Le multilinguisme du Maroc est vendu sur le papier comme une richesse. Pourtant, dans la réalité de tous les jours, il est surtout à l’origine d’un sentiment de supériorité ou d’infériorité. C’est à y perdre son latin.
Cela se passe à Rabat lors d’un atelier organisé par l’Union européenne à l’attention des journalistes. Deux d’entre eux quittent furtivement la salle où le débat était exclusivement en français. Ils comprenaient ce qui se disait, mais étaient incapables d’intervenir dans la langue de Molière. Ils en avaient presque honte et ils sont loin d’être les seuls. Un ancien ministre du gouvernement Jettou s’est inscrit à des cours du soir de français pour épouser la vague. Ses amis lui avaient dit que pour faire bonne figure, il fallait parler cette langue ou subir le mépris des autres.
Sur le marché du travail, en particulier dans le secteur privé, ne pas maîtriser le français est un sérieux handicap quand on cherche un emploi. Dans le rapport écrit à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Maroc, le sociologue et linguiste Ahmed Boukous explique que, pour beaucoup, “le français est perçu comme la langue de la modernité”, ajoutant qu’il est “le moyen de communication de prédilection dans le secteur des services et dans les médias”. Et même si cette langue n’est pas nécessaire pour certains jobs, elle est souvent exigée car elle sert de tamis social. Parler couramment français laisse entendre à l’autre qu’on est issu d’une classe sociale plutôt aisée, voire dominante, car sa maîtrise suppose généralement d’avoir été scolarisé dans des écoles privées ou à la mission française.
La foire aux préjugés
Mais à mépris, mépris et demi. C’est ainsi que, pour d’autres Marocains, prévaut avant tout l’arabe classique, la langue sacrée du Coran, quand on veut faire bonne impression. Et les francophones, prompts à regarder de haut les arabophones purs, sont taxés de tous les maux : acculturés, déracinés, voire membres de ce que certains appellent carrément “hizb França” (le parti de la France, littéralement).
Au milieu de cette foire aux préjugés, les plus complexés sont ceux qui ne maîtrisent ni l’une ni l’autre langue. Cette 3e9da linguistique a été notamment scannée par la chercheuse Soraya Oulad Benchiba, chargée d’études auprès de l’Institut Amadeus, qui affirme que l’une des “calamités de notre système d’éducation est de produire de ‘mauvais arabisants’ et de ‘mauvais francisants’ à l’issue des études secondaires”. La diversité des langues pratiquées au Maroc “pose de redoutables problèmes en ce qui concerne l’enseignement et, plus généralement, l’acquisition du savoir”, surenchérit l’écrivain Fouad Laroui dans son essai Le drame linguistique marocain. C’est ainsi qu’une grande majorité parlant mal le français et l’arabe sont considérés comme des parias aussi bien par les bons francophones que par les bons arabophones.
Cacophonie générale
Au-delà de cette ligne de clivage entre français et arabe, le Maroc et sa diversité linguistique regorgent de préjugés sur la langue pratiquée par chacun. Dans le Rif, parfois, on refuse tout simplement de vous parler dans une langue autre que le rifain, et vous ne saisirez rien même si vous maîtrisez l’une des deux autres variantes de l’amazigh. Au Sahara, vous êtes surnommé “chlihate” si vous ne parlez pas la hassania. Dans les villes du Souss, vous héritez du sobriquet d’“iziker” (ficelle) si vous ne comprenez rien à la langue amazighe. Et, enfin, à Casablanca ou Rabat, vous êtes “guerbouz” si vous parlez amazigh. Cela se complique davantage au nord, où la darija est mixée à la langue espagnole. à Larache, si vous demandez un robinet à un quincailler, il écarquillera les yeux. Il faut plutôt dire “sabila” ! C’est simple et, selon les cas, une personne est valorisée selon qu’elle parle ou non telle langue ou tel dialecte. Vous serez royalement traité dans un restaurant, à Agadir par exemple, si vous vous adressez au serveur en amazigh ou en français. Dans le Moyen-Atlas, vous êtes “winnakh” (des nôtres) si vous êtes amazighophone.
Avec un multilinguisme de façade, chacun a son propre complexe, son propre drame linguistique comme dirait Fouad Laroui. Sans compter que d’autres changements, induits par l’ouverture et la mondialisation, viennent compliquer la donne. Nos hommes d’affaires se sont mis à apprendre le chinois. Les étudiants des écoles de tourisme étudient désormais le russe… Ajoutez à tout cela les quelques doses, déjà existantes, d’anglais, d’espagnol et d’allemand et vous aurez une idée de la cacophonie polyglotte qui règne sous nos cieux.
Mohammed Boudarham