La mise en examen début avril d’un ancien responsable du ministère du Travail, chargé de 1982 à 1994 des substances cancérogènes et notamment de l’amiante, sonne comme un rappel à l’ordre de l’État et de ses représentants : il va falloir s’expliquer sur les décennies pendant lesquelles l’État a permis à des milliers de travailleurs de respirer des fibres dont la toxicité était pourtant connue depuis... le début du xxe siècle. La proximité de certains cadres du ministère avec le lobby des industriels du secteur a fait s’interroger le CPA (comité permanent amiante) : l’intégrité physique des travailleurs aurait-elle été sacrifiée sur l’autel des intérêts économiques d’un petit nombre d’influents industriels ?
Et si depuis 1996 l’utilisation de l’amiante a fini par être interdite, ce produit est devenu une nouvelle manne financière pour les entreprises du bâtiment grâce aux opérations de désamiantage, extrêmement coûteuses, des bâtiments floqués massivement à la fibre cancérogène. Des normes réglementaires instaurant des prescriptions techniques assez contraignantes ont été établies à l’époque mais celles-ci se sont avérées assez rapidement inadaptées voire insuffisantes pour protéger efficacement les travailleurs. Par exemple, il est apparu que la distinction entre amiante friable et non friable, jugée moins dangereuse et dont le retrait requérait moins de précautions, n’était pas pertinente. Or, malgré les nombreuses observations de l’inspection du travail demandant son abolition, cette dualité existe encore à ce jour.
Le malaise s’est accru lorsqu’en 2009, une étude de l’Affset (Agence française de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail), devenue Anses, a révélé que les fibres fines d’amiante, non décomptées dans les mesurages des niveaux d’empoussièrement, étaient également cancérogènes et n’excluait pas la toxicité des fibres courtes, sans pouvoir l’affirmer à ce jour. En clair, l’exposition des travailleurs est donc totalement sous-évaluée puisque seules les fibres d’un certain diamètre et longueur sont mesurées afin de déterminer si la valeur limite d’exposition professionnelle est atteinte (fixée actuellement à 100 fibres par litre), excluant la majorité des fibres composant un matériau amianté.
Au vu de ces résultats, l’Affset recommande de mettre en place de nouvelles techniques de mesurages, permettant de décompter toutes les fibres et d’abaisser la valeur limite d’exposition à 10 fibres par litres.
Les textes ne sont pas modifiés pour autant et le ministère du Travail lance une campagne de mesurages sur le terrain dont les résultats, rendus publics en septembre 2011, soit deux ans après les préconisations de l’Affset, mettent en exergue des niveaux d’empoussièrement sur certaines opérations d’une telle ampleur que le niveau de filtration des équipements de protection individuelle ne peut plus protéger les travailleurs.
Mais là encore, malgré ces résultats alarmants pour l’intégrité physique des travailleurs de l’amiante, les notes de service adressées aux agents de l’inspection du travail indiquent que la valeur limite recommandée ne sera pas appliquée avant 2015 et que les fibres courtes ne seront pas décomptées dans la nouvelle réglementation attendue à la fin de ce semestre. Elles interdisent même aux inspecteurs et contrôleurs d’exiger des employeurs le respect des recommandations de l’Affset ! Ces notes interpellent : pourquoi attendre 2015 et mettre en péril la santé des travailleurs ? La réponse de Jean-Denis Combrexelle, directeur général du Travail, est édifiante : « parce que les entreprises ne sont pas prêtes ». Il est vrai que la mise en œuvre immédiate des recommandations interdirait de fait la poursuite d’un certain nombre d’opérations, aucune technique ne permettant de protéger efficacement les travailleurs...
Un moratoire doit être ordonné sur ces opérations et les mesures de prévention les plus protectrices mises en œuvre. Pour éviter un nouveau scandale de l’amiante... dans 40 ans.
Sophie Salmon