Adnen Hajji nous raconte les prémices de la révolution depuis 2008 à Redeyef la ville dans laquelle il vit, enseigne et se bat depuis des années. Il nous décrit l’urgence sociale dans laquelle se trouve la Tunisie.
Afriques21 : Peux-tu nous décrire le contexte dans lequel vous viviez avant les soulèvements ?
Adnen : Redeyef, avec Mdhila, Metlaoui et Moulares, est une des quatre villes du bassin minier de Gafsa dans lesquelles le phosphate est exploité depuis plus d’un siècle et constitue la principale source de vie dans la région.
Or il n’y a aucun signe de développement dans ces villes-là et dans toute cette région. Depuis le régime de Bourguiba, en 1956, l’État n’est pas intervenu dans la région pour sauver la situation sociale, pour créer des projets complémentaires à la compagnie du phosphate. Il s’est contenté de cette compagnie.
Le résultat pour notre région, c’est la pauvreté et le chômage massif, touchant particulièrement les jeunes en âge de travailler, mais aussi la pollution des gisements d’eau potable, qui sont en partie taris, ou encore l’infrastructure qui devient de plus en plus vieille. Nous vivons dans une situation qui n’est pas humaine du tout dans notre région.
Du côté politique et administratif, la corruption et la domination du RCD, l’ancien parti de Ben Ali, sont devenues plus en plus insupportables pour les habitants.
Ce qui caractérise la ville de Redeyef c’est la lutte que nous avons menée, en particulier les manifestations de chômeurs, depuis les années 1970 contre le régime de Bourguiba, puis celui de Ben Ali dès novembre 1987.
On peut donc dire que ce qui est arrivé en 2008, résulte d’une accumulation d’actes de militantisme pendant des années. De nombreux militants de Redeyef sont membres de l’UGTT, l’Union générale tunisienne du travail. Certains ont également participé à des partis politiques depuis la fin des années 1970, comme par exemple le PCOT, le Parti communiste des ouvriers de Tunisie.
Afriques21:Et concernant la profession que tu exerces ?
Adnen : Je suis instituteur. La situation de l’enseignement est critique, que ce soit dans le primaire ou le secondaire, surtout en ce qui concerne l’infrastructure.
La vie dans cette région est misérable dans tous les domaines, malgré la richesse que nous produisons ici, le phosphate, qui est considéré comme l’une des richesses principales de la Tunisie. En 2008, dans ce contexte, la proclamation de résultats falsifiés pour un concours très attendu de recrutement des ouvriers à la CPG, la Compagnie du phosphate de Gafsa, fait éclater le mouvement social dans les quatre villes minières. A Redeyef, une grève de la faim commence à l’UGTT locale.
Mes camarades et moi (je suis membre du bureau de l’UGTT locale et secrétaire général du syndicat de base de l’enseignement primaire) avons décidé d’encadrer cette grève de la faim et de négocier avec le sous-préfet de Redeyef, et avec le gouverneur de Gafsa.
Sans arriver à des résultats satisfaisants, nous avons poursuivi notre lutte par des manifestations dans les rues, par des assemblées sur la place devant le siège local de l’UGTT. Pendant six mois successifs de lutte, nous avons revendiqué l’égalité dans le développement, l’égalité de notre part de la richesse nationale ! Nous avons lancé le message au régime de Ben Ali, que nous ne pouvions pas continuer à vivre dans cette misère et que l’État devait intervenir pour développer notre région, pour créer des choses permettant aux gens de vivre humainement.
Enfin, les forces policières sont intervenues pour arrêter ce mouvement et ont tiré sur les manifestants : 3 morts, 34 blessés et plus de 300 personnes arrêtées dans la région.
Moi-même, j’ai été condamné à 10 ans de prison. J’ai passé presque 17 mois entre les prisons de Kasserine et de Mornaguia à Tunis. Puis nous avons été libérés le 4 novembre 2009. Nous avons été soutenus par beaucoup de monde en Tunisie et en France : société civile, associations, partis politiques, syndicalistes, démocrates, etc.
Nous remercions nos camarades, nos amis, et tous ceux qui nous ont soutenus pour exiger notre libération et aidé nos familles. Pendant que nous étions en prison, nos familles ont manifesté dans la rue et des femmes ont organisé un sit-in.
Après notre libération de prison, nous avons continué à lutter contre le régime de Ben Ali. Donc on jamais arrêté jusqu’au début de la révolution, le 17 décembre à Sidi Bouzid : ce jour-là nous organisions un sit-in au local de l’UGTT pour revendiquer des emplois. Les habitants de Redeyef et de la région minière ont participé à cette révolution par des manifestations, par des marches dans les rues, par des assemblées, etc. jusqu’à la fuite de Ben Ali.
Afriques21 : Comment expliques-tu que le mouvement se soit étendu à toute la Tunisie à ce moment précis ?
Adnen : La première étincelle de la révolution vient de notre région, le 5 janvier 2008. Mais la base de cette révolution, de ce mouvement du bassin minier, c’est la situation sociale. C’est la même chose pour le déclenchement de la révolution du 14 janvier : il a reposé sur la situation sociale des régions intérieures de la Tunisie.
Lorsque nous avons commencé, c’était une première en Tunisie et nous avons été isolés, la direction de l’UGTT a tourné le dos à ses militants. Le bureau exécutif de l’UGTT a même sanctionné, à l’époque, certains de ses militants locaux, dont moi. Mais le régime de Ben Ali aussi s’est trouvé dans une situation un peu perturbée, il ne savait pas quoi faire avec ce mouvement et il a un peu retardé son intervention.
En décembre 2010, à Sidi Bouzid, cela n’a pas été la même chose. Lorsque cela a commencé, les habitants de Sidi Bouzid, et notamment les jeunes, ont gagné la solidarité de tout le monde, y compris l’UGTT. Le pays les a soutenus.
Et le régime de Ben Ali a commis une faute plus grave encore que dans le bassin minier : dès la première journée, les forces policières sont intervenues ! Mais, cette fois-ci, la population des régions de Gafsa, de Sidi Bouzid, de Kasserine, et d’autres régions en lutte contre Ben Ali, avaient tiré les leçons de la lutte du bassin minier en 2008. Ce que nous avions attendu depuis 2008, c’est que cette étincelle se propage dans toutes les régions tunisiennes, dans l’ensemble de la population tunisienne.
Depuis 2008 – nous ne pouvions bien sûr pas le dire publiquement – nous visions le régime de Ben Ali, nous visions la révolution. Nous avons nommé notre mouvement la révolution de la dignité, la révolution el-karama (nous avions dès 2008 créé un site internet intitulé « Redeyef Karama »). La révolution du 14 janvier ou du 17 décembre, c’est une continuation des mouvements de 2008.
Afriques21 : Peux-tu décrire les formes d’organisation que vous avez choisies et le lien entre le syndicat local, la population et le syndicat national ?
Adnen : L’UGTT a choisi de lancer et d’encadrer ce mouvement. Le local de l’UGTT était le lieu où on s’organisait, où on se réunissait pour débattre des directions à adopter. Nous avons convaincu des jeunes de se rassembler, nous avons organisé des manifestations dans les rues, en évitant de nous confronter aux forces policières. Ce sont d’ailleurs elles qui nous ont agressé.
On a commencé d’abord par dire aux autorités qu’il fallait annuler les résultats de ce concours. Mais, peu à peu, on a élaboré d’autres revendications plus profondes sur l’égalité de développement entre toutes les régions de la Tunisie, surtout pour les régions de l’intérieur qui vivent depuis des années, et même des siècles, dans la misère. Toute la population a été convaincue par ces revendications.
C’est pour cela que tout le monde, femmes et hommes, vieux et vieilles, et même les enfants de l’école ont participé et se sont engagés à lutter contre le régime et à revendiquer leurs droits. C’était très facile de le faire, parce qu’on était tous convaincus qu’il fallait lutter pour avoir ces droits, pour faire reconnaître les droits de la population et de la région...
Afriques21 : Aujourd’hui, qu’est ce qui a changé selon toi ?
Adnen : Jusqu’à maintenant je ne crois pas qu’il y a grand chose qui a changé en Tunisie. Même après les élections du 23 octobre, la situation sociale persiste encore. Jusqu’à aujourd’hui la région vit une situation difficile. On remarque la colère des jeunes, des gens, etc. Il y a aussi des sit-in, il y a des blocages des services de la CPG et donc de la production de phosphate.
Dans l’avenir, le gouvernement actuel formé par Ennahda et de ses associés pourra peut-être résoudre certains problèmes. Mais jusqu’à aujourd’hui je vous confirme que la situation est la même. Pendant toute l’année 2011 il n’y a pas eu de gouvernement élu, et sans gouvernement on ne peut pas résoudre les problèmes sociaux.
Maintenant qu’on a un gouvernement élu, la situation sociale et la question du chômage doivent être leurs priorités. Dans une année ou dans dix-huit mois peut-être, la Constitution va être écrite, la situation sera peut-être un peu améliorée. Il faut des remèdes, il faut faire vite aussi parce que les gens ne peuvent pas attendre plus longtemps.
Afriques21 : Sens-tu que la lutte n’est pas finie, que les gens sont prêts à reprendre la révolte s’ils sont insatisfaits ?
Adnen : Je ne suis pas optimiste, au contraire. Nous avons été déçus par les résultats de ces élections. Je ne crois pas que ce gouvernement va faire grand chose. Ça se voit dans le programme du Premier ministre actuel. C’est décevant, donc il faut continuer la lutte...
Et il faut s’attendre à une deuxième révolution. Parce que la situation est très grave, et je ne crois pas que ce régime nouvellement élu va réussir à résoudre les problèmes posés.
Afriques 21 : Quelles sont selon toi les premières mesures urgentes à prendre dans votre région pour alléger cette situation sociale catastrophique ?
Adnen : Dans notre région, nous avons déposé nos revendications chez le ministre du travail.
Le problème du chômage est un problème très difficile à résoudre dans un délai court, mais il faut d’abord commencer par résoudre le problème des travailleurs précaires, qui n’ont pas de garanties dans leur travail, dans leur vie, tels que ceux participant à ce qui est appelé en Tunisie « le chantier ». C’est un système mis en place depuis l’époque de Ben Ali pour calmer les gens en les employant pour effectuer, par exemple, des travaux d’amélioration de l’environnement urbain. Mais comme ils sont très peu payés, cela ne peut pas résoudre le problème social. Il faut titulariser ces gens-là, il faut régler leur situation de travail.
Il y a aussi les anciens ouvriers de la sous-traitance, créée en 2008 pour calmer la situation. Aujourd’hui, ces gens-là ont été recrutés par une société qui s’appelle la Société de l’environnement et de la plantation, il faut régler le problème de ces gens-là. Il faut aussi contraindre la Compagnie des phosphates à recruter quelques centaines, quelques milliers de jeunes chômeurs dans la région, pour améliorer un peu la situation.
On a aussi le problème des fils des anciens travailleurs accidentés qui ont subi des accidents du travail très graves, et qui ont le droit d’être recrutés dans la Compagnie des phosphates, sans compter ceux qui ont été mis en retraite anticipée entre 1986 et 2000 : ils ont été mis à la porte avec un salaire très bas et leurs droits n’ont pas été respectés. Donc il faut aussi que la Compagnie des phosphates consacre un pourcentage du bénéfice annuel pour développer la région. On a le droit à cela. On ne peut pas apaiser la situation sociale sans satisfaire ces revendications-là.
Pour conclure, j’espère bien que les choses avancent, même si – c’est mon opinion personnelle – je n’ai pas confiance dans le gouvernement actuel et les nouveaux élus. J’espère que la situation va s’améliorer, que la Tunisie va avancer, et qu’au moins on sente qu’on a changé.
Je remercie tous les amis de la Tunisie et du peuple tunisien qui ont soutenu la révolution, et qui ont soutenu notre pays.