Dans une précédente annexe [3], le processus de la révolution permanente a été abordé sous l’angle des alliances politiques et du front uni en rapport à la lutte des classes. Nous y revenons ci-dessous sous l’angle, cette fois, de ses fondements sociaux et des formes spécifiques qu’il a épousées en Chine. Cinq questions sont plus particulièrement traitées : l’évolution de l’analyse maoïste et de la politique du PCC, la paysannerie, l’émancipation féminine, les contraintes historiques, la dynamique révolutionnaire d’ensemble.
Ces extraits se contentent souvent de souligner la complexité des structures rurales ou urbaines issues d’une histoire longue et de l’impact contrasté du développement inégal à l’époque moderne, sans prétendre offrir de classification des formations sociales dans les pays « dépendants ». On y trouve cependant quelques concepts théoriques que je n’utiliserais plus aujourd’hui, en partie pour des raisons de « pédagogie » – comment expliquer encore qu’une « dictature » (dans « dictature du prolétariat ») peut être un régime forgeant une démocratie ? –, mais plus substantiellement parce que ces concepts (comme « Etat ouvrier ») obscurcissent plus qu’ils ne clarifient les contradictions à l’œuvre dans une période de bouleversements révolutionnaires. Comme dans le reste du texte, j’ai néanmoins laissé l’analyse en l’état, sans tenter de l’actualiser, me contentant d’introduire une ou deux notes qui renvoient à des textes plus récents dont l’objectif est de présenter l’évolution de mes conceptions en ces domaines.
Vu l’axe d’écriture des Cahiers d’Amsterdam, les questions de fonds sont souvent introduites à travers le prisme des écrits de Mao ou de la politique du PCC : il s’agissait en effet de comprendre (entre autres) le maoïsme. Ces primes sont utiles à la question qui nous intéresse ici tant la formation d’une pensée tournée vers l’action militante – ou les difficultés de mise en œuvre d’une politique révolutionnaire – sont éclairantes.
1926-1927 : paysannerie, émancipation
« Tout le pouvoir aux associations paysannes ! » ou le point de vue révolutionnaire
Mao, de famille paysanne, retrouve les problèmes du monde rural quand il devient, en 1926, directeur de l’Institut des cadres du mouvement paysan organisé à Canton par le Guomindang. Il reprend alors en charge le travail communiste à la campagne engagé initialement par Peng Pai, le premier directeur de cet institut.
Dès 1922, Peng Pai avait fondé des associations paysannes dans son district natal de Haifeng (Guangdong). De 1924 à 1927, il est responsable provincial, puis national du Guomindang et du PCC, spécialisé dans les questions rurales. Fin novembre 1927 et début 1928, il anime les fameux « Soviets de Hailufeng ». Il est exécuté en 1929 à Shanghai, par le Guomindang [4].
« Qui est notre ennemi ? Qui est notre ami ? » demande Mao en 1926 dans son « Analyse de toutes les classes de la société chinoise ». Il ajoute : « Celui qui ne sait pas distinguer clairement ses ennemis de ses amis ne saurait être un révolutionnaire, mais en même temps les distinguer n’est pas du tout chose facile ». C’est un texte intéressant, transitoire. La veine révolutionnaire est ardente, l’engagement communiste affirmé, mais la démarche garde des accents très populistes, gauchistes.
Les classes et les processus révolutionnaires sont présentés comme quasi identiques, que l’on parle de la campagne ou de la ville, de la Chine ou de l’Europe : « Dans n’importe quel pays, où que ce soit sur terre, il y a trois catégories de gens : les catégories supérieures, moyenne et inférieure. Si nous analysons les choses en détail, il y a cinq catégories : grande bourgeoisie, moyenne bourgeoisie, petite bourgeoisie, semi-prolétariat et prolétariat (...). Ces cinq catégories ont chacune une position économique et une nature de classe différente. Par conséquent, elles adoptent des attitudes différentes à l’égard de la révolution, consistant à s’opposer à la révolution, à s’opposer à moitié à la révolution, à observer la neutralité à l’égard de la révolution, à participer à la révolution, ou à être la force principale de la révolution ».
« L’attitude des diverses classes de la Chine à l’égard de la révolution nationale est à peu près identique à l’attitude des diverses classes de l’Europe occidentale à l’égard de la révolution sociale. Cela semble étrange, mais en réalité ce n’est pas étrange du tout. Car au fond la révolution actuelle est une, ses buts et ses techniques sont partout semblables, le but étant de renverser l’impérialisme capitaliste mondial, et la technique étant l’union des peuples et des classes exploitées pour mener la guerre ; c’est là que réside la plus grande particularité qui distingue la révolution actuelle de toutes les autres révolutions de l’histoire ».
Et Mao conclut en ces termes : « Qui est notre ennemi ? Qui est notre ami ? Nous pouvons maintenant répondre. Tous les militaristes, bureaucrates, compradores [5], grands propriétaires fonciers, intellectuels réactionnaires, qui constituent ce qu’on appelle la grande bourgeoisie chinoise, et qui ont partie liée avec les impérialistes, sont nos ennemis, nos vrais ennemis. Toute la petite bourgeoisie, tout le semi-prolétariat et le prolétariat sont nos amis, nos vrais amis. Quant à la bourgeoisie moyenne, vacillante et incertaine, son aile droite doit être considérée comme notre ennemi ; même si elle ne l’est pas maintenant, elle le sera bientôt. Son aile gauche peut être notre ami — mais il ne s’agit pas d’un vrai ami, et il faut sans cesse prendre des précautions à son égard. Il ne faut pas lui permettre de jeter la confusion dans nos rangs ! Combien sont nos véritables amis ? Ils sont 395 millions. Combien sont nos véritables ennemis ? Ils sont un million. Combien sont ces gens au milieu, qui peuvent être soit nos amis, soit nos ennemis ? Ils sont 4 millions. Même si nous ajoutons ces quatre millions à nos ennemis, cela ne fait au total qu’un bloc d’à peine 5 millions qui ne saurait certainement pas résister à un éternuement de 395 millions de gens. »
« 395 millions, unissez-vous ! » [6]
Mao reprend contact avec les luttes rurales de sa province natale. En février 1927, il écrit son Rapport sur une enquête à propos du mouvement paysan dans le Hunan, qui enthousiasma Victor Serge. Il salue la révolution paysanne et avance le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux associations paysannes ! », décrivant leur puissance nouvelle, là où l’autorité des notables a été renversée : « On consulte désormais les associations paysannes, même pour les bagatelles comme une dispute entre mari et femme. Aucune affaire ne se règle en l’absence de l’association paysanne. Un représentant de l’association paysanne peut raconter n’importe quoi, c’est quand même sacré. A la campagne, les associations paysannes exercent leur autorité littéralement dans tous les domaines ».
Et Mao engage la polémique contre ceux qui — dans le Guomindang mais aussi dans le PC — trouvent que les paysans vont trop loin : « ...la réalité c’est que... les larges masses paysannes se sont soulevées pour accomplir leur mission historique ; les forces démocratiques dans les campagnes se sont soulevées pour y renverser les forces féodales. Et le renversement de ces forces féodales constitue le but véritable de la révolution nationale (...) Tous les camarades révolutionnaires devraient savoir que la révolution nationale exige un grand bouleversement à la campagne. La révolution de 1911 n’a point été accompagnée d’un tel bouleversement, et elle a donc échoué. Un tel bouleversement existe maintenant, et c’est un facteur important dans l’accomplissement de la révolution. Tous les camarades révolutionnaires doivent appuyer ce bouleversement ; sinon, ils s’opposent à la révolution... »
« ... Il est vrai que dans les villages, les paysans créent un peu de “désordre“ (...). La révolution n’est pas un dîner entre amis, ce n’est pas comme si on écrivait un essai, peignait un tableau ou brodait une fleur. Elle ne peut s’accomplir avec autant de raffinement, d’aisance et d’élégance, avec autant de “douceur, de calme, de respect, de modestie et de déférence“ [7]. Une révolution est une insurrection, l’acte de violence par lequel une classe renverse le pouvoir d’une autre classe. La révolution à la campagne, c’est celle par laquelle la classe des paysans renverse le pouvoir de la classe des propriétaires féodaux. »
Mao affirme un radicalisme sans concession : « Les paysans se divisent en trois catégories : paysans riches, moyens et pauvres... Les seuls qui aient lutté pendant ce dur et obstiné combat qui se poursuit à la campagne sont les paysans pauvres. Depuis la période clandestine jusqu’à la période ouverte, ce sont eux qui ont lutté là-bas ; si l’on a organisé, ce sont eux qui ont organisé là-bas ; si l’on a fait la révolution, ce sont eux qui l’ont faite là-bas. Eux seuls sont les ennemis mortels des tuhao et des lieshen , et s’attaquent sans la moindre hésitation à leurs bastions. Tout le travail de démolition a été réalisé uniquement par eux ». Et Mao parle de « la classe dirigeante des paysans pauvres » [8].
Tout ce passage sera, dans les écrits publiés dans les années cinquante, supprimé ou refondu. Il manque certainement de nuance. Plus tard, Mao développera un ensemble plus complexe d’analyses sur la paysannerie et les tâches révolutionnaires. Mais le « Rapport... » doit être lu dans son contexte. Mao écrit sous le feu des mobilisations de masse. Il se heurte aux cadres du PC qui savent bien que rien n’effraie plus la direction du Guomindang que cette levée populaire qui embrase les campagnes et, bientôt, Shanghai.
On retrouve ce sens de l’initiative, de l’engagement qui caractérise Mao. Il deviendra maître dans l’art du compromis. Mais il ne subordonne pas ses choix à ceux de Moscou. Il appelle à la révolution agraire alors que Staline envoie d’URSS un télégramme enjoignant aux communistes chinois de la suspendre et de modérer les mouvements paysans pour préserver l’alliance avec le Guomindang [9].
Pouvoirs politique, religieux, familial et marital
Les choix sont tranchés : du côté des notables et des possédants avec la direction du Guomindang, ou du côté du soulèvement de masse. Hésiter, c’est se passer la corde au coup. Le radicalisme de Mao, en cette année cruciale, est profondément révolutionnaire. Il s’exprime d’ailleurs sur tous les plans. Le « Rapport... » comprend un chapitre consacré à la description du « Renversement de l’autorité clanique (pouvoir du temple, des ancêtres et des anciens), de l’autorité religieuse (pouvoir de l’esprit protecteur de la cité et des esprits locaux), et de l’autorité masculine du mari ».
Mao dénonce « ces quatre formes de pouvoir — politique, religieux, familial et marital — (qui) représentent l’ensemble de l’idéologie et des institutions féodales et patriarcales, et constituent les quatre énormes cordes qui lient le peuple chinois, surtout les paysans ». Tout en maintenant le thème du renversement du pouvoir marital, Mao retouchera ici aussi ses propres écrits avant leur republication, retirant les formules originales, par trop osées : « Au point de vue sexuel (les femmes paysannes) ont également pas mal de liberté. Dans les villages, les relations triangulaires et multilatérales sont presque universelles parmi la paysannerie pauvre ». La révolution permettra le renversement des « notions unilatérales de chasteté » [10]. Le thème anticonfucéen de l’égalité des sexes et de la liberté individuelle traverse d’ailleurs les écrits du « jeune Mao » [11].
La veine révolutionnaire de Mao se révèle et s’affirme avec force durant cette période charnière. Il n’est pas prisonnier d’un travail au sommet dans le PCC ou le Guomindang. Il est directement confronté au potentiel immense, à la puissance d’une véritable mobilisation en masse des couches exploitées. Il intègre à sa réflexion le poids décisif de la paysannerie dans le monde chinois.
[...]
Premières leçons sur le travail paysan
La mise au point de la « ligne de masse » tente aussi de répondre aux difficultés du travail rural. Le mouvement communiste s’enracine, pour la première fois durablement, dans la paysannerie. La direction maoïste prend progressivement la mesure de la complexité sociale et culturelle du monde rural. Elle accumule une expérience nouvelle. Les premières réformes sont extrêmement radicales. A partir de 1929, des correctifs successifs sont introduits dans la politique agraire au cours d’un long processus de mise au point où se mêlent les leçons de l’expérience, le contrecoup des politiques changeantes du PCC, le poids de la situation politique. En 1933, Mao publie un petit essai sur la stratification de la paysannerie, où il présente une classification systématique du propriétaire foncier, paysan riche, paysan pauvre, et ouvrier [12]. Progressivement, la direction maoïste prend la mesure du problème que pose le paysan moyen dans de nombreuses régions de Chine.
La redécouverte par Mao de la paysannerie, en 1926, n’est donc que le début d’un long processus. Il a fallu apprendre à connaître de l’intérieur le monde rural. Mao admet que ce ne fut pas facile, dans un entretien avec des représentants de partis latino-américains, en 1956 [13].
« Du fait que les intellectuels des villes ne connaissent pas très bien la situation rurale et la mentalité des paysans, ils n’arrivent guère à résoudre comme il le faut le problème paysan. Selon notre expérience, la victoire ne sera possible que si nous réussissons après de très longs efforts, à nous intégrer réellement aux paysans et à les convaincre que nous luttons pour leurs propres intérêts. Ne croyez jamais que les paysans puissent d’embler se fier à nous et qu’il suffise de leur apporter quelque aide pour gagner leur confiance.(...) » [14].
Au centre de la démarche de Mao : une analyse de classe du monde rural et de ses différentiations. « Au commencement, notre Parti ne réussissait pas dans son travail parmi les paysans. Les intellectuels avaient un certain air, un air qui leur était propre. Ainsi donc, ils ne daignaient pas aller à la campagne et la considéraient avec mépris. Et les paysans, eux, les regardaient de travers. A l’époque, notre Parti n’avait pas encore trouvé la méthode pour bien connaître les régions rurales. Plus tard, après être retournés à la campagne, nous l’avons enfin trouvée. Nous avons alors analysé les différentes classes et compris enfin quelles étaient les revendications révolutionnaires des paysans. »
« (...) Nombre de nos camarades considéraient la campagne comme une figure plane et non pas comme un corps dans l’espace ; en d’autre termes, il ne savaient pas l’envisager d’un point de vue de classe. Et ce n’est que plus tard, après avoir compris le marxisme, qu’ils y sont parvenus. Voilà que la campagne n’était pas une figure plane, mais stratifiée, où l’on trouvait des riches, des pauvres et des indigents, où l’on pouvait distinguer salariés agricoles, paysans pauvres, paysans moyens, paysans riches et propriétaires fonciers. En ce temps-là [1926-1927], j’avais déjà effectué des enquêtes à la campagne et organisé plusieurs stages de formation de cadres du mouvement paysan ; mais je n’étais pas encore allé au fond des choses, malgré une certaine connaissance du marxisme. » [15]
Cette analyse de classe nécessite un travail d’enquête qui doit être mené sur le terrain, y compris par les dirigeants du Parti. « Pour gagner les paysans et s’appuyer sur eux, il faut mener des enquêtes à la campagne. (...). Les principaux dirigeants du parti, comme le secrétaire général, doivent trouver le temps d’aller étudier en personne un ou deux villages ; cela vaut bien la peine. Les moineaux sont très nombreux, mais il n’est pas nécessaire de les disséquer tous, un ou deux suffisent. Après son enquête dans un ou deux villages, le secrétaire général saura à quoi s’en tenir ; il sera en mesure d’aider les camarades à connaître la campagne et à se faire une idée claire de ses conditions concrètes. A mon avis, les secrétaires généraux des partis de nombreux pays n’attachent pas d’importance à la dissection d’un ou deux ’moineaux’… » [16]. L’analyse de classe, l’enquête sociale, la présence des dirigeants sur le terrain, l’étude des situations concrètes seront aussi des éléments constitutifs de la « ligne de masse ».
Extraits du chapitre 2 (ESSF article 24451), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 2 – Les « possibles » des années 1920 et la genèse du maoïsme
Années 1930-1940 et contraintes historiques
Le bilan du travail rural du PCC est remarquable. C’est le premier parti communiste, suivi de près par son cousin vietnamien, qui s’implante massivement dans le monde rural, et organise à ce point le mouvement paysan. Organisant massivement la paysannerie, le PCC doit s’armer à cet effet. La “ligne de masse” prépare les militants d’origine urbaine à adopter un mode de vie rudimentaire et fruste, culturellement étranger au monde des métropoles côtières. Il faut apprendre à parler la langue du village, à respecter ses usages, à connaître ses symboles. Il faut s’adapter à un nouvel univers mental.
Les Chinois pénètrent la communauté villageoise et réussissent là où les Russes ont échoué. Lénine a accordé une importance très grande à la question agraire, poursuivant un véritable travail pionnier. Les bolcheviques ont soutenu le soulèvement rural de 1917 sur la base des revendications paysannes, modifiant leur propre programme contre l’avis de marxistes plus “orthodoxes” comme Rosa Luxembourg. Ils ont noué une alliance ouvrière-soldat-paysanne essentielle à la victoire. Mais il n’ont pas su construire une organisation communiste villageoise étendue, solide, avant la conquête du pouvoir. Le maoïsme innove. Il ne s’allie pas avec la paysannerie en s’appuyant sur une base urbaine, il encadre la mobilisation rurale. Il se fait le porte-parole de la revendication paysanne et se place ainsi sur le terrain occupé traditionnellement en Russie par les socialistes révolutionnaires et que les bolcheviques ont brusquement investi en 1917.
En Chine, le servage et le statut juridiquement subordonné du paysan qui lui correspond, le grand domaine féodal, n’ont jamais eu la même réalité que dans la Russie tsariste. L’économie de plantation ne s’est pas développée comme en Malalsie. L’agrobusiness, la révolution verte, le marché d’import-export n’a pas pénétré comme dans tant de pays dépendants d’aujourd’hui. La situation varie du Nord, plus traditionnel, au Sud où l’influence des villes modernes est plus grande, où les rapports entre bourgeoisie urbaine, propriété foncière et commerce sont étroits. Mais, dans l’ensemble, l’agriculture chinoise est avant tout, comme la russe, une agriculture paysanne au sens propre, une agriculture familiale où le travail joue un rôle beaucoup plus important que le capital. Les contradictions sociales s’aiguisent entre paysans et gentry, notables, propriétaires ruraux. Mais on a vu que le PCC s’attache particulièrement à l’analyse des stratifications internes à la paysannerie [17]. La lutte pour la terre et les biens, contre l’usure et l’endettement, prend en effet fréquemment l’aspect d’une lutte au sein de la paysannerie qui se clive en riches, moyens, pauvres, dépossédés, et non seulement au sein du village ou contre des éléments étrangers à la communauté [18].
L’expérience chinoise renouvelle l’expérience russe et offre des leçons convergentes. Vu la nature des revendications paysannes (qui déterminent les tâches concrètes) le développement précoce de conflits de classes au sein de la paysannerie n’implique pas une dynamique socialiste immédiate. La place centrale des luttes démocratiques [19] dans ce type de révolution est confirmée.
La nécessité d’approfondir la compréhension de la question paysanne se fait clairement sentir. En Chine, comme en Russie, la réalité paysanne va à l’encontre de nombreuses idées reçues : la paysannerie ne disparaît pas et ne se retourne pas contre le pouvoir socialiste [20]. Sans jouer de rôle historique indépendant, elle refuse de se “décomposer“. Elle noue une alliance durable avec le régime révolutionnaire. Elle s’affirme à la fois individualiste, conservatrice, et ouverte à des entreprises à caractère moderniste, collectif, socialiste. C’est tout un nouveau débat sur les facteurs de cohésion et de différenciation de la paysannerie, sur son caractère étroitement familial ou communautaire, passéiste ou moderne, que l’expérience chinoise contribue à enrichir [21].
L’administration révolutionnaire et le double pouvoir territorial : entre révolution et conservatisme
Le double pouvoir émerge sous une forme territoriale. Une administration révolutionnaire se constitue. Coupé des centres économiques nationaux, ce pouvoir administratif n’est pas à proprement parler un embryon d’Etat, une version réduite de ce qu’il sera après la victoire –mais cette coupure n’est pas sans conséquence pour l’avenir. Le corps de fonctionnaires des zones libérées joue un rôle significatif dans la constitution du régime communiste. Or, il se développe sans rapport direct avec les classes urbaines, dont la classe ouvrière. Le rapport de substitution que l’appareil du PCC et de l’armée rouge entretient avec le prolétariat est renforcé par ce processus de lutte de pouvoir.
Le milieu villageois, malgré son potentiel révolutionnaire, reste très conservateur ; c’est particulièrement vrai à Yan’an qui abrite l’administration centrale communiste, où se retrouvent des milliers de nouveaux militants urbains, des travailleurs, des étudiants, des intellectuels. Le Shaanxi n’est pas le Jiangxi. Cette province rurale est reculée, déshéritée, très modestement peuplée. La mise en œuvre de la politique communiste se ressent de cet environnement et tout particulièrement la lutte pour la libération de la femme.
Emancipation féminine
La Chine révolutionnaire des années 1930-1940 offre, en ce domaine, une image très contrastée dans le temps et l’espace. Dans la République soviétique du Jiangxi, une loi très radicale sur le mariage a été adoptée. Mao a engagé un véritable combat pour l’égalité dans les relations sexuelles, heurtant de front la morale traditionnelle. Il fait de la sexualité – de la liberté pour les femmes et les hommes de se chercher un partenaire, un conjoint, à l’encontre des marnages arrangés – une arme dans la lutte révolutionnaire. Il défend activement le droit au divorce contre de profondes résistances.
Avec l’extension de la lutte dans le Nord, les femmes sont mobilisées. Les associations féminines du PCC s’implantent. La solidarité entre épouses s’organise ; des “meetings d’amertume” permettent d’affirmer une conscience collective de leur condition. Les femmes battues se révoltent… En perspective historique, l’émancipation féminine apparaît bien, en Chine, comme une composante majeure du combat pour la modernisation, la libération nationale et la révolution sociale. Les lettrés réformistes de la fin de la dynastie mandchoue ont mis en cause le statut de la femme. Le soulèvement populaire des Taïping, dans sa phase dynamique, a prôné l’égalité des sexes et a vu la participation active de nombreuses femmes populaires. La révolution républicaine a contribué à modifier la condition de la bourgeoise. Le Mouvement du 4 Mai a miné la légitimité du confucianisme qui enserre la fille et l’épouse dans un réseau étouffant de devoirs. L’industrialisation bouleverse la situation de l’ouvrière qui échappe à l’encadrement villageois. La lutte féminine s’étend au monde rural et s’approfondit durant la Troisième Révolution chinoise.
L’histoire chinoise illustre la place considérable qu’occupe dans les révolutions contemporaines la levée des femmes pour leur émancipation ; mais elle met aussi en lumière la profondeur des résistances sociales et culturelles. A Yan’an même, le mouvement s’enlise. La très radicale Loi sur le mariage de 1934, rééditée, reste lettre morte. Hua Chang-ming note que dans cette région, le mariage est avant tout une transaction financière. Le paysan pauvre qui a péniblement accumulé de quoi s’acheter une femme n’est pas prêt à la laisser partir. Le droit au divorce ne passe pas. Les limites d’âge ne sont pas respectées. La direction communiste fait retraite, abandonnant le thème de la liberté de mariage pour celui, sans grande conséquence, de “l’harmonie familiale” au bénéfice des épouses.
L’appareil administratif et politique révolutionnaire recule d’autant plus facilement qu’il grandit rapidement et que les femmes sont rares : elles deviennent un privilège de cadre – des cadres qui ne respectent pas nécessairement au sein de leur couple les principes d’égalités et qui utilisent leur pouvoir politique pour conforter leur pouvoir masculin [22]. Il faudra attendre 1950 pour qu’une nouvelle loi sur le mariage soit édictée et que le combat contre la tradition reprenne avec l’approfondissement de la révolution sociale dans les villes et les campagnes. La condition féminine a changé dans la République populaire sur les fronts du travail, de la famille, l’idéologie ; mais les victoires se voient toujours remises en question par le “vieil homme”, le poids des “coutumes féodales”, l’arriération, la bureaucratie [23].
Extraits du chapitre 6 (ESSF article 24586), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 7 – Révolution ininterrompue, monde rural, émancipation féminine, sinisation du marxisme, “communismes nationaux“ et contraintes historiques
1945-1949 : La conquête du pouvoir et le processus de révolution permanente
La République populaire est née le 1er octobre 1949. La victoire est venue rapidement, plus rapidement encore que ne l’espéraient les dirigeants du PCC. Elle conclut un long processus de mûrissement révolutionnaire ; elle est sociale et politique avant d’être militaire. La croissance impressionnante des forces communistes durant la guerre civile en témoigne. Le parti comprend 1,35 million de membres en 1946 ; 3,1 en 1948 ; 4,5 vers la fin 1949 ; 5,8 millions en 1950. Quant à l’APL, elle passe de 1,277 million en juin 1946 à 2,8 en juin 1948 et 5 millions en 1950 [24].
Le caractère proprement révolutionnaire de la guerre civile s’incarne dans les luttes agraires, l’effondrement du pouvoir urbain du Guomindang, la nature du régime issu de la victoire.
• La révolution agraire
Durant la Troisième Guerre civile, la politique agraire du PCC se radicalise jusqu’en 1947 pour se faire plus modérée les deux dernières années. Suivant les lieux et les moments, le parti semble débordé par les mobilisations spontanées de la paysannerie pauvre qui part à l’assaut du ciel ou doit, au contraire, déployer d’intenses efforts pour assurer une action indépendante de ces couches démunies, prisonnières des liens de clan et de la hantise des défaites passées [25].
Très vite, la réforme agraire retrouve sa place centrale dans le programme d’action du PCC. Le passage progressif de la réduction des loyers à la distribution de la terre s’amorce dès la fin 1945. Le changement d’orientation est officialisé dans la Directive du 4 Mai 1946 [26] dont le mot d’ordre central est “La terre à ceux qui la travaillent”. Cette décision montre à quel point la guerre civile est déjà une réalité. La politique reste différentiée dans ses modalités d’application. En 1947, elle se radicalise brutalement. La direction du PCC lance un “mouvement de rectification”, mettant en cause les cadres communistes au niveau du village. Le secret qui protège les membres du parti est levé dans les zones libérées afin que les cellules locales puissent se présenter devant des réunions de masse chargées de juger de leurs activités. En septembre 1947, une Conférence nationale sur la terre est réunie dans la foulée des campagnes de rectification politique, en présence de Liu Shaoqi [27]. Le principe d’une Loi agraire est adopté. Elle est rendue publique le 10 octobre [28] et stipule que « le système d’exploitation féodal et semi-féodal est aboli. Le système agraire de “la terre aux paysans“ doit être instauré » [29]. La direction du PCC ordonne les mesures les plus radicales : la confiscation sans condition des terres des propriétaires et leur redistribution sur une base égalitaire per capita. Dès la fin de l’année, cependant, le parti communiste doit modérer sa politique agraire et appelle à corriger les “erreurs gauchistes” [30]. II faut tenir compte des intérêts des paysans moyens. La nouvelle politique est précisée dans le cours de l’année 1948 [31].
L’évolution de la politique agraire du PCC s’explique partiellement par celle de la conjoncture. Début 1947, la situation militaire est très dure. Il faut galvaniser les énergies et libérer pour ce faire le radicalisme du paysan pauvre. Les forces communistes reprenant l’initiative dans le cours de l’année, il faut élargir l’assise sociale de la révolution pour consolider les arrières et affaiblir l’ennemi. Mais, la politique agraire du PCC s’est aussi heurtée à un problème de fond : le manque de terre, dans le nord du pays, et la nature d’une économie paysanne.
Selon Tanaka Kyoko, bien que la réforme agraire se développe de façon très inégale suivant les endroits, elle est déjà accomplie sous sa forme radicale dans un grand nombre de zones sous contrôle communiste à la fin 1946 [32]. A la mi-1947, dans bien des cas, la classe des propriétaires fonciers était éliminée et les éléments paysans riches-propriétaires fonciers n’étaient que marginalement représentés parmi les cadres villageois [33]. Si la direction du PCC s’est trompée sur la situation, c’est qu’elle a sous-estimé à quel point la terre est rare. Même après la réforme, il reste beaucoup de paysans pauvres. Vouloir égaliser encore plus, en lançant de nouvelles distributions, c’est s’attaquer au paysan moyen. « Le parti devait choisir ou une distribution égalitaire de la terre [avec des lopins minuscules] ou la préservation de l’économie paysanne moyenne ». Mettre en cause cette économie, c’est déchirer le tissu social, briser les équilibres productifs. Pour Tanaka Kyoko, ce n’est qu’en 1948 que la direction du PCC prend véritablement la mesure du problème [34].
Toujours est-il qu’une véritable révolution agraire s’engage durant la Troisième Guerre civile, et se généralise après 1949. La mobilisation en masse qu’exige la poursuite de l’effort de guerre s’accompagne d’un changement de pouvoir social et politique dans les villages.
• Le front urbain
Quand le gouvernement Tchiang Kaï-chek retourne dans les centres urbains de la côte, il bénéficie d’un prestige certain. Pourtant, son autorité s’effondre très vite et « c’est d’abord dans les citadelles urbaines que le régime perd la guerre » [35].
Cette crise de régime est l’un des éléments de la situation révolutionnaire chinoise [36]. La corruption, l’incurie, le fractionnalisme, l’autoritarisme lui aliènent l’opinion démocratique, les étudiants. L’inflation atteint des proportions gigantesques. L’indice des prix – base 100 en 1937 au début de la guerre – atteint 627 210 fin 1946 et... 10 340 000 à la fin 1947 ! Les classes moyennes et les fonctionnaires sont touchés de plein fouet La classe ouvrière entre en lutte. Le régime perd la bataille des villes sur le terrain politique et social. La victoire n’est pas seulement le produit d’une évolution graduelle des rapports de force. La confrontation finale s’engage à l’occasion d’une véritable crise nationale, d’une crise révolutionnaire aiguë, préparée par les luttes antérieures”.
Les luttes politiques
L’agitation étudiante commence fin 1945. Elle prend une envergure nationale et un tour violemment anti-impéraliste un an plus tard, après que deux marines aient été accusés du viol d’une jeune chinoise. En décembre 1946 commence un vaste mouvement contre l’occupation américaine. Les étudiants demandent la formation d’un gouvernement de coalition avec les communistes. En 1947, ils se mobilisent contre la guerre civile et dénoncent l’incurie du régime alors que la famine frappe diverses régions. L’émotion nationale est grande en 1947-1948 quand une nouvelle alliance internationale se dessine entre le Guomindang, les États-Unis et... le Japon. La répression contre le mouvement étudiant se durcit.
En quelques années, le milieu étudiant et les éléments de la “troisième force”, représentés avant tout par la Ligue démocratique, méfiant à l’égard du communisme, basculent du côté de l’alliance avec le PCC.
Les luttes ouvrières et le PCC
La Chine compte 2 à 3 millions d’ouvriers. La classe ouvrière a maintenu son niveau de vie durant la guerre. Elle manifeste une combativité qui lui permet d’obtenir, en 1946, l’échelle mobile des salaires. Le marasme économique aidant, les manifestations et grèves se multiplient en 1947-1948. Le prolétariat urbain est, cependant, très peu politisé – beaucoup moins que vingt ans auparavant. Les traditions corporatistes se sont renforcées après la débâcle de 1927. « C’est l’un des paradoxes les plus étonnants de cette Troisième Révolution chinoise (...) que de constater la coexistence d’une vigoureuse combativité des ouvriers et d’une léthargie politique presque complète », note Roland Lew [37].
Le PCC a gardé un réseau militant dans le mouvement ouvrier, mais très affaibli. Ils sont, selon Alain Roux, 800 à Shanghai en 1948 [38]. En mars 1949, Mao Zedong annonce que le centre de gravité de l’action communiste se situe dans les centres urbains : « De 1927 a aujourd’hui, le centre de notre travail était situé dans les campagnes (...) Dès maintenant commence la période : “de la ville à la campagne“, la période où la ville dirige la campagne. (...) [Si nous ne savons travailler dans les nouvelles conditions] nous ne serons pas en état de garder le pouvoir, nous ne pourrons pas nous maintenir, nous échouerons » [39].
Liu Shaoqi résume bien le problème auquel le PCC est confronté. « [Comme l’a dit le président Mao], ce n’est effectivement que sur les ouvriers qu’on doit compter. Mais est-ce que l’on peut leur faire confiance ? D’après le marxisme, la classe ouvrière est notre appui le plus sûr. Mais cela n’est là qu’un principe général, ça ne veut pas dire qu’il ne se pose pas de problèmes dans la pratique. Il y a donc un gros travail à faire parmi les ouvriers si l’on veut vraiment pouvoir compter sur eux, car sans ça, c’est risqué. »
« Avant notre Parti était étroitement lié à la classe ouvrière, mais ces liens se sont relâchés quand il a dû se retirer à la campagne, le Guomindang ayant alors tout le temps de renforcer son influence parmi elle pour y semer la confusion. Le résultat maintenant est que nos cadres (et les membres du comité central y compris) ont perdu l’habitude de travailler parmi les ouvriers et que ceux-ci leur sont devenus étrangers. C’est pourquoi nous devons nous mettre à l’étude (...) Concrètement, il y a trois mesures à prendre : faire de notre mieux pour garantir aux ouvriers un certain niveau de vie (…) ; leur donner une éducation poussée et la plus étendue possible ; enfin, les organiser » [40].
Quand Mao et Liu présentent leurs rapports au Comité central, le PCC a déjà gagné le contrôle des grandes villes du Nord. Il a deux préoccupations prioritaires : assurer la mobilisation de toutes les ressources dans la guerre et relancer la production pour sortir de la crise économique. Après avoir aidé au développement des grèves, il met un brutal coup de frein aux luttes ouvrières et offre le maximum de garanties aux entrepreneurs pour qu’ils produisent.
Dans les villes comme dans les campagnes, la défaite du Guomindang est politique et sociale et non seulement militaire. Mais la classe ouvrière est largement passive au moment où le PCC prend le pouvoir. Le rapport de substitution qui s’est constitué entre les classes urbaines et le PCC durant la lutte se cristallise au moment de la victoire.
Pourtant, le projet révolutionnaire du Parti communiste chinois se précise. En juin 1949, dans De la dictature démocratique du peuple, Mao note que « le fondement de la dictature démocratique du peuple est l’alliance de la classe ouvrière, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine, mais surtout l’alliance entre les ouvriers et les paysans, car ces deux classes constituent 80 à 90 % de la population de la Chine. (...) La transition de la nouvelle démocratie au socialisme dépend principalement de ces deux classes. La dictature du peuple a besoin de la direction de la classe ouvrière [à savoir du PCC] (...) Il nous faut nous unir à la bourgeoisie nationale, et mener une lutte commune. Notre ligne consiste à contrôler le capitalisme et non pas à l’annihiler. Mais la bourgeoisie nationale ne peut assumer la direction de la révolution et ne doit pas jouer le rôle principal dans le pouvoir étatique » [41].
• La nature du régime révolutionnaire
La République populaire est placée, de 1949 à 1952, sous le drapeau de la “nouvelle démocratie”, mais le caractère révolutionnaire du régime s’affirme [42]. Si la situation n’est pas la même suivant les régions, dans l’ensemble, la victoire approfondit la dynamique engagée durant la guerre civile. Dans ces conditions, « dès le début, les communistes se dirigent à marche forcée vers une rupture anticapitaliste, et non pas vers une longue période de concorde de classes » [43]. Tout se joue très vite. La politique de front uni reste en vigueur. Une Conférence politique consultative est réunie le 30 septembre 1949 à laquelle participent, outre le PCC, onze “petits partis” et groupes ainsi que dix “personnalités démocratiques”. Des non-communistes sont nommés au gouvernement. Tous, partis et individualités, acceptent la direction du PCC sur les affaires gouvernementales. Ce principe est d’ailleurs clairement inscrit dans le préambule du Programme commun adopté par la Conférence consultative. Si la « dictature démocratique populaire » est un « pouvoir de front uni », elle a « pour base, l’alliance des ouvriers et des paysans, et, pour directrice, la classe ouvrière [c’est-à-dire le PCC] » [44].
Les partis contre-révolutionnaires sont dissous. Les “partis démocratiques-bourgeois” ont une fonction : aider le PCC à toucher certaines couches de la population. Mais leurs activités sont étroitement surveillées et ils n’ont aucun pouvoir dans l’appareil d’Etat national [45]. Cet appareil d’Etat se constitue sur la base des organes nés dans la lutte et le double pouvoir révolutionnaires tels que l’Armée rouge, l’administration des zones libérées, les associations et assemblées populaires, la milice.... La réalité du pouvoir d’Etat national est entre les mains du PCC qui intervient à tous les niveaux grâce à la pyramide de ses comités responsables.
L’action économique, sociale, politique et internationale durant les toutes premières années du régime confirme la portée révolutionnaire de la victoire.
Dans le domaine économique
Les biens japonais et le “capital bureaucratique” (contrôlé par les “familles” du Guomindang) sont nationalisés, soit 80% du capital industriel moderne, 67% de la production électrique, 33% des charbonnages, 90% de la capacité sidérurgique, 38% des broches, 60% des métiers à tisser, 44% du tonnage de la flotte, presque tout le réseau ferroviaire et aérien… [46]
L’importance de la petite production capitaliste et artisanale reste considérable. En juin 1950. le PCC assouplit sa politique pour faciliter la relance économique.
L’Etat doit apprendre à gérer l’économie. Mais le grand capital, le cœur économique de la contre-révolution est massivement attaqué. La bourgeoisie perd son pouvoir d’action centralisé, politique et économique. En 1952, la Commission pour le Plan d’Etat est officiellement constituée. Cette année, la production industrielle est pour 56% le fait du secteur d’Etat, pour 5% du secteur mixte Etat-privé, pour 21,5% exécuté sur commande d’Etat. Seuls 17,5% de la production industrielle est à la fois produite et commercialisée par des canaux privés.
Le PCC hésite, à étendre immédiatement la réforme agraire au sud du pays. Il teste les possibilités d’alliances, il donne la priorité à la production : il faut nourrir 23% de la population mondiale sur 7% des terres cultivées ! Mais il n’hésite que sur les rythmes et les formes. Le 28 juin 1950, la Loi nationale sur la réforme agraire est officiellement adoptée. En 1953, 45% des terres ont été redistribuées, le pouvoir de la gentry a été brisé. Les équipes d’entraide (la toute première phase du processus de coopérativisation) sont lancées.
Dans le domaine social
Le bouleversement des rapports sociaux au sein du village se poursuit alors que la lutte d’émancipation de la femme reprend. Le régime noue une nouvelle alliance avec le prolétariat urbain – ou du moins avec son secteur privilégié, la classe ouvrière permanente des entreprises d’Etat.
En juin 1950, le PCC suspend le recrutement de nouveaux paysans. Par contre, il lance une grande campagne de recrutement ouvrier. En 1949, déjà, 80 000 ouvriers de la région industrielle de Mandchourie sont admis au parti. Le PCC compte 6,3% d’ouvriers en 1951, 7,2% en 1952, 14% en 1956 – soit 1,5 million d’ouvriers sur 11 millions de membres [47]. Roland Lew note que « cette classe ouvrière de plus en plus encadrée est mobilisée en vue de devenir le principal soutien du nouveau régime (...) [Cet] effort pour obtenir [une] adhésion active semble avoir été couronné d’un réel succès ; d’autant plus que la classe ouvrière voit ses avantages d’avant 1949 maintenus et même augmentés. Mieux, une indéniable mobilité sociale, tout particulièrement durant les premières années de la République populaire, rend possible pour nombre de travailleurs l’accession à des fonctions de cadres. Pour certains d’entre eux, c’est même la possibilité d’être incorporés aux nouvelles couches privilégiées. C’est souvent par le syndicat que se fait la promotion ouvrière… » [48]
La radicalisation anticapitaliste
Ce renouvellement de la base prolétarienne urbaine du PCC « est d’autant plus nécessaire que s’achève la période de la “nouvelle démocratie“, note Lew. Cette étape (...) fait place, dès 1952, à un brusque processus anticapitaliste qui amène autour de 1955-1956 à une complète socialisation de l’économie et à la décapitation de la classe capitaliste ».
Comme la réforme agraire dans les campagnes, la révolution urbaine est un acte de violence sociale qui s’accompagne en 1950-1952, d’une succession de campagnes politiques initiées par le PCC : Campagne d’information, de critique et d’autocritique ; Campagne pour l’élimination des contre-révolutionnaires ; Campagne des Trois anti (Sanfan ) contre la corruption, le gaspillage et le bureaucratisme des cadres ; Campagne des Cinq anti (Wufan ) contre les pots de vin, la fraude, l’évasion fiscale, le détournement des biens d’Etat, l’obtention illégale des secrets économiques de l’Etat, c’est-à-dire contre la bourgeoisie industrielle et commerçante.
Comme à la campagne, la terreur rouge au sens donné par ce mot durant la Révolution française en 1793 [49], fait de très nombreuses victimes. Le mouvement de répression des contre-révolutionnaires se solde, de 1951 à 1952, par plusieurs millions d’arrestations, par 600 000 à plus d’un million d’exécutions. Les gangs et sociétés secrètes qui contrôlent nombre d’organisations syndicales sont décapités. A l’occasion des Sanfan et Wufan, des comités de rue sont instaurés, le pouvoir des syndicats contrôlés par le PCC est renforcé, les liens corporatistes qui liaient associations ouvrières et patrons – ou salariés et intermédiaires spécialisés dans ’embauche – sont brisés. La classe ouvrière reste politiquement subordonnée au Parti communiste. Mais ses organisations se développent et sa conscience de classe s’affirme,
Dans le domaine international
La portée révolutionnaire de la politique étrangère de la victoire s’exprime, en ce domaine, aussi. En novembre 1949, dans son discours d’ouverture à la réunion de la Fédération syndicale mondiale réunie à Pékin, Liu Shaoqi tire les leçons de l’expérience chinoise pour les pays d’Orient. « La voie suivie par le peuple chinois (...) est la voie qui doit être suivie par bien des pays coloniaux et semi-coloniaux (…). La classe ouvrière doit (...) former un vaste front uni [qui] doit être dirigé par la classe ouvrière et son parti. [Ce front uni] ne doit pas être dirigé par la bourgeoisie nationale, hésitante et toujours prête au compromis, ni par la petite bourgeoisie et leurs partis (...). La lutte armée est la forme principale de lutte pour la libération nationale dans beaucoup de colonies et semi-colonies… » [50]
Le 18 janvier 1950, alors que la guerre fait rage en Indochine, Pékin reconnaît officiellement la République démocratique du Vietnam [51]. Le 14 février 1950, le Traité d’alliance et d’amitié sino-soviétique est signé après deux mois de difficiles négociations. Le 21 juin 1950, la guerre de Corée prend une dimension internationale. Le 7 octobre, les forces américaines arrivent sur les rives du fleuve Yalou, à la frontière sino-coréenne. Le 16, 700 000 à 800 000 soldats chinois interviennent à leur tour, rejoint par des renforts successifs. Ils repoussent l’armée américaine jusqu’au 38e parallèle au prix de pertes énormes (évaluées à 800 000) dues à l’inégalité des armements.
En décembre 1950, Washington impose l’embargo commercial et le blocus économique de la Chine. Le 1er février 1951, la République populaire est exclue de l’ONU au profit de Taiwan. Le peuple le plus nombreux du monde est jeté hors la communauté internationale des Etats parce qu’il a eu le front de s’opposer victorieusement aux diktats impérialistes.
De 1949 à 1953, date de la signature de l’armistice en Corée, la Chine s’est trouvée à la pointe des confrontations de classes internationales.
Extraits du chapitre 7 (ESSF article 24601), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 8 – L’enjeu politique des négociations de paix. Guerre civile, conquête du pouvoir et processus de révolution permanente
Retour sur la formation sociale
L’expérience chinoise éclaire la question tant débattue du rapport entre l’étape démocratique et l’étape socialiste du processus révolutionnaire dans les pays dépendants. Il y a eu une distinction nette en termes de tâches fondamentales entre la période de lutte de pouvoir et la période qui suit sa conquête. Il y a aussi eu des évolutions aléatoires impliquant des tâches et des alliances conjoncturelles. Mais, en termes de forces motrices et de direction politique, la lutte révolutionnaire apparaît comme un processus d’ensemble unique : deux étapes, ou deux phases [52] d’une même révolution et non deux révolutions séparées par une période historique de développement capitaliste. Le lien entre les deux étapes de la révolution est souligné par la rapidité avec laquelle la République populaire a pris des mesures anticapitalistes radicales et surtout – car ce n’est pas avant tout une question de rythme – par la continuité du processus de transition entre les tâches démocratiques et les tâches socialistes, comme par la façon dont elles se sont combinées après la victoire.
Le renversement révolutionnaire de l’ancien pouvoir de classe d’Etat et son remplacement par un autre apparaît clairement dans l’expérience chinoise comme le pivot qui permet la transcroissance de la révolution. Le nouvel Etat ouvrier [53] chinois joue en effet un rôle actif, extrêmement important, avec les mobilisations de masse, dans l’évolution des rapports de force entre classe et dans la transformation de la société [54].
La révolution chinoise accuse donc clairement les traits d’un processus de révolution permanente (ou révolution ininterrompue). Il est intéressant, de ce point de vue, de noter que les dirigeants du PCC se sont refusés à dresser une muraille de Chine entre le régime dit de “démocratie nouvelle” et celui dit de la “dictature du prolétariat”. Dans le rapport politique qu’il présente au nom du Comité central lors du VIIIe congrès du Parti communiste, Liu Shaoqi déclare en effet :
« Depuis la fondation de la République populaire de Chine, grâce à l’alliance inébranlable qu’elle a contractée avec des centaines de millions de paysans, la classe ouvrière a pris le pouvoir à l’échelle nationale ; le Parti communiste (...) est devenu le parti qui dirige le pouvoir d’Etat ; et la dictature démocratique populaire est devenue, de par sa nature même, une forme de dictature du prolétariat, ce qui permet à notre révolution démocratique bourgeoise de se transformer directement, par la voie pacifique, en une révolution socialiste. Par conséquent, la fondation de la République populaire de Chine marque l’achèvement, pour l’essentiel, de l’étape de révolution démocratique bourgeoise et le début de l’étape de révolution socialiste prolétarienne ; elle marque le début de la période de transition où s’effectue le passage de notre société du capitalisme au socialisme. » [55]
[...]
L’expérience de la révolution chinoise illustre la dialectique entre les données nationales et socio-économiques (les facteurs objectifs) et les acteurs politiques (le facteur subjectif) [56]. L’histoire du PCC permet d’élargir l’analyse de la pratique révolutionnaire dans le monde contemporain ; un aspect des plus stimulants pour un militant. Mais la révolution chinoise permet aussi de renouveler l’analyse des formations sociales dans les pays dominés. C’est un terrain difficile, surtout pour celui qui ne connaît pas de l’intérieur la société concernée et qui n’en parle pas la langue, car il réclame l’assimilation de nombreuses données empiriques [57]. Il faut aller au-delà des généralités en s’attachant à l’originalité de l’histoire du pays et de sa formation sociale contemporaine [58], ainsi qu’à la variété des situations régionales de façon à confronter la pratique politique aux milieux et conjonctures réels.
Sans prétendre mener un tel travail d’analyse, je voudrais en conclusion de cette étude situer certaines questions qu’une discussion sur la formation sociale chinoise peut éclairer.
• La base sociale du processus de révolution permanente
Le processus révolutionnaire chinois – et bien d’autres après lui – confirme au fond la théorie de la révolution permanente. Mais dans sa forme, il diffère profondément du modèle originel pour qui la classe ouvrière urbaine devait se trouver physiquement à la tête de la lutte, suscitant la naissance de ses propres organes de pouvoir (les conseils). Cette différence soulève des problèmes politiques (car la “forme” est tout aussi importante que le “fond” pour qui veut agir) et théoriques (qu’est-ce qui permet la continuité du processus révolutionnaire ?).
On a déjà évoqué la question de la paysannerie à la fois plus stable et apte à s’intégrer à une société de transition que la tradition ne le pensait. On a noté le rôle de l’intelligentsia militante et l’importance récurrente de la jeunesse scolarisée. Notons aussi la façon dont les déclassés, les déracinés, ont pu être temporairement ou durablement organisés dans le combat révolutionnaire ; le poids des villes rurales et leur impact sur la société environnante [59] ; l’existence d’un vaste semi-prolétariat des villes et des campagnes, comme le traditionnel tireur de pousse-pousse chinois, et non pas d’une, mais de classes ouvrières aux situations et traditions différentes. Rappelons encore la lutte des femmes rurales, plus constante et ample, dans la révolution chinoise, que celle du prolétariat urbain !
II y a surtout la façon dont ces diverses couches peuvent être organisées dans le combat révolutionnaire par une avant-garde militante et peuvent se lier les unes aux autres dans la lutte : le rôle de lien dans une politique d’alliance que peut jouer, par exemple, la mobilisation des femmes populaires ou celle des pauvres urbains, qui constituent de véritables carrefours sociaux entre la ville et la campagne, le prolétariat et les petites bourgeoisies.
L’analyse des formations sociales à la lumière des luttes révolutionnaires permet d’enrichir considérablement la conception des alliances sociales dans la révolution permanente [60]. L’expérience chinoise semble montrer que l’assise sociale d’un processus de révolution permanente est plus large que l’on pouvait le penser.
• La diversité des formations sociales dans les pays dépendants
La comparaison des formations sociales existant dans les divers pays dépendants éclaire l’originalité de chacune. La succession et la combinaison des tâches et des mots d’ordre, la forme du processus de transcroissance, ne peuvent être les mêmes dans la Chine paysanne et à Cuba, où domine l’économie de plantations ; pas plus qu’elles ne peuvent être les mêmes de l’Argentine urbanisée jusqu’à Timor oriental.
Dans les pays les plus avancés, semi-industrialisés, la revendication prolétarienne peut être plus centrale. Dans les pays les plus arriérés, où les classes (modernes) n’ont pas fini de prendre forme, il est douteux qu’un processus de révolution permanente puisse exister sans, du moins, l’effet d’entraînement d’une lutte régionale (comme la Mongolie avec l’URSS ou la Chine).
Rien qu’en Asie orientale, la variété des histoires nationales, et donc des formations sociales contemporaines, est très grande [61]. Il faut aller au-delà des caractérisations générales pour faire progresser le débat de fond. Quelles leçons en effet tirer de l’expérience chinoise, dans ces conditions, sans réfléchir à la différence et non seulement à la ressemblance (l’état de dépendance, le poids du monde rural) ?
Extraits du chapitre 7 seconde partie (ESSF article 24602), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 9 – Retour sur le PCC, les formations sociales et quelques pistes de réflexion
Pierre Rousset