À 14h, le 22 avril 2012, les cloches de 1200 églises au Québec ont résonné. Puis, perchés au sommet d’une scène au bout de la Place des Festivals, Fred Pellerin, Marina Orsini et Dominic Champagne ont martelé : « Nous, hommes, femmes et enfants de bonne volonté, nous nous rassemblons pour dire au monde que nous avons à cœur la terre riche, généreuse et fragile que nous habitons. Et la défense du bien commun en ce pays ! » Puis un grand tonnerre a résonné, le grand exutoire tant attendu, la libération, 300 000 personnes qui reprennent la parole. Dans ce pays où il faut 300 000 personnes pour faire contrepoids à quelques dizaines de lobbyistes, le tocsin a sonné. L’heure du grand réveil est arrivée.
Depuis des années — est-ce dix, quinze ou vingt ans ? On ne s’en souvient même plus — les gens ont perdu l’espoir de pouvoir décider ensemble de leur avenir, de celui de leurs enfants. Depuis des années, la croissance économique à tout prix nous est assénée comme un culte, une fatalité. La qualité de vie a fait place au culte de la croissance. Plus de choix possible. Chacun porte sa désillusion. Puis nous avons compris que nous ne serions plus seuls le 22 avril. Nous sommes venus de partout en famille, entre amis, le regard plein d’espoir et de fierté. Les autobus ont convergé sur Montréal en provenance de 50 villes du Québec. Nous avons pris la ville, puis nous avons étreint la montagne, notre montagne. Notre pays.
Quarante femmes innues, qui savent ce que signifie le mot dépossession, ont ouvert la marche, et terminé avec nous un périple de mille kilomètres. Mille kilomètres pour faire retentir un NON à ceux qui leur font la sourde oreille. Elles ont finalement été entendues. Puis, derrière elles, un grand mouvement s’est mis en marche. « Je vous entends passer comme glace en débâcle », a dit Gilles Vigneault, notre patriarche en récitant « Les gens de mon pays ». Nous nous sommes entendus parler de liberté. J’ai vu la débâcle passer pendant trois heures. L’heure du grand dégel, de la grande inondation est venue.
Puis, celui qui a entraîné le Québec entier dans son rêve éveillé, Dominic Champagne, nous a offert le plus grand arbre fraternel de l’histoire de cette planète. Là où Frédéric Back avait planté un chêne quelques minutes plus tôt, nous avons fait croître une mosaïque humaine d’une telle beauté qu’elle a fait le tour du monde. Quelqu’un doute-t-il encore que les artistes créent le monde ? Mais cet arbre est d’abord et avant tout le symbole de notre engagement citoyen. C’est une véritable armée de l’espoir qui a remonté l’avenue du Parc, dans ce grand désordre discipliné qui est le nôtre.
Pendant que cet arbre surgissait d’un immense flot humain, on lisait des extraits de mon livre, « Une voix pour la Terre » (Les Éditions du Boréal), sur la place des festivals qui voyait défiler une colonne humaine ininterrompue dont on ne pouvait voir l’extrémité. Des porte-voix, on pouvait entendre : il nous faut retrouver le sens de l’indignation, la capacité de nous élever devant l’injustice. Reprendre l’espace qui a été dérobé au citoyen. L’érosion de la démocratie, l’appauvrissement collectif et la destruction des écosystèmes de la planète vont de pair. Partout le pouvoir des citoyens s’effrite, leur endettement augmente. Les lobbys ont pris le contrôle de nos institutions. Le cynisme ambiant, compréhensible, leur facilite la tâche et contribue à notre asservissement. Si nous pouvons nous offrir un arbre fait de 300 000 personnes, nous pouvons certainement changer la trajectoire de ce pays. Le jeune Émilien Néron, 13 ans, a trouvé la formule qui résume à elle seule notre force collective : « je rêve, tu rêves, il rêve, nous rêvolutions ».
Puis j’ai rejoint la scène pour me trouver seul, face à cette mer colorée, pacifique et déterminée, dans sa puissance tranquille. J’avais devant moi 300 000 personnes, mais nous ne faisions qu’une voix. Celle de la révolte, de l’indignation, de l’espoir pour nos enfants. Albert Camus a écrit : « je me révolte, donc nous sommes ». Dans un autre registre, Mohammed Ali a simplement dit : « Me, we ». Et j’ai soudain entendu, au loin, l’écho de ma voix : « Nous sommes 300 000 personnes à être sortis dans la rue. Aujourd’hui, nous reprenons nos droits. Et nous ne rentrerons plus ! »
Le chemin a été long. Le rêve est devenu réalité.
Le grand réveil a sonné.
Karel Mayrand, directeur général pour le Québec de la Fondation David Suzuki