Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, pays meurtri par une guerre qui entre 1992 et début 1996 a fait environ 100 000 morts (on ne dispose pas de chiffres définitifs), a certes retrouvé des couleurs, mais la situation sociale est dramatique. Un chiffre résume la situation : le taux de chômage atteint 45%. Le pays qui compte environ 4,5 millions d’habitants est divisé en deux entités entre lesquelles subsistent de multiples tensions : la Fédération croato-bosniaque (51 % du territoire, 65 % de la population, capitale Sarajevo) et la République serbe de Bosnie (49 % du territoire, 35 % de la population, capitale Banja Luka). A l’échelle du pays, il y aurait 48% de Bosniaques (appelés Musulmans durant les décennies 1970 à 2000), 37% de Serbes (en majorité chrétiens orthodoxes) et 14% de Croates (en majorité catholiques) [1]. Environ 10.000 habitants de Sarajevo ont perdu la vie pendant la guerre, dont 1.500 enfants. Le siège de Sarajevo a duré du 5 avril 1992 jusqu’au 29 février 1996 [2].
Un des catalyseurs de l’implosion de la Yougoslavie au début des années 1990 fut le poids de la dette publique héritée d’une politique de réformes néolibérales menées au cours des années 1980. Les dirigeants des anciennes républiques les plus riches (Croatie et Slovénie), en poussant à la séparation, ont considéré que l’indépendance leur permettrait de faire plus facilement face au remboursement de la dette (qui a été répartie entre les six républiques de l’ex-fédération yougoslave) en se débarrassant du boulet constitué à leurs yeux par les républiques les moins bien nanties (Bosnie, Macédoine, Serbie, Monténégro). Cela a provoqué une série de réactions en chaîne dans laquelle les nationalismes les plus exacerbés se sont exprimés. La Bosnie-Herzégovine, qui constituait en soi une petite Yougoslavie vu son caractère hautement multiethnique, a été prise dans la spirale d’une guerre où les actes de barbarie contre la population civile se sont multipliés. Le massacre de 8 000 Bosniaques à Srebrenica en juillet 1995 en a constitué l’exemple le plus dramatique. Ce massacre à caractère génocidaire a été perpétré par des unités de l’Armée de la République serbe de Bosnie sous le commandement du général Ratko Mladić, appuyées par une unité paramilitaire venue de Serbie. Les forces de l’ONU présentes sur place ont laissé faire. C’est une des raisons pour lesquelles l’ONU est si discréditée aux yeux de la population bosniaque.
De retour à Sarajevo après 18 ans
C’est la deuxième fois que je visite cette ville. La première fois, c’était en février 1994, en pleine guerre. Avec deux voitures, nous étions partis de Belgique en délégation (plusieurs d’entre nous faisions partie de l’association Socialisme sans frontière et de l’initiative « Aide ouvrière internationale pour la Bosnie ») afin d’exprimer notre solidarité avec la résistance multiethnique à la guerre qui ravageait l’ex-Yougoslavie et en particulier la Bosnie Herzégovine. Cette fois-là, notre petite délégation n’était arrivée que dans la banlieue de Sarajevo, qui ressemblait à une ville fantôme tant les bâtiments étaient endommagés et la vie sociale réduite à très peu : aucun café ouvert, deux ou trois commerces de biens de première nécessité et le bruit intermittent de tirs d’obus et des rafales de mitraillette. Les rapports officiels indiquent une moyenne d’environ 329 impacts d’obus par jour pendant le siège.
Dix-huit ans plus tard, le choc est brutal pour moi. Certes des centaines (voire des milliers) de bâtiments portent les stigmates de la guerre, mais il est indéniable que le centre historique donne l’impression d’une relative prospérité. Des centaines d’échoppes d’artisanat et de restaurants proposant la cuisine locale constituent une zone d’animation permanente. Il y a une certaine légèreté et tranquillité dans l’air. Les nombreuses terrasses de café sont largement occupées. Je découvre la richesse culturelle de cette ville que je n’avais fait qu’imaginer en 1994.
A Sarajevo, le mélange et la coexistence des cultures sont évidents. Aujourd’hui, dans un périmètre d’un kilomètre, on trouve plusieurs superbes mosquées datant du 16e ou du 17e siècle, une des trois plus grandes synagogues d’Europe (une partie importante de la communauté juive expulsée par les rois catholiques d’Espagne lors de la Reconquista du 15e siècle trouva refuge dans cette grande ville principalement musulmane [3]), des églises catholiques, orthodoxes et évangéliques. Capitale de la province ottomane la plus occidentale en Europe, Sarajevo au 17e siècle figurait parmi les grandes villes européennes avec 80 000 habitants (grosso modo comme à Gênes, Florence, Bruxelles ou Anvers ; près du double de la population de Bordeaux, de Barcelone ou de Cologne).
Un pays largement sous tutelle des institutions internationales
Depuis la fin de la guerre en 1995, le pays est largement sous tutelle des institutions internationales. Les accords de Dayton (Etats-Unis) signés en décembre 1995 avaient notamment décrété que le directeur de la banque centrale de Bosnie Herzégovine ne serait pas un ressortissant bosniaque ! La Banque mondiale et le FMI ont installé leurs quartiers dans le pays, ainsi que des troupes étrangères chargées de veiller au respect des accords de paix entre République serbe de Bosnie et Fédération croato-bosniaque (il y a eu en 1995-1996 jusqu’à 60 000 militaires étrangers en Bosnie sous commandement de l’OTAN, aujourd’hui il subsiste un contingent de 1300 militaires sous commandement européen [4]). Le pays a été soumis a dix-sept années de politiques néolibérales renforcées et, comme indiqué en début d’article, le résultat est dramatique : en février 2012, selon l’agence officielle pour l’emploi, 44,2% de la population active sont sans emploi, contre 35% en 2000 [5].
A part la distribution d’eau, l’électricité, les transports en commun et les télécoms, presque toutes les entreprises publiques ont été privatisées et, dans bien des cas, démantelées par leurs nouveaux acquéreurs qui ont revendu les équipements et mis fin aux activités. Sont omniprésentes dans Sarajevo les agences bancaires des deux plus grandes banques italiennes, Intesa San Paolo et Unicredit, et les banques autrichiennes et allemandes. Il faut aussi prendre en compte les investissements des pays de la péninsule arabique et d’autres pays arabes dans la finance et l’hôtellerie. L’hypertrophie du secteur financier cohabite avec un sous-investissement manifeste dans le secteur productif.
Le FMI à l’œuvre
Alors que se déroulait la première « Antifest » à Sarajevo, on annonçait l’arrivée dans le pays d’une nouvelle mission du FMI qui va finaliser les conditions fixées à l’octroi d’un nouveau prêt destiné à rembourser les emprunts antérieurs et à poursuivre les politiques létales inspirées du néolibéralisme. Le FMI met sous pression les autorités bosniaques afin qu’elles réduisent les salaires et l’emploi dans le secteur public, qu’elles diminuent les indemnités perçues par les victimes de la guerre, revoient à la baisse les retraites et rendent plus difficiles les conditions d’accès à la pension, donnent un coup de rabot radical dans les dépenses de santé publique (qui est encore gratuite malgré quinze ans de pressions exercées par de la Banque mondiale et le FMI).
L’Antifest fait renaître l’espoir
Le programme de l’Antifest qui s’est déroulée du 13 au 20 mai 2012 comprenait un volet culturel (des concerts de musique qui ont réuni entre 100 et 300 personnes selon les cas) et des conférences politiques. Entre 50 et 90 personnes, jeunes pour la plupart, ont participé à chacune des 11 conférences. Parmi les thèmes traités : « L’Ecosocialisme », « Les Crises en Grèce », « Les crises dans l’UE », « Les réponses à donner à la crise de l’UE » [6]) qui a été traduit en serbe et en croate., « De quel type de féminisme a-t-on réellement besoin en Bosnie ? », « Rosa Luxembourg et Mère Teresa : la confusion idéologique », « Les perspectives de la démocratie directe dans l’Europe du Sud-Est »… L’Antifest était organisée par une jeune association politique appelée Organisation Unitaire pour le Socialisme et la Démocratie (qui regroupent des activistes de sensibilités idéologiques différentes), elle avait le soutien de la Fondation Rosa Luxembourg et collaborait activement avec le Subversive Festival de Zagreb [7]. Les thèmes abordés ont largement couvert les principaux problèmes que se pose une frange de jeunes qui veulent une alternative radicale au système capitaliste et patriarcal. Décidément, après le succès remarqué du Subversive Festival de Zagreb, de nouvelles forces de changement sont à l’œuvre dans cette partie des Balkans.
Eric Toussaint