Le 28 mai 2012 — Le mouvement étudiant du Québec et un nombre sans cesse grandissant d’alliés populaires ont organisé un rassemblement et une manifestation de masse le 22 mai dernier à Montréal en faveur de la lutte étudiante pour une éducation publique gratuite et de qualité et contre la répression gouvernementale [1].
Il s’agissait là de la plus grande manifestation sociale de l’histoire du Canada et elle constituait, dans les faits, un geste massif de désobéissance civile contre la loi spéciale adoptée par le gouvernement du Québec quatre jours auparavant afin de briser la grève menée depuis trois mois par les étudiants du postsecondaire à travers la province.
Les bannières à la tête de la manifestation clamaient « 100 jours de grève, 100 jours de mépris [du gouvernement] ! » et « Bloquons la hausse sexiste des frais de scolarité ! ». Une bannière gigantesque de la CLASSE, une coalition d’associations militantes d’étudiants, portée par des centaines de manifestants au-dessus de leur tête, affirmait « Le 22 mai, ce n’est qu’un début ! ».
Des contingents d’enseignants, de professeurs, d’étudiants du secondaire, de travailleurs des services publics et d’autres syndicalistes se sont joints à la marche. Des manifestants sont arrivés à Montréal par autobus de partout à travers la province pendant que des gens envahissaient le centre de la ville en provenance des banlieues de toute la région métro¬politaine.
Les médias francophones ont qualifié cette marche de manifestation « monstre ». La une du quotidien montréalais de langue anglaise affichait une photo aérienne de la marche et titrait « River of Red » (Un fleuve rouge), faisant allusion à la couleur symbolique du mouvement étudiant (symbole de l’endettement étudiant) qui était omniprésente ce jour-là.
Les leaders des trois plus grandes organisations étudiantes ont tenu un point de presse improvisé sur le trajet de la manifestation. Léo Bureau-Blouin, de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), regroupant les associations étudiantes des cégeps, a déclaré aux journalistes que cette immense manifestation visait non seulement à souligner le 100e jour de la grève mais aussi à dénoncer le gouvernement Charest et les événements survenus à la suite de sa décision de choisir la répression plutôt que la discussion.
Faisant référence à la loi 78, la loi draconienne qui a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec le 18 mai et qui interdit en pratique le droit des étudiants de faire la grève et de manifester, Gabriel Nadeau-Dubois, un leader de la CLASSE, la plus grande coalition d’associations étudiantes, a indiqué aux journalistes : « On fait aujourd’hui la preuve que cette loi est absurde et inapplicable, et c’est aussi la preuve que lorsque la rue parle assez fort, elle peut faire comprendre au pouvoir politique qu’il a erré. »
Mettant au défi le ministre de la Sécurité publique du Québec, il a également déclaré que si le ministre voulait appliquer la loi à la lettre, il devrait infliger une amende à des dizaines de milliers de personnes.
La police a recours aux matraques et aux menottes
Les étudiants ont déclenché la grève afin de bloquer la hausse annoncée des droits de scolarité de l’ordre de 75 % au cours des cinq prochaines années. Depuis, une nouvelle « offre » du gouvernement échelonne la hausse sur sept ans mais fait passer la hausse à 82 %. Beaucoup de gens considèrent leur lutte comme étant l’un des aspects d’une lutte plus large pour une société de justice sociale et environnementale.
François-Xavier Clermont, un étudiant du Cégep du Vieux-Montréal, a déclaré au quotidien montréalais La Presse, « Il y a la lutte contre la hausse, mais on lutte maintenant contre le Plan Nord [2], le gouvernement corrompu ».
« Nous avons réussi à instaurer un débat de société au Québec. C’est déjà une victoire en soi », a-t-il ajouté.
Le 28 mai, le gouvernement du premier ministre Jean Charest a fait une volte-face apparente en acceptant de reprendre les pourparlers avec les associations étudiantes. Mais ce geste survenant après une importante escalade de la répression au cours des jours précédents, les intentions du gouvernement ne sont pas claires.
Au cours de la soirée du 23 mai, les corps policiers au niveau municipal et provincial ont arrêté 518 manifestants à Montréal et 150 dans la ville de Québec. Trente-six avaient été arrêtés deux jours auparavant à Sherbrooke. Le nombre d’arrestations à Montréal au cours de la soirée du 23 mai dépasse le nombre d’arrestations survenues en vertu de l’infamante Loi des mesures de guerre [3].
La police a détenu les personnes arrêtées à Montréal dans des autobus pendant toute la nuit. La manifestation de nuit avait été déclarée « illégale » par la police en vertu de règlements municipaux. Une jeune femme qui a été détenue a déclaré à la radio de Radio-Canada que les policiers avaient agi comme des « animaux ». On a interdit aux personnes détenues l’accès à des salles de bains et on a refusé un traitement médical d’urgence à un homme victime d’un incident cardiaque. L’amende infligée pour les soi-disant délits est de 634 $.
Les commentateurs ont, en majorité, noté que bien que les arrestations dans les villes de Québec et de Sherbrooke aient été faites en vertu de la loi 78, les accusations ont finalement été portées pour des violations de règlements municipaux ou du Code de la sécurité routière. Il ne fait aucun doute que le gouvernement est conscient de la précarité légale de sa loi. Deux requêtes pour contester la loi 78 [4] ont été déposées par des avocats au nom des associations étudiantes, syndicales, communautaires et environnementales. Elles tentent d’obtenir un jugement établissant que la loi est anticonstitutionnelle, ce qui pourrait prendre un an ou plus. De manière plus immédiate, elles demandent aux tribunaux du Québec de suspendre l’application de la loi.
La loi 78 permet d’imposer des amendes aux associations étudiantes d’une telle ampleur qu’elles pourraient facilement les mettre en faillite. Elle fait porter aux associations étudiantes une responsabilité criminelle si elles ne réussissent pas à contrôler les actions de leurs membres individuels.
Alors qu’il y a eu très peu d’arrestations au cours de la manifestation monstre du 22 mai, 113 personnes ont été arrêtées au cours de la manifestation de nuit qui a suivi. Environ 2 500 arrestations ont été faites depuis le début de la grève étudiante.
La répression se retourne contre le gouvernement
Le gouvernement dispose d’une panoplie de menaces, d’amendes et de violence policière pour réprimer et, au bout du compte, dissuader les étudiants de poursuivre leurs actions. Mais c’est exactement le contraire qui s’est produit — le mouvement de protestation ne cesse de grandir.
Les manifestations de nuit à Montréal auxquelles participent les étudiants et leurs partisans depuis 30 nuits consécutives grossissent de manière exponentielle. Roger Rashi, une militant de longue date du parti Québec solidaire, rapporte que la manifestation de nuit du 24 mai a attiré plusieurs dizaines de milliers de participants, dix ou vingt fois plus que lors des manifestations nocturnes précédant l’adoption de la loi 78. De plus, plusieurs manifestations se tiennent simultanément.
Le groupe Mères en colère et solidaires s’inspire de ce mouvement qui s’étend. Tous les soirs, depuis quelques semaines, des mères manifestent spontanément pour appuyer les étudiants dans les quartiers ouvriers du cœur de l’île de Montréal, tels que Rosemont, Villeray et Hochelaga-Maisonneuve. Ce mouvement, qui a commencé par un concert de casseroles qui éclatait chaque soir sur les balcons et les trottoirs, s’est progressivement transformé en manifestations dans les rues.
Le « mouvement des casseroles » se traduit maintenant par diverses manifestations tous les soirs et s’est répandu comme une traînée de poudre à travers la province [5]. Le moment et les lieux sont coordonnés chaque soir via Twitter. Des milliers de mères de ce mouvement ont joint les rangs de la manifestation du 22 mai.
« Je marche avec les autres mères parce que j’en suis une, mais ce mouvement concerne vraiment les générations futures », a déclaré Marie-Christine Chabot, une infirmière de 45 ans, au quotidien montréalais The Gazette, au cours de la marche du 22 mai.
« Plus l’éducation est accessible pour tous, plus la société a de chances de faire les bons choix. Je le vois dans mon travail : les gens qui ont plus d’éducation fument moins, mangent mieux, font plus d’exercice et vivent moins de stress. Nous y gagnerions tous si plus de gens étaient mieux éduqués. »
« C’est important de montrer que ce ne sont pas seulement des étudiants qui manifestent dans les rues », a déclaré Marie-Claude Gagnon, travailleuse sociale et fondatrice de Mères en colères et solidaires, au quotidien montréalais de langue anglaise. « Les mères en sont un très bon symbole et cela nous aide aussi à nous protéger dans la foule », a affirmé Gagnon, dont les enfants sont âgés de 3, 9 et 13 ans. « La police y pense à deux fois avant de s’attaquer à un groupe de mères et d’enfants. »
Un nouveau site web invite les gens à joindre leur déclaration personnelle défiant la loi 78, en y affichant une photo d’eux-mêmes accompagnée de leur déclaration écrite [6]. Sous le titre « Arrêtez-moi quelqu’un ! », ce site compte plus de 5 000 déclarations et ce nombre ne cesse d’augmenter.
Des manifestants de diverses allégeances politiques ont aussi commencé à porter un masque afin de défier le règlement municipal adopté à toute vapeur par la Ville de Montréal le 17 mai dernier. Le gouvernement fédéral menace d’adopter une loi similaire afin de rendre illégal le port du masque lors de manifestations déclarées « illégales ».
Une microbrasserie a mis sa bière « Grande Noirceur » en promotion. L’expression « Grande Noirceur », profondément enracinée dans la culture populaire, désigne les années du gouvernement de droite au Québec sous le premier ministre Maurice Duplessis, de 1944 à 1959. La brasserie a déclaré que sa production quotidienne est limitée à moins de 50 bouteilles par égard à l’article de la loi 78 qui exige que les manifestations de plus de 50 personnes doivent obtenir un permis préalable de la police.
Les syndicats, trois des quatre partis politiques d’opposition et le Barreau du Québec ont dénoncé la loi 78 et exigé du gouvernement qu’il parvienne à un accord négocié avec les étudiants.
Discussion sur l’avenir de la lutte
La plus large coalition d’associations étudiantes, la CLASSE [7], appelle à la désobéissance civile face à la loi 78. Cette question est largement discutée au sein des forces sociales et politiques progressistes, y compris au sein du parti Québec solidaire. Ce dernier a fortement proclamé son appui à la grève et ses membres se mobilisent.
Au cours de la manifestation du 22 mai, la CLASSE n’a pas informé la police de l’itinéraire qu’elle suivrait au cours de la journée, tel que l’exige la loi 78. Les deux autres grandes fédérations étudiantes de même que les gros contingents des syndicats qui se sont joints à la CLASSE lors de cette manifestation, avaient quant à eux informé la police de leur itinéraire. Néanmoins, la grande majorité des manifestants a emboîté le pas à la direction de la CLASSE en suivant l’itinéraire choisi par cette dernière et en manifestant pendant des heures à travers le centre-ville, y compris pendant l’heure de pointe de l’après-midi. La police a été impuissante face à ce déferlement.
Certains leaders étudiants et syndicaux prévoient que la lutte contre la hausse des droits de scolarité et les questions plus larges qu’elle a suscitées pourraient bien déboucher sur des élections. Le Parti québécois, principal parti d’opposition qui jouit de l’appui de la plupart des centrales syndicales, fait bonne figure dans les sondages. Ce parti nationaliste bourgeois a déclaré qu’il retirerait immédiatement la loi 78 s’il était élu.
Mais ce n’est pas clair du tout que le gouvernement puisse lancer des élections. Il a non seulement des problèmes avec les étudiants mais il est également aux prises avec un scandale de corruption qui pèse lourdement sur ses épaules [8]. L’année dernière, le gouver¬ne¬ment a été obligé de mettre en place une commission spéciale d’enquête sur les liens étroits entre les syndicats du crime organisé qui contrôlent la plupart de l’industrie de la construction au Québec et les gouvernements successifs du Parti libéral.
Par hasard, cette commission a entamé ses audiences publiques le 21 mai et celles-ci se poursuivront jusqu’à l’automne. On s’attend à ce que les témoignages soient particulièrement accablants pour le Parti libéral et le gouvernement actuel. Un sondage récent a démontré que 80 % de la population croit que le Parti libéral est rongé par la corruption.
Le Parti québécois est aussi menacé par des révélations possibles devant la commission. Le même sondage révélait que 65 % des répondants considéraient que les gouvernements passés du PQ étaient aussi entachés par une corruption similaire. Le Parti québécois a gouverné la province pendant 18 des 36 dernières années.
L’appui à la grève étudiante au Québec se construit, bien que lentement, dans le reste du Canada. Les étudiants et les syndicats d’Ottawa organisent une action de solidarité le 29 mai, qui comprendra une marche pour traverser la rivière Ottawa et se rendre dans la région avoisinante de Gatineau, au Québec. Des étudiants d’Ottawa se sont déjà joints à plusieurs actions menées au Québec, y compris la marche du 22 mai. Des centaines de personnes ont participé, le 22 mai, à un rassemblement de solidarité à Vancouver. En Ontario, un réseau de solidarité étudiante a été mis en place afin d’intensifier les actions d’appui dans cette province.
Des syndicats du Canada ont fourni un appui financier et des contingents de militants sont venus à Montréal le 22 mai, dont Sid Ryan, le président de l’Ontario Federation of Labour (Fédération du travail de l’Ontario). Des nouvelles concernant le conflit étudiant se répandent partout dans le monde et des actions de solidarité ont eu lieu, entre autres, à Paris et à New York.
Par ailleurs, l’appui du NPD, le parti fédéral auquel sont affiliés plusieurs syndicats du Canada anglais, a brillé par son absence. Le chef du parti, Thomas Mulcair, prétend que le silence de son parti est dû au fait que l’éducation relève de la juridiction provinciale. Pourtant, la loi 78 représente une violation massive des droits et libertés supposément garantis par la Constitution canadienne.
Lors des élections fédérales de l’année dernière, le NPD est devenu le parti de l’opposition officielle pour la première fois dans l’histoire du Canada. Près de 60 % des députés de ce parti représentent des circonscriptions électorales du Québec. Selon toute vraisemblance, ils ont été muselés par la direction du parti [9].
Le conflit étudiant commence à inquiéter les groupes d’intérêts commerciaux au Québec. Une kyrielle de grands événements et festivals estivaux, dont la course du Grand Prix de Formule 1 du Canada qui doit avoir lieu le mois prochain à Montréal et qui attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs bien nantis. Les hôteliers de Montréal affirment déjà que le nombre de réservations a baissé de 10 % en mai par rapport à l’année dernière.
De manière délicieusement ironique pour les étudiants en grève, Jeanne Reynolds, l’une des deux porte-parole de la CLASSE, a reçu la médaille du lieutenant-gouverneur du Québec pour l’excellence de son dossier académique. Son « excellence » sur les lignes de piquetage et dans les manifestations, de même que celle de dizaines de milliers de collègues étudiants, se mérite également une médaille — dans le cœur et dans l’esprit d’un nombre de plus en plus grand de personnes de la classe ouvrière au Québec.
Le gouvernement du Québec risque d’être balayé par une vague sans cesse grandissante de solidarité humaine, ce qui aura d’importantes répercussions dans tout le Canada.
Roger Annis