La majorité des espèces d’Insectes sont phytophages, c’est-à-dire utilisent la cellulose comme base de leur régime alimentaire. Ils consomment la cellulose sous toutes ses formes, mais certaines espèces attaquent l’aubier et le bois parfait de façon spécifique (Insectes xylophages) et peuvent présenter alors un danger réel pour les entreprises humaines, soit en rendant impropre à toute utilisation le bois de sciage, soit en attaquant les charpentes en place et en dépréciant le mobilier des habitations.
Les manuels de menuiserie, d’ébénisterie et de charpente leur consacrent en conséquence un chapitre, généralement important, où ces Insectes reçoivent différentes appellations : Insectes xylophages, Insectes lignicoles, Insectes lignivores, Insectes destructeurs, Insectes nuisibles, ennemis du bois, destructeurs du bois.
Des notions dépassées
L’examen d’une collection de manuels scolaires de technologie de menuiserie fait apparaître le recours à des notions qui sont clairement dépassées aujourd’hui. Ces manuels nous ont paru être les derniers ouvrages scolaires qui véhiculent encore à propos des Insectes des conceptions rejetées par la communauté scientifique depuis plusieurs décennies et qu’on ne trouve nulle part dans les manuels de biologie à l’usage des classes qui mènent au baccalauréat.
Dans son traité de « Technologie générale du bois » (1967), RIOLLOT pose ainsi le problème :
« Les Insectes sont les plus redoutables ennemis des arbres et du bois. Leur taille minuscule, l’étendue de leur habitat, leur grande facilité de déplacement rendent difficile la destruction de leurs innombrables légions. On les range en trois groupes :
1. Les Insectes suceurs (buveurs de sève), exemple : Pucerons.
2. Les Insectes phyllophages (mangeurs de feuilles), exemple : Hannetons.
3. Les Insectes xylophages (mangeurs de bois), exemple : Bostryches, Scolytes. Leurs larves se nourrissent exclusivement de bois sur lequel elles ont une action doublement pernicieuses :
a) Elles attaquent mécaniquement le bois pour s’en nourrir, sectionnant les fibres, ce qui affaiblit la résistance des pièces.
b) Elles secrètent des liquides corrosifs qui le décomposent ».
On trouve là une idéologie catastrophiste, fataliste et empirique qui imprègne profondément ces manuels quand ils abordent le chapitre des Insectes.
Faut-il le préciser : la notion « Les Insectes sont les plus redoutables ennemis des arbres » est aussi fausse écologiquement que celle qui affirmerait « Les Renards sont les plus redoutables ennemis des Lapins ». On sait aujourd’hui que les Insectes xylophages jouent un rôle de nettoyeur de la forêt en contribuant à réduire à l’état de terreau les bois morts tombés à terre. Dans un environnement naturel, ils favorisent le maintien des conditions nécessaires au développement des espèces arbustives. Dans la forêt primitive, où l’Homme ne venait pas prélever les troncs et brûler le reste, où les arbres vieillissants ou morts restaient en place, l’action des Insectes xylophages était indispensable au renouvellement rapide de la forêt.
Des considérations étroitement utilitaristes
En 1947, J. HEURTEMATTE a publié un cours de menuiserie qui est resté longtemps l’ouvrage de base pour les apprentis menuisiers et leurs professeurs. Considéré sous l’angle de la rigueur scientifique, le chapitre que cet auteur consacre aux « altérations du bois » (11 pages) comporte des affirmations confuses, surprenantes ou franchement surréalistes.
Parlant des Lépidoptères, Insectes pourtant bien décrits dans les ouvrages de vulgarisation dès cette époque, HEURTEMATTE affirme : « Ce sont des insectes suceurs, munis de mâchoires souvent allongée en une trompe colorée. Leur armure buccale est faite pour broyer le bois ». Il semble que HEURTEMATTE ait voulu réaliser une synthèse hardie entre la description de la larve xylophage de Cossus ligniperda et les organes suceurs des adultes de Lépidoptères. Citant le « Criocephalus tusticus » (lire : C. rusticus L.) cet auteur dit : « Cet Insecte est un rongeur des arbres ». A propos du Sirex (Sirex gigas L.), on trouve encore : « Contrairement à l’Hylotrupes bajulus, les Sirex ne rentrent pas à nouveau dans le bois d’où ils sont sortis, ce qui limite les dégâts ». Il y a méconnaissance de la méthode de ponte de la femelle ou confusion entre l’action de la larve et celle de l’Insecte parfait. A propos de cette dernière affirmation, j’ai pu vérifier qu’elle réapparaît dans plusieurs manuels et qu’elle est intégrée dans l’enseignement des professeurs de menuiserie.
Dans une nouvelle publication datée de 1961, HEURTEMATTE a révisé son exposé qui apparaît moins caricatural. Mais plusieurs mentions bizarres ou inutiles subsistent encore dans son texte. Notamment, HEURTEMATTE laisse apparaître dans cet ouvrage le dessin d’un Sirex extraordinaire dont la troisième paire d’aile semble s’attacher sur l’abdomen ! De semblables bizarreries agrémentent ces ouvrages en se répétant. Il apparaît dans ce domaine que les auteurs se sont inspirés les uns des autres sans effectuer un contrôle critique des manuels précédemment parus.
En 1974 est paru un nouveau traité de HEURTEMATTE, ouvrage copieux en deux tomes réalisé en collaboration avec EULACIA et MERCIER. Le chapitre qui nous intéresse, intitulé cette fois : « Les Insectes destructeurs du bois », est formellement correct. Les Insectes y sont décrits et représentés avec exactitude. Les espèces citées ont toutes réellement une incidence économique, et les scories folkloriques des ouvrages précédents ont disparu. Enfin, les xylophages marins, qui sont des Mollusques ou des Crustacés, sont bien distingués des « Insectes » et sont représentés dans un chapitre à part. On mesure dans cette évolution récente, l’action du « Centre Technique du Bois » dont les recherches, les stages et les publications ont une influence sur les professionnels du bois et l’Enseignement Technique.
Il reste, cependant, que les élèves des Lycées d’Enseignement Professionnel qui préparent un CAP ou un BEP ne reçoivent aucun enseignement en sciences biologiques ou en écologie et que leur réaction devant un animal ou une plante sont le plus souvent encore obscurantistes et destructrices. Quand ils parlent des Insectes, ces ouvrages ne compensent en rien cette insuffisance des programmes, ne serait-ce que par l’emploi de quelques mentions positives à l’encontre des Insectes. L’énumération sans nuance d’une liste d’Insectes « nuisibles », sans indication de la fonction irremplaçable qu’ils remplissent par ailleurs dans les chaînes écologiques, ne peut qu’être négative pour la formation intellectuelle et sensible des jeunes.
En fait, la protection des bois d’œuvre contre les xylophages implique quelques mesures simples et peu coûteuses, mais qui doivent être appliquées systématiquement : écorçage et débardage rapide des grumes ou trempage et imprégration des bois d’œuvre à l’aide de produits ad hoc dont il existe aujourd’hui une gamme large et efficace. Il faut souligner que les femelles cherchant un site de ponte savent reconnaître un bois traité et éviteront d’y déposer leurs œufs.
D’autre part, même les plus récents de ces ouvrages, soutiennent le préjugé tenace qui veut que les Insectes soient les « ennemis de la forêt ». Tous les arbres se trouveraient ainsi en grand danger de subir leurs coups redoublés et auraient le plus grand mal à passer à la postérité dans le parement d’un meuble de style. Cette notion indifférenciée est bien peu « écologique ». La réalité est que les Insectes xylophages s’en prennent principalement aux arbres déjà malades, dépérissants ou morts. Un arbre sur pied qui se révèle infesté de larves de xylophages doit être considéré comme un fût qui n’a pas été abattu à temps. Dans cette optique, il faut conclure qu’une exploitation forestière qui laisserait des fûts se déprécier sur pied est mal gérée, et nullement que les Insectes xylophages qui s’en prennent aux arbres malades ont un comportement traître et vicieux.
Ces notions devraient apparaître clairement dans les manuels que nous avons consultés. Tant que ces ouvrages « pédagogiques » seront incapables d’établir une distinction entre la protection directe des bois d’œuvre contre les larves de xylophages, et la protection nécessaire des êtres vivants dans la nature, y compris des Insectes xylophages, ils seront avant tout néfastes dans la formation intellectuelle des élèves et ils doivent être révisés.
Une liste « Wanted »
Un tableau rassemblant les Insectes retenus par les auteurs d’ouvrages de technologie de menuiserie depuis 1947 fait apparaître la gêne et les références des auteurs face au problème des Insectes xylophages. Pour neuf ouvrages examinés, deux Insectes emportent la palme du plus grand nombre de citations : l’Horloge de la Mort et le Ciron. Ces deux Insectes, présents dans la littérature française depuis des siècles, semblent avoir frappé l’imagination des auteurs.
Une croyance populaire voulait que lorsqu’on entend la larve de « l’Horloge de la Mort » frapper de la tête contre le bois, provoquant un bruit rythmé, certainement impressionnant dans une demeure isolée, il y aurait un mort dans la nuit ! Le Ciron, quant à lui, était le plus petit Insecte connu. Au 17e siècle, quand on n’utilisait pas encore le microscope et que l’Entomologie était une science balbutiante, tout être vivant à peine visible à l’œil nu avait nom « Ciron ». Jupiter, ayant un jour ordonné à tout ce qui respire de venir à ses pieds émettre sans peur tout motif de mécontentement, La Fontaine nous apprend que :
« Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse. »
(La Fontaine, Fables : « La Besace »).
Retenu certainement en raison de sa morphologie spectaculaire qui l’a fait remarquer par les auteurs, le Lucane Cerf-volant est cité cinq fois. Pourtant, ce n’est en rien un Insecte économiquement nuisible et il est douteux qu’un menuisier en ait jamais trouvé la larve sous son rabot. Vivant dans les souches restées en terre, et devenu assez rare, ce bel Insecte doit être protégé et son développement favorisé par le maintien des souches en l’état et l’interdiction des feux de broussailles qui embrasent les campagnes et stérilisent les talus au printemps. Et que penser du maintien du Lucane Cerf-volant parmi les « nuisibles » dans le nouvel ouvrage de TRILLAT (1980) alors que, de plus en plus, des panneaux figurant les Insectes à protéger (parmi les quels se trouve le Lucane) se répandent dans les salles de classes ?
A côté de ces erreurs subsistent aussi des exposés obscurs. Par exemple, je n’ai pu identifier exactement la « Saperde chagrinée » de CATTON qui est vraisemblablement un Cérambycide du genre Saperda. Dans certaines régions, l’adjectif « chagrinée » s’appliquerait plutôt à Saperda carcharias qui est citée par ailleurs dans les ouvrages de RIOLLOT (1967) et TRILLAT (1972). De même, la nature exacte de « l’Abeille charpentière » donnée par TRILLAT et ses compères, dans la foulée de RIOLLOT, n’est pas évidente. RIOLLOT, qui a cité le premier cet Insecte, le donne comme un « Insecte Hyménoptère noir aux ailes violacées », ce qui correspond en gros à la description de Xylocopa violacea L. La figure 38 de l’ouvrage de TRILLAT (1972) évoque grossièrement X. violacea. En tout cas, cette « Abeille » doit être une bête redoutable si l’on en croit l’illustration impressionnante de TRILLAT... Encore plus terrible doit être son « Syrex » à trois paires d’ailes... Sans doute un nouvel Hyménoptère à géométrie variable...
Il s’avère urgent que les pages de ces ouvrages concernant les Insectes xylophages soient entièrement réécrites. Leur contenu anachronique est d’autant plus scandaleux qu’elles s’adressent aux apprentis des métiers du bois et aux professionnels qui sont les agents actifs d’une politique de gestion du patrimoine forestier.
Ils ont en conséquence un rôle non négligeable à jouer dans la défense de toutes les espèces et le maintien des biotopes. Mais ceci ne peut se concrétiser qu’à la suite d’une information pertinente en rupture avec les préjugés désastreux du passé.
Ouvrages de technologie de menuiserie consultés :
HEURTEMATTE (J.) - Cours de technologie du bois à l’usage des élèves de 2e années des Ecoles de l’Enseignement Technique, Tome I, Delagrave, édit., 1947.
CATTON (R.) - Manuel technique de l’apprenti menuisier, Suel, édit., 1955.
HEURTEMATTE (J.) et BAILLEUL (E.) - Technologie professionnelle générale du bois. Delagrave, édit., 1961.
RIOLLOT (C.) - Technologie générale du bois, Dunod, édit., 1967.
AUSSEUR (E.) - Manuel pratique du menuisier. Dunod, édit., 1970.
TRILLAT (H.) - Technologie générale et de spécialité menuiserie ébénisterie, Dunod, édit., 1972.
EULACIA, HEURTEMATTE et MERCIER. - Technologie de menuiserie du bâtiment, tome I, Delagrave, édit., 1974.
TRILLAT (R.), TRILLAT (H.) et AMPEAU (B.) - Technologie des métiers du bois, tome I, Dunod, édit., 1980.
– Le Bois - Technologie. Delachaux & Niestlé, édit. [Sans indication de nom d’auteur ni de date d’édition].