Les débats dans Phénix ouvrent de nombreuses pistes de réflexion, et c’est bien. Cependant, ils s’attardent fort peu sur la politique d’organisation, la conception des directions, les conditions de mise en œuvre d’une orientation. Or, dans le succès ou l’échec du NPA, ces questions sont essentielles. C’est donc sur elles que vont porter ces notes.
Il ne s’agit en effet que de notes rapidement écrites. Dès que je le pourrais, je reviendrai plus substantiellement sur cette matière dans une contribution que je prévois d’intituler « Changement de période, crise d’organisation et engagement militant ».
Le peu d’importance accordée à cet ensemble de question apparaît « en creux », dans la façon dont sont avancées diverses explications à la crise.
• La période à bon dos. Le NPA a été constitué dans un moment dynamique, d’optimisme des luttes. Peu après sa fondation, il s’est heurté à un relatif retournement de situation, les luttes, quelques soient leur ampleur, se terminant à de rares exceptions près sur des impasses. Bien entendu, cela nous aurait aidé de pouvoir surfer deux ans durant sur une période favorable, le temps de consolider la nouvelle organisation, de lui donner une identité collective. Mais l’hypothèse la plus favorable n’est jamais la plus probable. La « norme », c’est de construire dans la difficulté, pas la facilité.
Ni montée linéaire des luttes ni recul généralisé ; ni nous ne surfions sur la vague ni nous ne nous retrouvions le dos a mur. Il fallait avancer dans le ressac et la complexité, voire l’adversité, avec un tout jeune parti, profondément hétérogène. Dans de telles circonstances, la politique d’organisation, la qualité et l’engagement des directions deviennent des facteurs particulièrement cruciaux.
Se contenter d’invoquer la période pour expliquer notre crise, c’est faire preuve d’un spontanéisme saisissant, comme si l’organisation n’était que le reflet de l’état des luttes.
• La juste politique a bon dos. « Si nous avions eu la juste politique… ». L’exercice rétrospectif n’est jamais simple, car il faut restituer la situation passée dans toutes ses dimensions, y compris organisationnelles, ce qui n’est généralement que trop partiellement fait. Le NPA héritait des divisions propres à la LCR et de l’hétérogénéité des individus ou équipes militantes qui s’engageaient avec nous dans sa construction, de l’hétérogénéité aussi des milieux politiques et sociaux auxquels il s’adressait.
Nous commencions donc sous la menace d’une double hétérogénéité qu’il fallait transformer rapidement en diversité dynamique sous peine de paralysie politique. Or, une fois passé l’état de grâce consécutif à son lancement, l’hétérogénéité du NPA s’est manifestée en toute occasion, du débat sur les oppressions (suscitée par la candidature d’Ilham Moussaid dans le Vaucluse) aux élections régionales.
Quand l’organisation se divise sur chaque choix tactique (au sens noble du terme), il n’y a plus de « politique juste » possible puisqu’aucune politique ne peut être mise en œuvre par l’essentiel de l’organisation – et la « politique juste » devient avant tout l’objet de luttes internes à l’organisation.
Le lancement du NPA devait sous peine d’échec être l’occasion de dépasser les divisions internes à l’ancienne LCR ; et de dépasser aussi les particularismes des équipes militantes locales et des parcours propres aux nouveaux membres. Mais, encore une fois, on ne pouvait s’en remettre à la spontanéité pour faire du NPA un creuset. L’entreprise était pour le moins complexe.
• Les soixante-huitards ont bon dos. Faire du NPA un creuset était d’autant plus complexe que nous initions un processus de construction sans précédent, que nous devions dans une large mesure « piloter à vue », pour percevoir les problèmes aussi tôt que possible et trouver des réponses. … Vu l’ambition du projet, ses inévitables imprévus, la complexité du moment politique, l’hétérogénéité de l’organisation, la mosaïque de cas particuliers qu’elle incluait, le manque d’expérience d’un grand nombre de ses membres – et l’expérience datée de bien d’autres – la responsabilité de la direction qui avait initié le processus (ce qui fut son grand mérite !) était considérable. D’autant plus que le temps était chichement compté.
Etait-il possible de constituer une direction nationale suffisamment disponible, réactive et intégrative sans, au moins, une petite équipe mobilisée à 100% – ce qui signifie des permanent.e.s à plein temps ? Je ne crois pas. Pourtant, cette question fut d’emblée écartée, comme si elle relevait d’un autre temps – du « modèle » organisationnel des années 60-70. Deux questions bien distinctes ont été mêlées pour justifier ce rejet : celle des permanents « à vie » (que nous n’avons jamais souhaité, même si de fil en aiguille certains, comme moi, le sont devenus) ; et celle des permanents à plein temps, pour une durée déterminée.
• Pas d’équipe permanente. Les seuls permanents de direction à temps plein étaient ceux dont le NPA avait hérités de la LCR, tous en fin de « carrière » – bientôt ou déjà retraités. Aucun des (presque) quarantenaires ne l’est devenu, alors que, véritablement, c’est leur temps. Quand le camarade qui faisait le secrétariat de direction est décédé, le poste est resté vacant. Un système de permanentariat partiel (deux jours par semaine) était censé suffire. Signalons en passant que ce système introduit de fait une sélection sociale que le permanentariat à plein temps permet de combattre. Rares sont en effet les professions où il est possible de prendre son lundi-mardi et d’être encore présent épisodiquement le reste de la semaine – il s’agit surtout d’enseignants.
La politique du permanentariat partiel est, paraît-il, adaptée à l’ère du téléphone portable. Pour l’anecdote significative, elle signifiait qu’il n’y avait souvent pas de responsable politique pour répondre aux coups de téléphone passés au local national. Il arrivait alors à un retraité de le faire, sans en avoir la « légitimité » politique. Mais était-ce sa faute ? Plus généralement, les portables favorisent les liens entre proches (qui deviennent facilement en politique des « cercles familiaux » ou des « cliques »), mais pas les échanges nécessaires à la formation d’une équipe et à la collectivisation des connaissances et de l’analyse.
• Une question politique. La question que je soulève est politique. Il ne s’agit pour moi ni d’un jugement moral ni de juger les individus (que les camarades concernés l’entendent bien). Devenir permanent de direction à temps plein est un saut, qui implique notamment rupture de continuité d’emploi (ce n’est pas forcément aussi vrai pour des permanents politiques attachés à d’autres tâches : imprimerie, presse… où les qualifications acquises peuvent être reconduites dans un autre emploi). Je suis parfaitement conscient que ce « saut » est plus difficile à accomplir quand on approche la quarantaine, qu’une « carrière » est engagée et que l’on a des enfants – que quand on avait 22 balais en 1968 et que le soleil rouge de la révolution brillait à l’horizon. Rappelons cependant que cet engagement, comme permanent ou sous d’autres formes, nous avons dû le répéter même après avoir pris de l’âge…
Que le « saut » soit difficile ne change malheureusement rien à l’affaire. Même si l’on y consacre l’essentiel de son temps libre, on ne peut pas être disponible à 100% quand on travaille par ailleurs. Or, le jeune NPA avait absolument besoin pour prendre forme d’une équipe de direction pleinement disponible. La direction « large » du NPA elle-même avait besoin de ce « noyau » opérationnel pour fonctionner collectivement.
L’existence d’une telle équipe de direction n’était certainement pas une condition suffisante à la réussite de notre projet. Mais c’en était non moins certainement une condition nécessaire.
• L’épreuve de l’expérience. La direction du NPA a fait ce qu’elle a pu ? Certes, mais ce ne fut pas assez. Moins d’initiatives de mobilisation, de campagnes, que du temps de la LCR. Pas de conférences d’organisations pour échanger sur les expériences de construction de collectifs ou sur la politique de constitution de directions à tous les échelons. Aucune impulsion donnée à la commission programme. Polarisation toujours plus grande autour du seul terrain électoral. Incapacité à maîtriser l’entrée de groupes constitués dont l’adhésion politique au projet du NPA n’allait pas de soi. Manque de réactivité face aux crises annoncées…
Là encore, la critique n’est pas morale ou ne porte pas sur les individus. Vu le système de direction mis en place, il était tout simplement impossible de répondre aux besoins. Le résultat des courses, c’est que la possibilité de faire du lancement du NPA un creuset permettant de dépasser les fractures antérieures ou l’hétérogénéité nouvelle a été perdue ; et que nous traversons aujourd’hui l’une des pires crises de direction qui puissent être.
Question expérience, je ne connais pas une organisation qui ait l’envergure, l’ambition et l’éventail de responsabilités du NPA qui fonctionne sans un seul permanent de direction. Si elle existe avec succès, il serait effectivement intéressant de savoir ce qu’elle a su faire mieux que nous.
• Culture d’organisation. Loin d’être « administratives », les questions d’organisation – et la « culture d’organisation » – pour des partis comme le nôtre sont éminemment politiques. J’y reviendrai dans un prochain texte, y compris en reprenant plus largement le problème du permanentariat qui illustre comment peuvent être imperceptiblement érodés les piliers d’une conception « fondatrice » – en l’occurrence la grille de salaire unique, le fait de traiter comme « politique » tous les postes de travail et l’alignement sur un salaire « moyen ».
C’est au travers de la crise actuelle que je réalise l’ampleur des questions qui se posent. J’ai en effet été versé à des activités internationales pendant une vingtaine d’années (1973-1993), puis investit plus de cinq au Parlement européen, quand la LCR a eu ses deux député.e.s. Cela veut dire que je n’ai pas vécu directement l’évolution de l’organisation pendant une longue période. Au point que je ne comprends absolument pas certains épisodes bizarroïdes qu’a traversés la LCR (et que personne n’a réussi à m’expliquer…). Je ne peux donc pas analyser le cheminement qui nous a conduits où on en est. En revanche, ayant un regard extérieur, il y a peut-être des problèmes qui m’apparaissent avec plus d’évidence qu’à d’autres. Par exemple, à quel point une bulle de direction s’est constituée où trop de choses se négociaient en famille (déchirée).
On peut me répondre en changeant de sujet, pour souligner l’importance d’autres facteurs, depuis la longue période de non-actualité de la révolution en Europe jusqu’à la façon dont les générations militantes actuelles perçoivent l’engagement politique, en passant par la crise de perspectives socialistes. J’en suis d’accord et j’en rajoute autant que vous voulez. On a voulu, par exemple, incorporer au NPA le meilleur des diverses traditions anticapitalistes (libertaires, écologie sociale, etc.) – reste évidemment à définir le « meilleur ». Mais cet objectif suppose que lesdites traditions (passées) existent dans la société présente de façon dynamique (et non portée seulement pas des individus ou petits groupes). Pour nombre d’entre elles, cela n’a rien d’évident : à quelles sources « traditionnelles » peut-on donc s’abreuver ?
Mais plus on souligne l’ampleur des difficultés liées à la période, aux consciences, aux rapports de force, et plus la qualité et l’adéquation de l’organisation prend de l’importance. Et ce d’autant plus que les lendemains qui s’annoncent ne sont pas tendres.
• Une question pour demain. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale (ou un peu plus tard pour certains pays), une crise majeure de régression (voire de décomposition) sociale est engagée. C’est de là qu’il faut partir, si l’on veut cerner ce qu’il y a véritablement de neuf et à quelles tâches l’on doit se préparer. Je le souligne, parce que dans sa dernière contribution, la plupart des « nouveaux » problèmes qu’énumère Pierre-François Grond sont nouveaux depuis… 20 ou 30 ans. On a beaucoup travaillé sur la crise écologique globale, la mondialisation, les implications de l’implosion de l’URSS, les nouvelles guerres, etc. Cela reste inachevé, discutable, inégalement collectivisé ? Certes. Mais repartons alors de ce que nous avons déjà élaboré – et des lignes de clivages analytiques et politiques qui sont apparues dans la vie réelle (et pas inventées) avec les « réformistes », pour reprendre le terme utilisé par PF, ou les antilibéraux pas anticapitalistes.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que l’héritage des décennies passées est inadéquat par rapport à la période nouvelle – il est en quelque sorte inadéquat « par définition », car nos générations n’ont eu aucune expérience comparable à ce qui nous attend (ou ce qui est réalité présente en Grèce). Ceci concerne toutes les organisations, et pas seulement les « anticapitalistes » ou « révolutionnaires ». Par exemple, nous ne savons pas organiser les secteurs ou les territoires précarisés – dont l’importance ne cesse de croître –, et nous n’avons pas de points d’appui significatifs pour ce faire. Le problème est tel que les organisations de chômeurs, pleines de vitalités dans les années 90, sont atones alors que la précarité explose.
De même, le Forum social européen (faute de radicalité) n’est plus que l’ombre de lui-même à l’heure de la crise de l’Union européenne. De même encore, les directions syndicales majoritaires n’ont ni su ni voulu assumer l’épreuve de force avec une bourgeoisie revancharde.
D’accord pour dire que nous sommes dans un moment de reconstruction (y compris de la gauche radicale). Mais la reconstruction est une bataille et pas un cercle de réflexion où nous irions, comme à un diner de galas, débattre en gants blancs avec les « réformistes », ou la gauche institutionnelle.
Malheureusement, nous ne sommes ni en ordre de bataille ni en ordre de travail. Car sur bien des questions, nous ne savons pas que faire (comment aider à l’organisation des secteurs et territoires précarisés ?). Car notre organisation (si ce n’est nos organisations…) n’est pas positionnée pour remplir les tâches de demain.
Ainsi, la question abordée ci-dessus de l’engagement de direction va se poser de façon récurrente dans la période qui vient, car la lutte de classe menée par les bourgeoisies européennes va se durcir. L’engagement anticapitaliste, révolutionnaire, va être beaucoup plus couteux socialement demain qu’il ne l’a été hier (il devient déjà plus couteux pour les cadres radicaux des mouvements sociaux, même si les directions de la gauche radicale politique ne sont pas encore ciblées).
Il faut donc jeter un regard critique sur notre propre héritage. Plus tellement sur l’héritage des années 1960-1970 (il est si lointain…), mais surtout sur celui des années 1980-2000. Ma génération militante a dû faire son introspection critique-autocritique (avec plus ou moins de bonheur) dans la seconde moitié des années 70, pour apprendre à construire dans la durée. C’est au tour de la génération suivante de devoir la faire, pour se préparer à des temps plus difficiles. Si, à l’occasion de la crise de fondation du NPA, elle n’est pas capable de se poser des questions aussi simples que celles que j’ai mentionnées ici en matière de direction, j’ai peur qu’elle ne le fasse jamais.
Je sais qu’écrivant ainsi, je risque de passer pour un vieux con. Encore une fois, ce n’est pas une question de jugement moral, mais de nécessité politique. Quand il y a de tels changements de période, il y a nécessairement crise du système d’organisation, du dispositif d’implantation sociale et de la culture politique existants.
Qui lira ce texte comprendra, j’espère, qu’il ne s’agit pas de régler le compte d’une tendance, d’un bloc, du NPA. Je porte un regard critique sur l’évolution collective d’une direction, tous courants confondus. Je souligne l’importance de questions nouvelles pour lesquelles cette fois-ci, effectivement, nul n’a les réponses. Des réponses que l’on ne peut trouver qu’en interaction avec d’autres, car il faut les chercher dans l’expérience sociale présente. Mais à cette occasion, il faut aussi reconstituer le fil d’une pensée sur bien des terrains – et en particulier sur le terrain de la politique d’organisation.
Sinon, ce que l’on risque, c’est bien pire qu’une division : une fragmentation. Une fragmentation qui touchera les courants qui rejoignent désarmés le front de gauche, sans horizon, sans rapport de forces et sans ossature. Une fragmentation qui touchera les courants qui, par peur du risque encouru, se replieront sur une rigueur impotente.
Pierre Rousset