ce n’est pas grand-chose, mais cette mobilisation silencieuse les encourage à poursuivre le combat. « On a reçu des messages de solidarité et des dons de toute la Grèce, comme de nombreuses organisations syndicales à travers le monde », explique Dimitri. Soudain, il est au bord des larmes à l’évocation de cette institutrice de l’île de Samos qui a traversé la mer Egée pour leur apporter les économies récoltées dans son collège. Dans la petite cahute où les ouvriers se réfugient pour se réchauffer, les murs sont recouverts de dessins d’enfants qui évoquent la bataille livrée à l’usine d’Aspropyrgos. Dans le monde syndical grec, en revanche, seuls les communistes les soutiennent. « Les autres syndicats sont trop proches du Parti socialiste qui participe au gouvernement », explique Nikos, un quadragénaire au regard fiévreux qui refuse désormais de payer ses impôts.
Depuis peu, le gouvernement a baissé le taux d’imposition des revenus les plus modestes et créé une taxe d’habitation. Prélevée avec la facture d’électricité, elle entraîne la coupure du courant en cas d’impayé. « Qu’ils essayent ! grince Nikos. De toute façon, avec nos 100 euros par semaine, on ne peut plus payer. Quand les employés de la compagnie viennent pour couper le courant, ils tombent sur des camarades qui les dissuadent de le faire. »
Mais ces nouvelles taxes ne sont-elles pas imposées par Bruxelles pour redresser les finances du pays ? Nikos bondit : « Jusqu’ici, j’avais toujours payé mes impôts, j’ai cotisé à ma caisse de retraite. Et maintenant, on vient m’expliquer que même avec 450 euros au chômage, je serai imposable et que ma retraite a fondu de moitié avant même que je sois en âge d’en profiter ? Mais je n’ai volé personne ! Pourquoi devrais-je accepter d’être réduit à la misère ? »
Après plusieurs semaines de grève, le dialogue est rompu avec le ministère du Travail comme avec la direction de l’usine. Curieusement, les médias grecs n’en parlent pas. Rien à la télé, juste quelques allusions dans la presse écrite pour évoquer la plus longue grève que connaît actuellement le pays. Mais grâce à Internet, les ouvriers sont parvenus à faire connaître leur combat. A Athènes, cette autocensure médiatique ne surprend personne : « Les médias sont aux mains des grandes familles, des oligarques, proches de Nikos Manessis », assure un journaliste qui préfère rester anonyme.
La crise est pourtant omniprésente sur les écrans. On y évoque les nouvelles mesures préconisées par Bruxelles : une baisse du salaire minimum à 600 euros brut, et des coupes sévères dans le budget de la santé. « Et quoi encore ? » s’insurge Dimitri, qui se rappelle que la dernière fois qu’il est allé à l’hôpital, « il n’y avait même plus de sparadrap ».
Maria Malagardis