AWID : De quelle manière le contexte mondial de diverses crises, à savoir économique, financière, alimentaire, hydrique et environnementale, a t-il eu un impact sur le militarisme et la violence à l’égard des femmes dans le monde entier ?
Mavic Cabrera-Balleza (MCB) : On observe ici deux facteurs clés qui sont, d’une part, l’utilisation du « pouvoir sur l’autre » (les femmes étant « l’autre ») comme principe prédominant dans les stratégies et les campagnes militaires, et d’autre part, l’utilisation de la violence à l’égard des femmes comme mécanisme visant à empêcher les femmes de s’opposer aux structures qui perpétuent les crises.
L’utilisation de la violence à l’égard des femmes dans le cadre des stratégies militaires est aujourd’hui d’autant plus évidente que le viol a été utilisé comme arme de guerre dans de nombreux pays, y compris la Bosnie-Herzégovine et la République démocratique du Congo. On constate également plusieurs exemples de violence faite aux femmes qui ont choisi de dénoncer et de condamner la cupidité du monde des affaires et les inégalités sociales, et qui exigent une protection sociale au milieu des crises. Très récemment, des femmes de la communauté Borei Keila au Cambodge ont été battues et détenues par les forces de police cambodgiennes pour réprimer leur action pacifique de revendication de leurs droits à la terre et au logement et leur opposition aux expulsions forcées.
D’autre part, les diverses crises mondiales ont permis aux mouvements sociaux et aux mouvements des femmes de repenser, innover et consolider leurs réponses aux questions aggravées par les crises, y compris le militarisme et la violence à l’égard des femmes. Le printemps arabe et l’occupation de Wall Street sont deux exemples récents et concrets de personnes décidant de se réunir pour réfléchir ensemble à diverses réponses progressives du point de vue social face aux diverses crises mondiales.
Les activistes de la paix prennent également part à l’activisme transnational et au développement de la solidarité de manière transversale, dans tous les domaines et les espaces géopolitiques. Nous investissons du temps, des efforts et des ressources pour négocier nos identités et programmes politiques et pour forger des liens avec ceux qui partagent nos objectifs, valeurs et principes fondamentaux. L’adoption des résolutions 1325 et 1820 du Conseil de sécurité des Nations Unies et des trois autres résolutions les appuyant, ainsi que la promotion actuelle de la Recommandation générale de la CEDAW sur les femmes dans les situations de conflit et d’après conflit sont tant le résultat que la preuve de ces efforts qui cherchent à construire une solidarité et à mettre en rapport les questions auxquelles sont confrontées les femmes dans les communautés directement frappées par les conflits avec celles d’autres femmes vivant des situations similaires dans le monde entier.
AWID : Quelle est votre analyse de la relation qui existe entre la mondialisation néolibérale, la violence à l’égard des femmes et la militarisation ?
MCB : La mondialisation néolibérale a entraîné une hausse de la pauvreté à une échelle jamais vue auparavant. L’inégalité des revenus a augmenté considérablement tant au sein qu’entre les pays. Etant donné que les femmes représentent une part majoritaire de la population pauvre à l’échelon mondial, leur vulnérabilité face à la violence et à toutes les formes d’abus s’est aggravée.
En outre, la mondialisation néolibérale a miné les droits des personnes, ce qui s’est traduit par l’abandon, par les États, de leur responsabilité d’assurer des services sociaux de base. Les femmes sont à nouveau les premières à en pâtir. Leur santé est compromise parce qu’elles ont moins accès aux soins de santé publique. L’accès à l’éducation des femmes et des filles a également diminué. Leurs moyens d’existence, emplois et autres droits économiques ont également accusé un recul. En d’autres termes, les politiques néolibérales n’ont fait que renforcer les systèmes et structures sociopolitiques et économiques existants, en aggravant les inégalités de genre qui rendent les femmes et les filles plus vulnérables à la violence, notamment celles qui vivent dans la pauvreté, dans des contextes de conflit, les femmes migrantes, les femmes indigènes, et celles appartenant à des minorités raciales, ethniques et religieuses.
La militarisation est la réponse habituelle des États et du monde des affaires face à la résistance. Ceux-ci collaborent souvent dans leurs actions et agissent parfois de manière indépendante mais en utilisant l’appareil de l’État, c’est à dire les forces de police et militaires, pour discipliner, pénaliser et contrôler les femmes et d’autres groupes marginaux qui s’opposent aux politiques néolibérales.
AWID : D’après vous, en quoi consiste une stratégie de développement alternative, fondée sur la justice économique, environnementale et de genre ?
MCB : Une stratégie de développement alternative a, en premier lieu, des objectifs sociaux tels que la réduction de la pauvreté, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à un environnement propre et à une paix durable. Elle est centrée sur les personnes et fondée sur les droits et les besoins. Elle n’est motivée ni par la recherche de la croissance économique, ni par celle de l’expansion des marchés. Elle exige une approche ascendante qui implique une utilisation optimale des ressources et s’appuie sur les contextes socioculturels et politiques des pays et des communautés, tout en respectant les législations et les politiques internationales des droits humains. Elle tient compte des ressources humaines, naturelles et technologiques, ainsi que de la situation environnementale.
Il convient de noter que les mouvements des femmes et sociaux ne s’opposent pas simplement à la néolibéralisation et à la myriade de problèmes que celle-ci entraîne. Ces mouvements s’attachent à trouver des options, et à formuler et mettre au point des solutions, et dans de nombreuses circonstances, des opportunités. Nous ne partons pas de zéro lorsque nous évoquons une stratégie de développement alternative. Il existe déjà de nombreuses initiatives notables sur lesquelles nous pouvons nous baser, dont nous pouvons tirer des leçons, que nous pouvons modifier, reproduire et utiliser comme fondation pour mettre au point une alternative de développement plus inclusive et globale. Les groupes de femmes et d’autres acteurs de la société civile ont pris part à de véritables initiatives en matière de commerce équitable, de coopératives agricoles et de moyens d’existence, et de programmes de soins de santé primaire communautaires, entre autres.
AWID : La résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur les femmes, la paix et la sécurité est l’un des outils internationaux les plus importants portant sur la pleine participation des femmes, sur un pied d’égalité, à l’ensemble des initiatives liées à la paix et à la sécurité. De quelle manière la résolution aborde t-elle l’autonomisation économique des femmes ? Selon vous, quelles sont les lacunes qui demeurent dans ce domaine ?
MCB : La résolution 1325 ou le Conseil de sécurité lui-même n’aborde pas la question de l’autonomisation économique des femmes, ce qui reflète le cloisonnement des structures et des mandats des Nations Unies. En vertu de la Charte des Nations Unies, la fonction première du Conseil de sécurité est le maintien de la paix et de la sécurité internationale conformément aux principes et objectifs des Nations Unies. Le Conseil économique et social (ECOSOC) est le principal organe chargé de la coordination des travaux menés dans les domaines économique, social et connexes au sein des Nations Unies. Il s’agit de l’instance fondamentale de débat international des questions économiques et sociales, et de formulation de recommandations de politiques adressées aux États membres et au système des Nations Unies [4].
Nous sommes profondément préoccupées par le manque d’attention portée aux rapports qui existent entre les ressources financières et en nature, l’emploi, les moyens d’existence et la sécurité humaine dans le programme pour les femmes, la paix et la sécurité. C’est la raison pour laquelle le Réseau mondial des femmes oeuvrant pour la paix (en anglais GNWP ) et Cordaid ont lancé une étude sur le coût et le financement de la mise en œuvre de la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies ainsi que des débats sur l’autonomisation économique des femmes dans les contextes de conflits armés.
AWID : Quelles sont les conséquences de la dépense militaire pour la sécurité des femmes ?
MCB : Il nous fait tout d’abord préciser le concept de sécurité qui nous intéresse puisque deux concepts sont pertinents dans le contexte de notre discussion, à savoir la sécurité nationale [5] et la sécurité humaine [6].
Les femmes activistes de la paix adhèrent au concept de la sécurité humaine. De ce point de vue, nous sommes en mesure d’affirmer que la dépense militaire appuie les efforts de guerre au détriment de la sécurité des femmes. En outre, la dépense militaire utilise des fonds qui pourraient servir à alimenter, habiller et éduquer des femmes et des filles et ainsi assurer leur sécurité. On estime qu’en 2010, la dépense militaire mondiale a atteint 1 630 000 million de dollars. La région ayant enregistré la hausse la plus importante de ses dépenses militaires est l’Amérique du Sud, avec une augmentation de 5,8 pour cent et un total de 63 300 millions de dollars, d’après des données publiées par l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm le 11 avril 2011.
Les dépenses publiques reflètent les valeurs sociales fondamentales et les priorités nationales. Le fait que les États limitent les dépenses sociales au profit du secteur militaire indique que peu d’importance est accordée à la sécurité humaine, au développement humain intégral, y compris aux contributions et au rôle social des femmes. La pleine participation des femmes à l’allocation budgétaire et au suivi de la dépense publique est nécessaire en vue de changer la tendance actuelle et ainsi répondre aux besoins sociaux.
AWID : Beaucoup font l’analogie guerre = emploi (dans les forces armées et de sécurité, etc.), mais la guerre est également associée à des contrats mirobolants et à la corruption. Quel est le rapport avec les femmes et l’impact sur celles-ci ?
MCB : Guerre = emplois = « développement » est une fausse équation. La plupart des pays dépensent en guerres bien plus qu’ils ne peuvent se permettre, et font ainsi grossir la dette publique. L’utilisation de ressources qui pourraient servir à alimenter, habiller et éduquer la population, construire des logements, atténuer l’impact de la dégradation de l’environnement au profit de la fabrication ou de l’acquisition d’armes à feu, de munitions et de bombes est quelque chose d’insensé, et ce dans n’importe quelle économie. En outre, la production et la vente d’armement, de chars, de bâtiments et d’autres équipements militaires ne facilitent pas l’échange de marchandises et n’obéissent pas aux lois du marché puisqu’ils sont achetés ou commercialisés directement par les États. Nous ne devons pas oublier le coût humain de la guerre en termes de morts et de déplacements, ainsi que les coûts financiers liés aux soins médicaux et aux pensions d’invalidité au profit des vétérans de guerre à l’heure actuelle et dans l’avenir.
Les femmes ne tirent aucun profit de la guerre. Elles en portent le fardeau. Les femmes et les enfants représentent 80% des victimes de la guerre. Il nous faut éduquer les électeurs sur les divers impacts de la guerre et la manière dont celle-ci nuit à la croissance de l’économie productive et au développement réel des sociétés.