Jean-Claude Vessillier – Quelles sont les origines du parcours de Ben Bella ?
Clara et Henri Benoits – Après la féroce répression qui a suivi la manifestation à Sétif, le 8 mai 1945, où le drapeau du PPA/MTLD [1] a été brandi, les illusions sur l’obtention pacifique de l’indépendance octroyée par la France disparaissent. C’est le vrai point de départ de la décision de lutte armée, avec la création d’une organisation spéciale, l’OS, où s’illustrèrent Aït Ahmed et Ben Bella, les mêmes que l’on retrouve dans « l’Appel des neuf » à l’insurrection du 1er novembre 1954.
L’emprisonnement, à la suite du scandaleux et imbécile détournement pirate en 1956 de l’avion des leaders historiques du FLN, les éloigne de la direction effective, tout en renforçant leur légitimité auprès du peuple algérien au fur et à mesure de la conquête sur le terrain de l’hégémonie par le FLN.
Comment sous Ben Bella, premier président d’une Algérie indépendante, l’autogestion s’est-elle développée ?
À l’indépendance, le FLN n’a pas en son sein une direction incontestée. Des affrontements militarisés internes, qui commencent dès la signature des accords d’Evian, Ben Bella sort vainqueur, à l’été 1962, au prix d’une alliance avec l’armée des frontières de Boumedienne.
L’indépendance de l’Algérie, un des grands épisodes de la révolution coloniale, a eu un retentissement mondial et Ben Bella en a été un des symboles. On peut illustrer son « populisme » par ses propos : « L’Algérie ne veut plus voir des yaoulebs, des gamins, à genoux pour cirer les chaussures des clients ».
Le départ massif des Européens et les destructions perpétrées par l’OAS laissaient l’Algérie exsangue. Tout était à reconstruire. On peut mettre à l’actif du gouvernement de Ben Bella d’avoir choisi Pablo Raptis, l’un des dirigeants de la IVe Internationale à ce moment, comme conseiller pour s’attaquer à la question des biens vacants des ex-colons. Les décrets de mars 1963 ont ainsi défini les formes et fonctions précises des organismes d’autogestion : assemblée générale des travailleurs, conseil ouvrier, comité de gestion, directeur.
Pour notre part, en 1963, nous en rencontrâmes la réalité, ses difficultés et ses promesses en visitant le comité de gestion de l’ex-domaine de Borgeaud, ce colon notoire. Le coup d’État de Boumedienne en juin 1965 eut à cet égard un contenu social réactionnaire clair : les biens vacants sont passés en fait sous le contrôle de l’armée qui a pris en main tous les leviers de la société algérienne au profit de ce qui allait devenir une caste s’enrichissant sur le dos de la population.
Quel sens donner au combat anti-impérialiste de Ben Bella ?
L’Algérie, pendant la présidence de Ben Bella, était un haut lieu du tiers monde anti-impérialiste. Che Guevara y fut accueilli. Rencontrant Ben Bella chez son avocate après ses dix-sept ans d’emprisonnement, nous assistâmes à un dialogue avec Daniel Guérin, surpris par la chaleur des relations entretenues avec ce vieux militant libertaire et anticolonialiste. Nous y apprîmes aussi que l’Algérie avait fait parvenir discrètement des armes à la jeune révolution cubaine.
Dans les années 1980, lors de la création de l’éphémère Mouvement démocratique algérien, il me fut demandé de prendre la responsabilité juridique de son organe El Badil. Rencontrant Ben Bella en Suisse et lui rappelant la campagne du million d’arbres plantés contre la progression du désert, « mon regret, nous dit-il, est que leur entretien fut confié à l’armée et non à la population ». Jugement peut-être naïf mais bien représentatif du personnage.
Tout au long de son histoire politique, Ben Bella s’est considéré comme partie prenante du mouvement anti-impérialiste dépassant les contours du territoire algérien et de la révolution arabe des années 1960. Lors de son retour en Algérie en 1990, il a tenu à être accompagné de militants anti-impérialistes de plusieurs continents. Clara et moi eûmes l’honneur de faire partie de ce voyage, en compagnie notamment des avocats français du FLN et d’Otelo de Carvalho, l’un des responsables de la révolution des œillets au Portugal.
L’amnésie et l’oubli des espoirs d’après l’indépendance doivent être combattus ; mais il convient aussi de refuser l’histoire momifiée.
Place à l’histoire critique de la révolution coloniale !
Propos recueillis par Jean-Claude Vessillier