On croyait les Russes endormis, dépolitisés, voire soumis. Pourtant, depuis les législatives du 4 décembre, ils protestent à intervalles réguliers dans les rues contre les maux du « système Poutine », la fraude électorale, la corruption et Poutine lui-même. Après avoir laissé son bras droit, Dmitri Medvedev, lui chauffer la place de Président pendant quatre ans, le Premier ministre Vladimir Poutine, qui brigue un troisième mandat ce dimanche, fait mine de ne pas les voir. Il affecte même de confondre le ruban blanc que portent les manifestants avec des… préservatifs.
Nous avons demandé à Anne Le Huérou, enseignante à l’université du Havre, qui revient de Moscou, pourquoi les Russes des villes ne supportent plus ce cynisme. Spécialiste de la société russe contemporaine, Anne Le Huérou est chercheuse associée au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (Cercec) et au Centre d’analyse et d’intervention sociologique (Cadis, EHESS-CNRS). Elle a travaillé sur les mouvements sociaux, la démocratie locale et la société civile dans les années 90, et poursuit ses recherches, notamment sur les questions de violence, en lien avec le conflit tchétchène. Elle a coécrit Tchétchénie, une affaire intérieure ? (Autrement-Ceri, 2005) avec Aude Merlin, Amandine Regamey et Silvia Serrano.
Hélène Despic-Popovic – Ce mouvement est-il une surprise ?
Anne Le Huérou – C’est l’ampleur du mouvement qui est une surprise. Des éléments le laissaient présager. Il existe depuis des années en Russie des ferments de société civile, des mouvements associatifs, des gens mobilisés, notamment dans les villes de province. Il y a eu, au milieu du deuxième mandat de Poutine, des mouvements contre la monétisation des avantages sociaux, autour de réformes qui touchaient des personnes âgées et plus vulnérables, des mobilisations fortes qui avaient abouti à des reculs du gouvernement. Ensuite, il y a eu des mouvements spontanés comme celui des automobilistes. Il y avait aussi un foisonnement associatif autour des questions liées au logement, contre la densification de l’habitat ou les hausses des charges municipales. Ces mouvements, qui s’occupent très concrètement des gens, peuvent aboutir ou pas à une mobilisation plus générale.
Quand la contestation a-t-elle pris un tour plus politique ?
On a assisté il y a dix-huit mois à la « révolution des mandarines » à Kaliningrad, lorsque les jeunes ont manifesté malgré l’interdiction des pouvoirs locaux. Ce fut le signe qu’il se passait quelque chose. De nombreux jeunes ont également commencé à fréquenter, le soir, des écoles d’observateurs mises en place pour former les volontaires à la surveillance du scrutin législatif de décembre.
Cette volonté de changement a-t-il une base sociale ?
Il y a un mouvement de fond sociologique et générationnel. Ceux qu’on voit dans les rues de Moscou sont entrés en politique au moment où s’achève le mandat de Dmitri Medvedev qui avait suscité quelques espoirs dans une génération des 25-35 ans, arrivés à l’âge adulte sur fond de montée en puissance de la Russie, de bien-être économique et social. Cette génération a eu la possibilité de faire des carrières rapides, de très bien gagner sa vie, jusqu’au moment où elle s’est aperçue que faire carrière n’est pas un élément suffisant à la réalisation de soi. C’est ce que Gorbatchev désigne comme l’épuisement du modèle Poutine. Ce qu’on a souvent décrit comme une sorte de contrat social entre Poutine et les classes moyennes et qui était : je vous garantis la sécurité et le renouveau de la puissance russe en échange de l’abandon de certaines libertés politiques et d’une certaine idéologie, qui n’est pas forcément celle qui vous correspondrait le mieux à vous, jeunes urbains, internationaux, formés à l’étranger.
Ce pacte social a bien fonctionné pendant les deux mandats de Vladimir Poutine [1], surtout le deuxième, marqué par un boom des classes moyennes et de la consommation dans les grandes villes. Avec l’arrivée de Medvedev, le pacte est devenu : on conserve la sécurité, mais on ajoute la modernisation. Après quatre ans, ce discours tourne à vide. La crise est passée par là. Et, aux yeux des urbains, la stabilité s’apparente à la stagnation.
Qu’est-ce qui a cristallisé cette révolte ?
L’analyste russe Nikolaï Petrov souligne que les élections sont des échéances nationales et que cela a permis de mettre en relief tout un tas de petites mobilisations restées isolées. L’autre élément déclencheur, c’est le cynisme avec lequel le pouvoir a annoncé cette collusion entre Medvedev et Poutine. Les Russes ont eu le sentiment qu’on se fichait d’eux en voyant ces deux dirigeants dire qu’ils s’étaient mis d’accord depuis le début pour échanger leurs places en faisant fi du sentiment populaire. Si Medvedev s’était présenté de nouveau, l’élection n’aurait pas été moins falsifiée, mais les gens ne seraient pas descendus dans la rue, parce qu’ils se seraient remis à espérer que cela lui permettrait d’achever ce qu’il avait commencé. Certains politiciens - des libéraux pas forcément démocrates - auraient pu s’accommoder d’un second mandat Medvedev.
Une célèbre commentatrice russe dit que « chaque Russe porte en son cœur sa forêt de Khimki », lieu de la bataille écologiste, à l’été 2010, l’air d’insinuer que chacun aurait des raisons d’en vouloir à Poutine…
Les Russes ont un rapport émotionnel à la politique. Les ressorts de la motivation à s’engager sont personnels. On ne va pas sortir pour un idéal abstrait, mais à partir d’une expérience privée : la défense de sa cour d’immeuble ou l’arrestation d’une personne qu’on connaît. Mais à part quelques petites associations, peu de Russes se mobilisent pour défendre les droits des migrants tadjiks. C’est une différence avec les mouvements de la fin de la perestroïka. L’opposition insiste sur la faute de Poutine. C’est une sorte de renversement de l’idole…
Dans ce contexte, pourquoi Poutine a-t-il pris la décision de revenir au pouvoir ?
Certains avancent que les groupes d’intérêts, les fameux siloviki[venant de l’armée, la police ou les services secrets, ndlr] veulent revenir en force, que les réformettes de Medvedev n’étaient pas de leur goût. Peut-être tout simplement y avait-il un deal entre les deux hommes depuis le début, et seuls ceux qui voulaient y croire ont cru qu’il pouvait se passer autre chose en 2012.
On voit aussi des nationalistes, qui sont-ils ?
Ce sont des gens divers. Il y a des organisations qui professent une Russie ethniquement pure. D’autres qui vont blesser, voire tuer des migrants tadjiks, casser du Caucasien, comme ce fut le cas l’an dernier lors des émeutes de la place du Manège à Moscou. J’entends dans l’opposition un discours qui consiste à vouloir séparer le bon grain de l’ivraie : d’un côté, il y aurait les néonazis à rejeter et, de l’autre, des nationalistes plus modérés qu’on veut convaincre de devenir plus démocrates. On leur a donné une place dans les comités d’organisation.
Alexandre Belov, qui dirigeait le Mouvement contre une immigration illégale, interdit l’an dernier, a pris la parole lors du meeting d’opposition du 4 février. Il n’a pas été plus applaudi que d’autres, pas moins non plus. Ces jeunes-là défilent avec des drapeaux jaunes, noirs et blancs, des banderoles avec le fameux « ras-le-bol de nourrir le Caucase » : un slogan que professe même parfois quelqu’un comme Alexeï Navalny [2]. Quand on les interroge pour savoir ce qu’est la Russie, ou si les Nord-Caucasiens sont des citoyens de seconde zone, on obtient des réponses confuses.
La question nationale travaille l’ensemble de la société, les élites politiques se positionnent de manière réactionnelle et c’est le discours nationaliste qui est dominant. On dit : nous ne sommes pas vendus à l’étranger, c’est vous qui l’êtes, c’est vous qui faites des deals en vendant le gaz et le pétrole russes. Un représentant du Front de gauche, que dirige Sergueï Oudaltsov, a dit le 4 février qu’il avait lui manifesté devant l’ambassade américaine lors de l’intervention occidentale en Yougoslavie, mais qu’on n’y avait vu ni Poutine ni aucun membre du gouvernement. Chacun essaie d’être plus russe que russe.
Où sont les mouvements plus radicaux ?
Ils ne sont pas dans les manifs, qu’ils regardent comme quelque chose de trop loyaliste. L’opposition négocie un gentil petit trajet avec le maire de Moscou, la police est bon enfant. Cela coupe l’herbe sous le pied à des rébellions plus radicales comme celle des natsbol, les ex-nationaux bolcheviques d’Edouard Limonov, qui se sont trouvés dépossédés de leur stratégie de confrontation avec le pouvoir. Le 4 décembre, au lendemain des législatives, des gens comme Oudalstov, Navalny et Limonov sont descendus dans la rue et ont été arrêtés comme beaucoup de manifestants. Notamment un grand nombre de jeunes venus manifester pour la première fois . Ces arrestations massives ont joué en faveur des radicaux. Mais ensuite, les partisans de Limonov n’ont pas aimé voir les ténors de l’opposition démocrate composer avec la mairie sur le trajet des manifs. Leur idée est que pour lancer un vrai défi au pouvoir, il ne faut pas essayer de se placer dans une optique légaliste.
Et si le pouvoir changeait d’attitude ?
Un basculement est possible au soir de l’élection. Car Oudaltsov et les autres ont appelé à la vigilance citoyenne devant les bureaux de vote. Que se passera-t-il ? C’est l’inconnue du scénario de l’après-4 mars. On ne sait pas ce que va faire le pouvoir, on ne sait pas ce que va faire l’opposition. Poutine peut siffler la fin de la récré. Mais comment ? En mettant en prison les leaders de l’opposition ou bien en acceptant un minimum de réformes, notamment en donnant plus de poids au Parlement, comme le demande l’opposition ? On peut arrêter trente partisans de Limonov ou de Kasparov mais pas des dizaines de milliers de personnes.
Interview par Hélène Despic-Popovic (à Moscou)