Internationalisation et régionalisation du marxisme
Malgré l’aura de la révolution russe, la greffe du marxisme sur le communisme chinois n’allait pas de soi. Il ne suffisait pas, à la manière d’un « copié-collé », d’introduire concepts fondamentaux, orientations politiques et techniques d’organisation, tels qu’en URSS ou en Europe occidentale. Pour que cette greffe soit durable, il fallait que la pensée marxiste assimile l’originalité de la société chinoise et que la pensée chinoise retranscrive dans son monde mental le marxisme ; soit deux « doubles mouvements », complémentaires. Premier « double mouvement », afin de s’internationaliser, le marxisme, né en Occident, devait se « régionaliser » et se « nationaliser » pour « faire sens » dans des sociétés différentes. Second « double mouvement », en dehors d’Europe, les révolutionnaires devaient s’ouvrir à la pensée occidentale, mais en la « reformulant » pour que ses apports soient traduits en une langue culturellement identifiable par les milieux populaires et pas seulement par une élite avertie des affaires du monde.
Avec pour arrière-plan historique en Europe le développement capitaliste (depuis les 15-16e siècles), la révolution industrielle (à partir du 18e siècle) et les mouvements populaires d’émancipation, Ernest Mandel relève, à l’instar de nombreux auteurs, l’apport au marxisme de la philosophie classique allemande, de l’historiographie sociologique française et de l’économie politique anglaise dont Marx et Engels s’inspirent tout en les transformant [1]. Ces apports intellectuels relèvent naturellement de l’histoire de la pensée occidentale et ne peuvent servir à l’identique de « sources » dans d’autres régions du monde, pas plus que les traditions populaires révolutionnaires propres à l’Europe sur le rôle desquelles Mandel insiste.
Si le marxisme n’était qu’une doctrine académique, la question serait de peu d’importance ; mais, théorie de la révolution, il nourrit l’action politique et le combat social. Il doit, pour ce faire, devenir une référence au sein des sociétés où se mène la lutte des classes contemporaine, trouvant des racines nouvelles dans l’histoire de leur « pensée » et dans leurs traditions populaires.
La création d’un marché mondial capitaliste, la montée en puissance de l’impérialisme et la victoire de la révolution russe ont créé une situation favorable à la diffusion internationale du marxisme ; encore fallait-il que soient réunies les conditions d’une greffe réussie dans diverses sociétés non européennes. Dans le cas chinois, on peut évoquer parmi les « racines » de la greffe l’existence d’une vision spécifique de l’histoire et de la dialectique, d’une sociologie – certes conservatrice – et d’un passé étatique bien plus ancien qu’en Europe avec les luttes de pouvoir qui lui sont associées, d’une pensée militaire millénaire maintenue vivante, d’une puissante tradition de soulèvements populaires et de guerres paysannes… Le marxisme chinois, « sinisé », peut être aussi multiple que le marxisme européen, mais il ne peut pas en être la copie conforme.
Il est intéressant de noter qu’Ernest Mandel, dans l’étude précitée, ne traite pas de cette question, bien que son dernier chapitre s’intitule « Réception et diffusion du marxisme de par le monde », et se contente d’évoquer d’une phrase l’intégration tardive et progressive de « la problématique spécifique des pays coloniaux et semi-coloniaux » dans « l’analyse et dans la pratique marxiste, surtout à partir des révolutions russe, iranienne et chinoise de 1905-1912 » [2].
Le débat sur « l’Orient » et « l’Occident » remonte à Marx, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ; mais il se pose alors au sein de la sphère européenne – l’Orient, c’est la Russie. Ce débat touche à des questions fondamentales. Il s’attache à l’analyse d’une formation sociale différente de celles de l’Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne. Il aborde des enjeux stratégiques clés : l’Est européen marque-t-il seulement un retard de développement qui, une fois comblé par l’industrialisation et la modernisation de l’Etat, permettra à la révolution de suivre le même cheminement que dans l’Ouest européen ? Ou bien faut-il penser la spécificité de la voie révolutionnaire russe ?
Ces questions ont trouvé une seconde actualité avec la montée des luttes dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. La révolution russe a ainsi jeté un pont entre l’Occident et l’Orient asiatique et, plus généralement, ce que l’on appellera le tiers monde. Les marxistes ont alors été confrontés à des sociétés issues de lignées historiques différentes de celle qui donna naissance à l’Europe, à des formations sociales très diverses, à des mondes culturels originaux. Une pensée marxiste nait en Asie (Chine, Vietnam, Inde, Japon…), dans la région arabe et l’Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes…
De grands débats ont eu lieu sur la « sinisation » du marxisme, l’apport de marxistes non européens a été mieux pris en compte en Occident, mais le chantier de l’internationalisation du marxisme et de sa régionalisation reste ouvert. C’est certainement l’un des plus intéressants qui soient.
L’anarchisme en Asie avant la révolution chinoise
La référence anarchiste connaît un envol international à fin du XIXe siècle ; la notion de socialisme lui est alors souvent rattachée. Elle revêt cependant des aspects assez contradictoires. Valorisant l’entraide, la coopération volontaire, la liberté personnelle, l’égalité et l’absence de contrainte, elle pouvait être associée à une vision plutôt « angélique » de la révolution sociale. Mais, à l’époque, en Europe notamment, l’anarchisme, c’est aussi les assassinats et tentatives d’assassinats d’hommes d’Etat (plus d’une douzaine entre 1894 et 1914) ou les attentats à la bombe (en Russie, Espagne, France…) – des attentats parfois aveugles, mais généralement ciblés contre des tortionnaires et agents de la répression, ou contre des lieux d’exploitation comme les usines.
En Asie orientale, la référence anarchiste a été significative à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, bien que pas dans tous les pays. Venue originellement d’Europe occidentale et de Russie ou d’Amérique du Nord, elle trouve des sources dans les cultures populaires, dans les interprétations libertaires des religions et philosophies autochtones. Elle est propagée par des noyaux militants d’étudiant.e.s et exilé.e.s politiques à Paris ou Barcelone – en particulier les Philippins dans ce dernier cas ; mais une identité régionale de l’anarchisme s’affirme, les échanges (parfois conflictuels) étant multiples entre groupes japonais, coréens et chinois.
Beaucoup plus ouverts au monde rural et à la paysannerie que les premiers marxistes, les courants anarchistes ont contribué à enraciner le socialisme en Asie. Chaque pays a connu ses divisions, comme entre anarcho-communistes et anarcho-syndicalistes au Japon ; ou sur le rapport entre ouverture à la pensée occidentale, modernisation et traditions, comme en Chine ; ou encore sur la priorité accordée au combat pour l’indépendance politique ou la révolution sociale, comme en Corée. Dans l’ensemble, le mouvement anarchiste est resté fragmenté.
Au Japon, il prend forme en 1907-08 et joue un rôle significatif dans les années 1920-1930, mais, la répression aidant, il sort très affaibli de la Seconde Guerre mondiale. A la différence d’autres courants d’extrême gauche, il ne renaîtra pas à l’occasion de la radicalisation des années 1960-1970.
En Corée, l’anarchisme est, au début des années 1920, une composante importante du mouvement d’indépendance (le pays est alors une colonie japonaise). Des organisations anarchistes coréennes sont actives en Chine et au Japon. Mais dès les années 1930, ce courant décline, tant dans la péninsule que dans les autres pays. En 1945, il cesse d’exister sous forme organisée significative, même si un héritage intellectuel perdure.
En Chine, la référence anarchiste s’affirme explicitement en 1906-07, grâce à des étudiants chinois de Paris et Tokyo. Elle atteint son apogée en 1907-1919. Ce courant, divers, s’intègre au Mouvement du 4 Mai 1919, qui sert de creuset intellectuel. Il s’efface durablement avec la fondation du Parti communiste (1921), mais des idées associées à l’anarchisme ont influencé des personnalités du marxisme chinois naissant (Li Dazhao, lecteur de Kropotkine, Mao Zedong selon ses propres dire, Chen Duxiu dont les fils sont anarchistes avant de devenir marxistes), ainsi que des fondateurs de Guomindang de Sun Yatsen.
Visages du trotskisme chinois
De la fin des années 1920 à la Seconde Guerre mondiale, le mouvement trotskiste a connu un développement significatif en Asie, favorisé par le prestige du chef de l’Armée rouge et la responsabilité de Staline ou de ses proches dans des défaites majeure, comme celle de 1927 en Chine. Ce fut le cas au Vietnam où il était représenté par une personnalité révolutionnaire de premier plan, Ta Thu Thau, et où s’est déroulé quelques années durant, dans la région saïgonnaise, une expérience très riche de front uni avec le PCI (lié à Moscou) et des marxistes indépendants autour du journal La Lutte. Ce fut aussi le cas à Ceylan (alors colonie britannique, aujourd’hui nommé Sri Lanka), où le principal parti engagé dans la lutte d’indépendance, le LSSP (*), s’est affilié en 1940 à la Quatrième Internationale. Ce fut encore le cas, bien que dans une moindre mesure, en Inde. Enfin, dans d’autres pays, de fortes personnalités communistes se sont démarquées du stalinisme sans nécessairement rejoindre l’Opposition de gauche internationale, comme Tan Malaka en Indonésie ou Thakin Soe en Birmanie, l’un des dirigeants du PCB « Drapeau blanc » qui constitua en 1946 le PCB « Drapeau rouge ».
Chen Duxiu (1879-1942). Animateur de La jeunesse, devenu figure centrale du Mouvement du 4 Mai puis dirigeant du PCC, Chen Duxiu fait partie des personnalités révolutionnaires asiatiques majeures qui ont rejoint l’Opposition de gauche internationale à la fin des années 1920. Alors que le régime de Chiang Kai-shek poursuivait une violente répression anti-communiste, il a été arrêté en 1932, pour être, est libéré en 1937, dans le contexte de l’invasion japonaise. En conflit avec Peng Shuzi sur la question de la résistance à l’occupation japonaise, il finit par rompre avec le mouvement trotskiste.
Peng Shuzi (1895-1983). Etudiant à l’Université communiste des travailleurs de l’Orient (Moscou) au milieu des années 1920, il perçoit la montée du conflit entre Staline et Trotski sans encore en saisir la portée. Il intègre le bureau politique du PCC à son retour d’URSS. Après la défaite de 1927, il rejoint, de concert avec Chen Duxiu, l’Opposition de gauche internationale. Emprisonné lui aussi de 1932 à 1937, Il rejoint Hongkong en 1948, puis se réfugie en exile : le Vietnam, l’Angleterre, la France et enfin les Etats-Unis. Il représentera jusqu’à sa mort l’une des principales branches du trotskisme chinois.
Wang Fanxi (1907-2002). Comme Peng, Wang Fanxi a été témoin de l’acuité des conflits politiques en URSS, ayant été envoyé à Moscou par le PCC en 1927. L’un des fondateurs du mouvement trotskyste, il est incarcéré en 1931-1937. En 1949, il est envoyé à Hongkong pour assurer les liaisons internationales de son organisation ; puis doit se replier sur Macao et enfin, en 1975, partir en exile en Grande-Bretagne. Proche de Zheng Chaolin, Wanf Fanxi représente une autre branche du trotskysme chinois que Peng.
Zheng Chaolin (1901-1998). Etudiant en France en 1922 avec Zhou Enlai, il est envoyé à Moscou, puis retourne en Chine en 1924 où il travaille pour le comité central du PCC. L’un des fondateurs du mouvement trotskiste chinois en 1929-1930, il est incarcéré par le Guomindang en 1931-1937. Il reste à Shanghai après la conquête du pouvoir par le PCC. Quand la répression s’abat contre le mouvement trotskyste en décembre 1952, il est à nouveau incarcéré et passe, à cette fois sous le régime de Mao, 27 ans en détention. Libéré en 1979, il continue a être qualifié par le régime de « contre-révolutionnaire », mais participe néanmoins librement aux travaux sur l’histoire du mouvement communiste chinois et devient membre du comité politique consultatif de la municipalité de Shanghai. Sa fidélité à ses engagements lui a valu un respect important.
Dans les années 1970, trois organisations trotskystes existaient à Hongkong. L’une, autour de la revue October Review (qui continue à paraître), liée à Peng Shuzi, et deux groupes formés de jeunes : la Ligue marxiste révolutionnaire (RML), qui n’existe plus mais dont on retrouve d’anciens membres dans divers mouvements contestataires, et Pioneer (Pionniers), toujours actif.
* LSSP : Lanka Sama Samaja Party ou Parti pour une société égale.
Parmi les dirigeants les plus connus du PCC
La prééminence de Mao et le développement du culte de la personnalité font parfois oublier que la direction du PCC était constitué de fortes personnalités, riches de qualités et d’une expérience diversifiée – et que, plus généralement, il en allait de même de l’ossature en cadres du Parti communiste. De nombreux membres de la direction maoïste s’étaient en temps opposés à Mao, en particulier durant les années 1930. La constitution de cette équipe historique de direction a dans une large mesure pris forme en 1935, au cours de la Longue Marche. Elle ne s’est fracturée, puis fragmentée, qu’à l’occasion de la crise ouverte en 1959 par l’échec du Grand Bond en avant (GBA), puis lors de la Révolution culturelle (à partir de 1966).
L’univers des dirigeants centraux du PCC est très masculin et peuplé d’anciens commissaires politiques et commandants de corps d’armée, tant la guerre fut matrice de la confrontation entre révolution et contre-révolution. Plusieurs de ceux mentionnés ci-dessous ont d’ailleurs été nommés en 1955 parmi les dix Maréchaux de l’Armée populaire. Mais leurs parcours n’en sont pas moins varié.
Nous n’évoquons ici que les plus connus des survivants, au risque d’ignorer le rôle joué par celles et ceux qui trouvèrent la mort avant la victoire de 1949.
Chen Yi (1901-1972). L’un des dix Maréchaux. Originaire du Sichuan, fils d’un magistrat. Arrivé en France en 1919, il travaille comme débardeur, plongeur puis ouvrier chez Michelin. Il adhère en 1921 aux Jeunesses socialistes, avant d’être expulsé du pays. Rentré en Chine, il adhère au PCC en 1923 et, en 1925, travaille au département politique de l’Académie militaire de Huangpu (Wangpoha), sous la direction de Zhou Enlai. Il participe à l’insurrection de Nanchang (1927), puis commande avec Zhu De l’arrière-garde de l’armée de He Long et Ye Ting, avant de rejoindre les bases du Jinggangshan. Il soutien Mao dans les luttes de fractions des années 1930, mais ne participe pas à la Longue Marche, organisant jusqu’en 1937 la résistance dans les zones évacuées par le gros des forces communistes. En 1938, il commande la 4e Armée nouvelle qui établit une base régionale en Chine du Centre. Il devient membre du comité central du PCC et 1945 (et du bureau politique en 1956). Durant la guerre civile de 1945-1949, il est à la tête de l’une des principales unités de l’Armée populaire de Libération, devenant aussi maire de l’agglomération de Shanghai. Proche de Zhou Enlai, il devient ministre des Affaires étrangères en 1958. Violemment attaqué durant la Révolution culturelle (1967), probablement malade, il s’efface avant sa mort. Il est réhabilité dès 1972.
Chen Yun (1900-1995). Originaire du Jiangsu., dans les environs de Shanghai. De famille ouvrière, il adhère au PCC en 1924. Militant syndical durant la révolution de 1925-1927, il rejoint après la défaite la zone rouge du Jiangxi où il est chargé des Affaires sociales. Il entre au bureau politique en 1934 avant d’être envoyé deux ans en URSS. De retour à Yan’an en 1938, il est responsable de l’organisation, puis des questions économiques. Il participe à la défense d’importantes régions dans le centre de la Chine et en Mandchourie. Devenu Vice-Premier Ministre en 1949, il est chargé de la reconstruction et du développement du pays. Ministre du Commerce, il entre en conflit avec Mao sur les orientations économiques. En demi-disgrâce en 1957 et soumis à des attaques politiques durant la Révolution culturelle, il ne réapparait au premier plan qu’en 1978, à la suite de la ré-ascension de Deng Xiaoping.
Deng Xiaoping (1904-1997). Originaire du Sichuan, issu d’une famille de propriétaires fonciers, il se rend en France (1920-1926) où il est ouvrier-étudiant et adhère à la Ligue des Jeunesses socialistes, puis (en 1923) au PCC. Il passe par Moscou avant de retourner en Chine. Clandestin à Shanghai après la contre-révolution de 1927, il rejoint la base du Jiangxi où il soutient la fraction maoïste. A la suite de la Longue Marche, il devient commissaire politique au Groupe d’armées commandé par Lin Biao, puis dans la Division commandée par Liu Bocheng auprès de qui il restera jusqu’à la victoire de 1949. D’abord l’un des principaux responsables de la Chine du Sud-Ouest, il est nommé Vice-Premier Ministre en 1952. Il entre au bureau politique en 1955, puis devient l’un des six membres de son comité permanent à la création de cet organisme en 1956. Il s’oppose à Mao à partir de l’échec du Grand Bond en avant. Il est, dès ses débuts, l’une des premières victimes de la Révolution culturelle. Il réapparait cependant dès 1973 et redevient, avec l’appui de Zhou Enlai, membre du comité permanent du BP en 1975. Il amorce en 1978 les réformes économiques qui, ultimement, ouvriront la voie à un nouveau développement capitaliste.
Dong Biwu (1886-1975). Originaire du Hubei, d’une famille cultivée mais sans fortune foncière. Lors de la révolution de 1911, il s’engage dans l’armée et dans la Ligue jurée de Sun Yatsen. Participe au Mouvement du 4 Mai 1919 à Shanghai. Devenu marxiste, il est l’un des membres fondateurs du PCC (1921). Il se lie au mouvement syndical, puis paysan, du Hubei. Tout au long de ces années, il a à plusieurs reprises mené un travail clandestin au sein des armées. Il doit fuir après la contre-révolution de 1927 et se rend à Moscou (1928-1932). De retour en Chine, il rejoint les bases du Jiangxi où il est nommé directeur de l’Académie de l’Armée rouge. Après la Longue Marche, il dirige l’Ecole du Parti. Durant la résistance anti-japonaise, il s’occupe des relations avec les autres mouvements politiques et, en 1945, participe aux négociations de paix (avortées), se rendant aux Etats-Unis dans ce cadre. Il rentre au bureau politique et préside la commission qui définit les institutions de la future République populaire, dont il est Vice-Président en 1959-1975. Occupe d’importantes fonctions au sein du PCC. Avec l’image de « l’Aîné » qu’il porte depuis la fondation du PCC, il est l’une des rares personnalités à incarner la continuité de l’Etat durant la Révolution culturelle. Entre au comité permanent du BP en 1973.
Lin Biao (1907-1971). Le plus jeune des dix Maréchaux chinois. Originaire du Hubei, d’un milieu de petite bourgeoisie rurale. Il rejoint les Jeunesses communistes en 1925 (au parti en 1927). Militant étudiant, il entre à l’Académie militaire de Huangpu (Whampoa) et, brillant officier, participe à l’Expédition du Nord, puis au soulèvement de Nanchang. Il se replie avec Zhu De dans les maquis du Jinggangshan en 1928, où il rencontre Mao. Il commande l’avant-garde des troupes révolutionnaires durant la Longue Marche. Blessé en 1938, il est soigné en URSS jusqu’à son retour en Chine en 1942. Il est élu au comité central en 1945, puis commande les forces communistes en Mandchourie, s’imposant comme l’un des principaux dirigeants militaires du parti. Après la victoire, il ne joue plus un rôle de premier rang avant d’être nommé ministre de la Défense en 1959. Allié à Mao Zedong, il fait figure d’héritier au lendemain de la Révolution culturelle (1969). Pourtant, il tombe victime des luttes de fractions qui continuent à déchirer la direction du PCC et meurt en 1971 dans des circonstances obscures.
Liu Bocheng (1892-1986). Dit le « dragon borgne », l’un des dix Maréchaux. Originaire du Sichuan, fils de musicien ambulant. Entre en 1911 dans l’armée républicaine et perd un œil au combat. Adhère au PC en 1926. Sert dans les armées nationalistes du Guomindang, puis participe à la direction de l’insurrection de Nanchang avec He Long et Ye Ting. Il suit les cours de l’Académie militaire Frounzé en URSS et rejoint en 1930 la base du Jiangxi où il défend des conceptions « professionnelles » de la stratégie militaire à l’encontre de Mao, mais rallie ce dernier en 1935 durant la Longue Marche. Devient, après 1937, l’un des principaux commandants de l’Armée rouge avec Lin Biao et He Long. L’un des dix Maréchaux de 1955. Entre au comité central du PCC en 1945 et au bureau politique en 1956. Du fait peut-être de son âge et de sa santé déclinante (il devient aveugle), il n’est pas victime des luttes de fractions des années 1959-1976 et reste jusqu’en 1980 l’un des vice-présidents de l’armée. Il est probablement resté proche de Deng Xiaoping qui était commissaire politique du corps d’armée qu’il commandait en 1937.
Liu Shaoqi (1898-1969). Originaire du Hunan, fils d’un maître d’école. Il s’engage en politique en 1920 et part étudier à Moscou en 1921-22, où il adhère au PCC. De retour en Chine, il dirige l’activité syndicale dans les mines d’Anyuan, puis, à partir de 1925, il travail au développement des syndicats à Shanghai. Elu au comité central, après la contre-révolution de 1927, il entre en clandestinité et milite à Shanghai, en Mandchourie, en Chine du Nord. Il doit, en 1932, se replier dans le Jiangxi et participe à la Longue Marche, avant de retourner en Chine du Nord reprendre ses activités clandestines. En 1941, il devient commissaire politique de la Nouvelle Quatrième Armée, puis rejoint Yan’an en 1942 dans le cadre du « mouvement de rectification » conduit par Mao. En 1945, il fait figure de numéro 2 du parti. Vice-Président du gouvernement en 1949. Après l’échec du Grand Bond en avant, il remplace Mao en tant que Président de la République populaire. Il travaille alors avec Deng Xiaoping. Devenu l’un des principaux accusés de la Révolution culturelle en 1967, il est expulsé du parti en 1968 et meurt en prison à la suite de mauvais traitements. Il n’est officiellement réhabilité qu’en 1980.
Mao Zedong (1893-1976). Fils de paysans aisés du Hunan ; l’un des fondateurs du PCC (1921). Militant syndical et journaliste politique, il devient l’un des principaux responsables de l’Institut de formation des cadres paysans mis en place par le Guomindang (1924). Après la contre-révolution de 1927, il regroupe quelques forces communistes dans le Jinggangshan, puis devient président de la République soviétique du Jiangxi. Insistant sur le rôle des paysans et de l’Armée rouge dans le processus révolutionnaire chinois, il se retrouve minoritaire au sein du bureau politique. Il ne gagne durablement la direction du PCC qu’en 1935, pendant la Longue Marche, lors de la conférence de Zunyi. Il en est le principal stratège, même s’il n’en est pas le seul. Sa prééminence ne sera remise en cause qu’après l’échec du Grand Bond en avant (1959), la crise de direction du PCC ouvrant la voie à la Révolution culturelle. Mao sort formellement vainqueur de la crise des années 1966-1969, mais il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. La réalité du pouvoir lui échappe probablement rapidement. Ses adversaires fractionnels reprennent la main peu après sa mort.
Peng Dehuai (1898-1974). L’un des dix Maréchaux. Originaire du Hunan, d’un milieu de paysans plutôt pauvres avec lequel il rompt à l’âge de onze ans, vagabondant, « déraciné », vivant de petits boulots. Il mène un soulèvement paysan en 1916. Il s’engage dans l’armée, prend part à un complot contre le gouverneur provincial, rejoint l’armée du Guomindang de Sun Yatsen. Officier, il rejoint la guérilla et le PCC en 1928 dans le Jingganshan. Il dirige l’une des deux principales forces communistes du Hunan, puis s’oppose sur la politique militaire à Mao, mais rallie ce dernier en 1935. Commandant de l’Armée rouge aux côtés de Zhu De jusqu’en 1949, puis du corps d’armée engagé dans la Guerre de Corée jusqu’en 1953. Il participe aux négociations avec l’URRS. Il s’oppose à Mao lors du Grand Bond en avant. En disgrâce, il est l’un des dirigeants victimes de la Révolution culturelle ; arrêté en 1966, torturé par des gardes rouges en 1967, il meurt en détention une décennie plus tard. Il est réhabilité en 1978.
Zhou Enlai (1898-1976). Originaire du Jiangsu, d’une famille de notables venus du Zhejiang et de milieu « mandarinal » aisé. Il suit des études au Japon, puis participe au Mouvement du 4 Mai 1919. Arrêté en 1920, il passe une centaine de jours en détention, puis se rend en France où il adhère au mouvement communiste (début 1921). Il développe la branche européenne du PCC. Il occupe, dès son retour en Chine (1924), des fonctions importantes dans la région de Canton où il dirige la section politique de l’Académie militaire de Huangpu (Whampoa) du Guomindang. Il épouse en 1925 Deng Yinchao. L’un des dirigeants de l’insurrection ouvrière de Shanghai en 1927, il échappe à la répression sanglante qui suit l’entrée dans la métropole des forces de Chiang Kai-shek. Il participe au soulèvement de Nanchang. Il est membres de la direction du PCC sans discontinuer de 1927 à 1976 et incarne, par-delà les crises fractionnelles, la continuité du parti, puis du parti-Etat. Il travaille avec les dirigeants qui ont les faveurs de Moscou et s’oppose, dans le Jiangxi, à Mao. Il rallie ce dernier en 1935. Il joue un rôle important dans les négociations entre forces politiques chinoises durant la guerre anti-japonaise et dans les contacts avec les milieux intellectuels ou étrangers. Premier Ministre dès 1949 et chargé des Affaires étrangères (1949-1958), il conduit de même les négociations avec Moscou au lendemain de la victoire de 1949. Il est l’une des figures centrales de la conférence de Bandung (1955). Il sauve les meubles de la diplomatie chinoise durant la Révolution culturelle, puis prépare la normalisation des rapports avec Washington (venue de Nixon à Pékin en 1972). Sur le plan intérieur, il a joué un rôle très important de « stabilisateur ». Il favorise de retour au pouvoir de Deng Xiaoping.
Zhu De (1886-1976). Le premier des dix Maréchaux de 1955. Originaire du Sichuan, d’une famille de paysans ruinés. Envoyé étudier au prix de grands sacrifices, il rompt avec sa famille quand il choisit d’entrer par nationalisme dans l’armée au lieu de mettre en valeur son diplôme. Sous-lieutenant en 1911, il participe à la révolution républicaine. Après bien des vicissitudes, en 1922, général de 36 ans, opiomane sortant d’une cure de désintoxication, il se rend en France, puis rencontre Zhou Enlai à Berlin. Après avoir milité trois ans en Allemagne, il rentre en Chine via Moscou. Ayant repris sa carrière militaire, il prépare l’insurrection de Nanchang en 1927. En 1928, il finit par retrouver Mao dans le Jinggangshang où est créée la 4è Armée rouge et participe à la fondation de la République soviétique du Jiangxi. Il est commandant en chef des armées et le restera jusqu’en 1954. Il épouse en 1929 Kang Keqing. Vice-président du gouvernement dès 1949 et de la République populaire en 1954-1959. Bien qu’il ait défendu Peng Dehuai en 1959 et qu’il se soit opposé à Mao durant la Révolution culturelle (il est dénoncé par les Gardes rouges), il ne subit pas les mêmes persécutions que d’autres dirigeants du fait, probablement, de son prestige historique.
Six cadres féminins du Parti communiste chinois
Elues dans des organes de direction du Parti communiste, les cadres féminins se sont souvent trouvés chargées du « travail femme », mais pas uniquement. Ce n’était pas nécessairement leur principal domaine d’action ni leur centre d’intérêt prioritaire. Elles pouvaient être tout autant responsable syndical, organisatrice militaire, diplomate, engagée sur le front culturel…
Chen Shaomin (1900-1977). Originaire du Shandong, de famille pauvre. Ouvrière dans la dentellerie, elle adhère en 1927 à la Ligue de la Jeunesse communiste et en 1929 au parti. Milite clandestinement dans les usines textiles du nord de la Chine, en particulier à Tientsin. Elle est brièvement emprisonnée en 1933, puis, dans le Henan-Hebei-Anhui, elle intègre les forces de guérilla antijaponaise dirigées par Li Xiannian, où elle occupe d’importantes fonctions politico-militaires. En 1937-1945, elle est à la direction du département d’organisation du bureau du PCC pour la Chine centrale. Après 1949, elle est élue députée à l’Assemblée nationale populaire. Responsable de la Fédération syndicale du textile (1950-1957), elle est secrétaire nationale (à partir de 1953), puis vice-présidente (à partir de 1957) de la Fédération panchinoise des syndicats. Membre suppléante du comité central du PCC en 1945, elle est élue titulaire en 1956, étant l’une des quatre femmes ayant alors ce niveau de responsabilités. Elle est élue au comité central de contrôle en 1962. Comme la plupart des responsables syndicaux, elle s’efface politiquement lors de la Révolution culturelle.
Deng Yinchao (1904-1992). Originaire du Henan, fille de magistrat. Engagée dans le Mouvement du 4 Mai 1919 et rencontre Zhou Enlai qu’elle épouse en 1925. Ayant rejoint le PCC, elle est élue au comité central du Guomindang en 1926. Après la contre-révolution de 1927, elle participe au soulèvement de Nachang. Elle se réfugie à Shanghai, puis rejoint la base du Jiangxi où elle dirige un Comité de travail féminin. Atteinte de la tuberculose, elle fait plusieurs séjours en URSS pour se soigner entre 1930 et 1945. Durant la résistance antijaponaise, elle participe aux négociations avec le Guomindang et aux relations avec les mouvements non communistes. Après la reprise de la guerre civile, de retour à Yan’an, elle dirige à nouveau le Comité du travail féminin. En 1949, elle devient secrétaire générale de la Fédération panchinoise des femmes démocratiques. Membre du comité central à partir de 1956, elle est mise en retrait avec la Révolution culturelle, mais revient sur le devant de la scène en 1976. Présidente honoraire de la Fédération des femmes (1978), elle est nommée en 1980 responsable du groupe de travail sur les affaires taïwanaises du CC. Réélue au bureau politique en 1982, elle est l’une des dernières figures historiques du régime.
Ding Ling (1907-1986). Originaire du Hunan, d’une famille de riches propriétaires. Fréquente les milieux anarchistes et communistes de Shanghai. Romancière, elle commence à publier après son arrivée à Pékin en 1924. Adhère au PCC en 1930, puis la Ligue des Ecrivains de gauche. Arrêtée ou assignée en résidence pendant plus de trois ans (1933-1936) par le Guomindang. Elle rejoint Yan’an où elle fonde une Association des Femmes chinoises pour le salut de la nation et dirige le service chargé du moral des troupes. Elle est chargée en 1941 de la page littéraire du Jiefang ribao (Libération), où elle défend la liberté de création et d’inspiration. Lors du mouvement de rectification de 1942, elle défend les intellectuels antidoctrinaires. Elle perd son poste et doit faire son autocritique. Propagandiste, elle passe plusieurs années en Mandchourie où elle assiste aux débuts de la réforme agraire, une expérience qui lui inspire son roman Le Soleil brille sur Sanggan (1948) dont le succès débouche sur sa réhabilitation. A la direction de l’Association panchinoise des travailleurs littéraires et artistiques (1949), elle élue à la vice-présidence de l’Association des écrivains chinois (1953-1958). Elle est à nouveau destituée de ses fonctions et en 1957 lors de la campagne antidroitière qui succède aux Cent Fleurs. Placée en détention, puis reléguée à la campagne, elle ne réapparaît à Pékin qu’en 1979. Elle est alors élue vice-présidente de l ‘Association des écrivains, reprend son activité littéraire et prend position en faveur de la libéralisation du régime politique, sans endosser les positions radicales des jeunes dissidents.
Kang Keqing (1911 (?)-1992). Originaire du Jiangsu, d’une famille très pauvre de pêcheurs qui doit l’abandonner. Adoptée par des paysans – pauvres eux aussi –, elle travaille très jeune aux champs. Son père adoptif dirige l’association paysanne locale et elle adhère à la Ligue de la jeunesse communiste où elle occupe des postes de responsabilité. Avec la contre-révolution sanglante de 1927 (et pour fuir une menace de mariage forcé), elle constitue un groupe de guérilla qui rejoint la 4e Armée de Front dirigée par Zhu De qu’elle épouse en 1929 dans le Jinggangshan. Elle adhère au PCC en 1930 ou 1931. Elle ne se contente pas d’être la femme du commandant en chef de l’Armée rouge. Elle dirige un détachement féminin, puis supervise jusqu’à la fin 1934 l’action des troupes au front. Quand le gros des forces communistes engage la Longue Marche, elle reste à l’arrière. Bien qu’elle ne participe généralement pas directement aux combats, elle est reconnue pour son endurance et son courage. Séjournant brièvement à Yan’an en 1936, elle suit des cours à l’université antijaponaise puis se voit affectée au département politique de la 8e Armée de route. A partir de 1949, elle occupe d’importantes fonctions à la tête de la Fédération panchinoise des femmes démocratiques (devenue Fédération des femmes chinoise en 1957, dont elle est élue vice-présidente). Chargée en 1957 du « mouvement de rectification » dans la Fédération, elle s’oppose notamment à Ding Ling. Elle est elle-même dénoncée durant la Révolution culturelle, mais ne subira apparemment pas de sévices corporels. Députée du Jiangxi après 1964, elle devient membre du comité permanent de l’Assemblée nationale populaire après la période de la Révolution culturelle, membre du comité central du PCC et 1978 et présidente de la Fédération des femmes chinoise.
Xiang Jingyu (1895-1928). Originaire du Hunan, d’une famille fort aisée. Grâce à son frère, qui a fait ses universités au Japon, elle est la première fille de son conté à être scolarisée de façon à recevoir une éducation moderne. Après la révolution de 1911, elle fonde en une école progressiste pour fille et lutte contre la pratique des pieds bandés (brisés). Elle adhère en 1918 à la Société d’études des hommes nouveaux fondée par Mao Zedong et Cai Hesen (qu’elle épousera trois ans plus tard). En 1919, elle se rend en France comme étudiante-ouvrière ; elle travaille dans une usine textile et fréquente les milieux marxistes. Elle adhère au PCC en 1922 et est élue au comité central où elle anime la section féminine, dirige une revue et écrit de nombreux articles. A l’origine de bon nombre des activités du parti en direction des femmes, elle promeut l’ouverture d’écoles pour filles et de cours du soir pour ouvrières. Elle s’engage, de même que Yang Zhihua, dans les mouvements féminins et ouvriers à Shanghai, participant aux grèves de 1924 dans les ateliers de soierie et les usines de tabac. Elle se rend à Moscou en 1926. A son retour en Chine, elle devient responsable de la propagande à la Fédérations des syndicats de Wuhan. Après la contre-révolution de 1927, elle poursuit ses activités dans le Hubei. Arrêtée dans la Concession française de Hankou en 1928, elle est livrée aux autorités chinoises et fusillée le 1er mai 1928, à l’âge de 33 ans.
Yang Zhihua (1900-1973). Originaire du Zhejiang, d’une famille de marchand de soie et propriétaires terriens. Etudiante, elle s’engage dans le Mouvement du 4 Mai 1919, puis adhère à la Ligue des Jeunesse socialistes en 1922 et au PCC en 1924. Elle s’investit à Shanghai, comme Xiang Jingyu dans le mouvement de grève de 1924, puis dans le Mouvement du 30 Mai 1925. Après avoir étudié à Moscou, de retour à Shanghai en 1930, elle milite, clandestine, pour le Syndicat général panchinois et pour le bureau politique du parti. Elle se réfugie en URSS après l’arrestation et l’exécution de son mari, Qu Qiubai, en 1935. Elle représente alors son pays au Secours rouge international. Elle est arrêtée en 1941 dans le Xinjiang alors qu’elle tente de regagner la Chine. Libérée en 1946, elle se rend à Yan’an où elle entre au comité des affaires féminines du comité central. Membre de la Fédération panchinoise du travail et de l’Association des femmes chinoise, elle dirige le bureau international du travail du CC. Après 1949, elle participe à la préparation de la nouvelle loi sur le mariage et dirige la section féminine de la Fédération des syndicats. Elle occupe durant les années qui suivent de nombreuses fonctions officielles. Dénoncée durant la Révolution culturelle, elle est arrêtée en 1966 et meurt sept ans plus tard en prison.
Sur les Dix Grands Rapports ou la question de la transition
Le 25 avril 1956, Mao prononce un discours à une réunion élargie du bureau politique du PCC, intitulé Sur les Dix Grands Rapports. Il précède de sept mois un autre rapport, De la juste solution des contradictions au sein du peuple (février 1957), qui est devenu l’une de ses contributions les plus connues. Le régime traverse, en 1955-1958, une période cruciale. La direction chinoise discute des modifications à apporter aux orientations mises en œuvres les années passées. Elle cherche a tirer des leçons de la crise qui secoue les pays d’Europe de l’Est et des critiques portées en URSS même, à l’encontre de Joseph Staline, mort en 1953. Le Mouvement des Cent Fleurs est initialement conçu comme un levier pour débloquer la situation – mais tourne bien différemment de ce qu’attentait le Grand Timonier. Il s’agit alors, au fond, de définir une voie chinoise dans la construction du socialisme en prenant ses distances avec le modèle stalinien, comme une voie chinoise avait été précédemment définie dans le combat révolutionnaire.
L’unanimité est loin de régner au sein de la direction et Mao se trouve plutôt en minorité. Il offre, dans ce discours de 1956, une réponse initiale à la question de la « voie chinoise » dans la construction socialiste et présente un premier panorama des contradictions propres à une société de transition ; ce qui fait de Sur les Dix Grands Rapports l’un des documents les plus intéressants de cette période charnière. Mao propose en effet une orientation très différente à la fois de celle conduite précédemment au nom de la « priorité à l’industrie lourde » que du cours hyper volontariste que prendra bientôt le Grand Bond en avant.
En matière d’orientation politique et en chaque domaine Mao recherche, en quelque sorte, un point d’équilibre ; mais un point d’équilibre dans le chevauchement des contradictions à l’œuvre dans la société chinoise. Les « rapports » dont parle Mao sont en effet autant de contradictions. Tout rapport social exprime à ses yeux une contradiction. Ce sont ses contradictions internes qui permettent à une société d’évoluer ; et toute société est travaillée par des contradictions (spécifiques), qu’elle soit féodale, capitaliste, socialiste ou communiste…
Mao développe ainsi une approche positive des contradictions sociales dont il souligne le caractère dynamique, bien différente de la vision stalinienne du monde ou de l’idéologie prônée par l’actuelle direction du PCC qui n’a de cesse de chanter la « société harmonieuse » dont elle serait garante. Cette démarche est l’un des éléments constitutifs de sa conception de l’histoire humaine et de sa théorie propre de la « révolution permanente » ou « continue ».
En appeler aux contradictions ne fait certes pas ligne politique ; cela peut donner le meilleur comme le pire, en légitiment les combats fractionnels ou le gauchisme le plus irresponsable. Mais ce n’est pas le cas en 1957.
Mao commence par retourner les arguments des tenant de la priorité à l’industrie lourde. Pour donner à cette dernière une base durable de développement, note-il, il faut commencer par accroître la part des investissements destinés à l’agriculture et à l’industrie légère (premier rapport). C’est aussi via l’industrie légère que l’on pourra renforcer l’industrialisation des régions de l’intérieur afin de surmonter le déséquilibre économique, hérité du passé, en faveur des seules régions côtières (deuxième rapport). De même, maintenant que la guerre de Corée est terminée, afin de renforcer durablement la défense nationale, il faut réduire les dépenses militaires et administratives pour augmenter les crédits affectés à l’édification économique (troisième rapport).
A l’encontre de l’image habituelle du maoïsme, Mao souligne qu’il ne suffit pas d’en appeler à la conscience politique des masses : il faut aussi assurer une amélioration concrète de leurs conditions d’existence et augmenter les salaires, notamment des ouvriers [soit la question des stimulants matériels]. Quant à la « direction unifiée » au niveau des autorités centrales, provinciales ou municipales, elle ne doit pas interdire l’autonomie des usines, la reconnaissance de leurs droits, de leur liberté d’action, de leurs avantages (quatrième rapport). Plus généralement, dans un pays aussi vaste que la Chine, il doit exister deux sources d’initiative, celle de l’administration centrale et celle des instances locales (cinquième rapport). Dans un pays où les Hans sont ultra majoritaires, l’accent doit être mis sur la lutte contre le chauvinisme grand-han : même si le nationalisme local est aussi à combattre, ce n’est en général pas le point essentiel (sixième rapport).
Rien n’est éternel et tous les partis, dont le Parti communiste, disparaîtrons un jour (« on en sera fort satisfait » relève Mao, parlant du PCC). Cependant, pour l’heure, le parti prolétarien et la dictature du prolétariat restent nécessaires. Il n’en est pas moins préférable d’avoir plusieurs partis : puisqu’il existe encore en Chine des classes et la lutte de classes, il ne peut manquer d’y avoir une opposition sous une forme ou sous une autre. Bien que les partis démocratiques et les personnalités démocrates sans-parti aient tous déclaré accepter la direction du Parti communiste chinois, nombre de gens au sein de ces partis et parmi ces personnalités sont en fait plus ou moins dans l’opposition. Même si la dictature ne peut s’exercer sans une dure contrainte, il est nécessaire de s’opposer à la bureaucratie et au gonflement des organes d’Etat. Ainsi, Mao propose que les organismes du Parti et du gouvernement soient fortement simplifiés et leur importance réduite de deux tiers (septième rapport).
Le « huitième rapport » concerne la répression des contre-révolutionnaires et s’avère délicat à résumer. Mao y réaffirme que la répression des contre-révolutionnaires en 1951-1952 était nécessaire, avec l’exécution de gens qui avaient de lourdes dettes de sang à payer. Dorénavant, la ligne doit être : plus de peine de mort et pas d’arrestation dans la plupart des cas, mais « rééducation par le travail » dans les coopératives agricoles. « Une tête, une fois tombée, ne saurait être remise en place, elle n’est pas comme le poireau qui repousse chaque fois qu’on le coupe. Si l’on s’est trompé, il n’y a aucun moyen de corriger l’erreur ». Cependant, il s’agit là d’une politique à observance interne à la direction centrale du parti, qui se réserve le droit de la transgresser si le besoin s’en fait sentir : tout reste affaire de jugement politique et mieux vaut ne pas édicter une loi prescrivant l’abolition de la peine capitale à l’encontre des contre-révolutionnaires.
Le « neuvième rapport » entre « ce qui est juste et ce qui est faux » traite des désaccords au sein du PCC. Mao se contente de (ré)affirmer qu’à l’égard des « camarades qui ont commis des erreurs », l’attitude correcte est de les aider à les corriger pour « leur permettre de poursuivre la révolution ». Le dixième et dernier rapport est plus substantiel. Il concerne ce qui peut être appris des pays étranger, à commencer par l’URSS ou les pays d’Europe de l’Est. Mao s’attaque aux tentations « dogmatiques » qui ne verraient dans l’expérience soviétique que l’expression de la « vérité universelle » du marxisme-léninisme, qui ignoreraient les « erreurs » commises par Staline et qui ne tiendraient pas assez compte de la réalité chinoise. Apprendre donc (même des pays capitalistes) sciences, techniques, cultures, mais sans imiter…
La Chine a deux point faibles hérités de son histoire, souligne Mao : une économie peu développée d’une part, une révolution tardive d’autre part – plus de trente ans après la Révolution d’Octobre russe (« D’où l’orgueil et l’arrogance de bien des Soviétiques. »). Mais ces deux points faibles sont aussi des points forts. Etre économiquement « pauvre » et « dénué de tout » (faiblesse du niveau scientifique et culturel), être « telle une feuille de papier vierge », n’est pas sans avantages : « les pauvres aspirent à faire la révolution, tandis qu’il est difficile aux riches d’en faire autant. », « nous sommes comme une feuille blanche, c’est justement ce qu’il faut pour écrire dessus ».
Le discours de Mao était destiné à ses seuls pairs, il n’était pas « diplomatique ». Il ouvrait des champs de réflexion et aurait pu annoncer l’élaboration d’une conception maoïste de la transition. L’accélération des crises et des luttes de fractions, sur fond de bureaucratisation sociale du régime, en a décidé autrement. La fragmentation de la direction du PCC impliquait en effet la fin du « maoïsme historique », porté par une expérience collective. Ainsi, une décennie plus tard, les « contradictions » au sein du parti ont irrémédiablement explosées entre cours « gauchiste » et « droitier ». Le chaos de la Révolution culturelle a tout d’abord débouché sur l’instauration d’une dictature bureaucratique « durcie » sous le couvert d’un verbe « gauchiste » ; puis sur le retour en force, au nom de la rationalité économique, d’une orientation « droitière » qui finit par dégager la voie à un nouveau développement capitaliste.