On nous annonce donc un « retour » des questions et controverses stratégiques (1). La promesse est belle et mérite d’être prise au sérieux. Mais admettons qu’une si longue absence, qui appelle explication, ne saurait aller sans risques de malentendus, voire de confusions. Et d’abord concernant le mot même de stratégie.
Puisqu’il ne faut pas être grand clerc pour voir que, parfois, les plus doctes exposés stratégiques ne sont pas exempts de soucis tactiques, pourquoi ne pas commencer par questionner cette forte opposition binaire, fondatrice (2), entre stratégie et tactique ?
Sans remettre en question la pertinence de la différenciation, disons que lorsque tactique et stratégie montent dans le bateau révolution, ils ne doivent plus embarquer seuls. Mieux vaut que les accompagnent orientation et programme, ce qui épargnera à l’une un surcroît d’indignité et à l’autre un excès d’honneur, et garantira contre certaines simplifications excessives.
Ainsi la question de l’éventuelle participation de révolutionnaires à un gouvernement de type social démocrate (ou dominé par le social libéralisme, comme on dit aujourd’hui) - au Brésil, en Italie, voire en France (3)...-, qui prend une place importante dans le débat, relève-t-elle avec évidence du statut de question stratégique ?
Tel serait le cas si était défendue une perspective de transformation sociale, d’engagement vers le socialisme, au moyen d’un accès et d’une occupation du pouvoir gouvernemental. Comme du temps où se débattait au sein du mouvement ouvrier l’alternative entre réforme et révolution. Et même, jusqu’en 1981 en France, avec l’espoir mis dans le Programme commun de gouvernement pour « changer la vie » grâce à une victoire électorale de la gauche. Toutes ces promesses et illusions sont aujourd’hui englouties. Et le souhait d’une alternance électorale ne relève que du « moins pire » : comment se débarrasser, à tout prix, de Berlusconi ? Comment en finir avec une droite insupportable et dangereuse ? La question de la participation gouvernementale n’est donc pas liée (et, d’une certaine façon, malheureusement) à une théorie de la conquête graduelle du pouvoir, par la voie parlementaire, mais à une exigence autrement plus modeste, mais vitale, qui est de se protéger des brutalités de la droite ultra libérale, fût-ce, éventuellement, au prix d’une nouvelle expérience sociale libérale ! Les descendants de Blum ne cherchent plus à nous convaincre que, provisoirement, il convient que la « conquête » du pouvoir le cède à un plus modeste « exercice » du pouvoir, ils s’efforcent de nous amener à renoncer à vouloir davantage que le moindre mal. (4)
Si le questionnement sur la participation à un tel gouvernement entre dans le débat, ce n’est donc pas par le porche monumental de la réflexion stratégique, mais via la porte étroite de la problématique des « partis larges ». Au sein de tels partis, à l’évidence, la question ne se poserait pas, comme pour nous, en termes de principes, c’est-à-dire résolue aussitôt que posée. Mais on peut penser qu’au sein de partis larges ces principes ne seront pas acquis à priori et que le souci de crédibilité et d’efficacité pèserait dans le sens du « réalisme » et de la « prise de responsabilité ». Il pourra donc s’agir d’un débat délicat et périlleux (comme le confirme dramatiquement l’expérience de Démocratie socialiste au sein du PT brésilien).
Lorsqu’il apparaît d’ores et déjà, « à froid », c’est soit pour de mauvaises raisons (afficher un souci de radicalité tout en préservant les alliances avec le PS), soit pour de bonnes (l’exigence politique de contrecarrer l’hégémonie du PS sur la gauche, en lui disputant la crédibilité dans l’action au niveau institutionnel). Mais vouloir verrouiller, dès aujourd’hui, le problème exprime une angoisse quant au risque de se trouver happé par la collaboration de classes et d’en venir à trahir ses idéaux. Le souci est légitime. Mais, inversement, on est en droit de craindre que l’anticipation dramatique serve d’alibi pour dissuader de s’engager dans toute expérience de parti large, au moins tant que des garanties absolues ne seront pas données de l’impossibilité d’une telle dérive.
Est-ce à dire qu’il faille relativiser l’importance de cette question de la participation, dans le cadre d’un système dominé par le capitalisme, des révolutionnaires à un gouvernement ? Bien au contraire : il convient de convaincre de l’impératif de ne pas participer à des gouvernements tels que ceux de Mitterrand hier, de Lula aujourd’hui, et demain de Prodi en Italie ou d’une nouvelle formule d’union de la gauche en France... En revanche, sans autre forme de procès la décréter « stratégique » risque fort de masquer bien des difficultés. Peut-être vaut-il mieux la définir comme une question fondamentale d’orientation, pour indiquer que, par rapport au champ stratégique proprement dit, elle se présente souvent comme touchant en deçà, à la tactique (voire, parfois, à la simple pédagogie (5)), et elle porte, au-delà, jusqu’au socle du programme.
Côté tactique, le problème est de dégager les voies d’une dynamique de possibles réformes, en assumant l’affrontement avec un capitalisme acharné à imposer une contre réforme sauvage (l’écrasement et l’éradication des acquis conquis précédemment par la classe ouvrière, une régression sociale majeure...), et face au social libéralisme, impuissant à réaliser toute réforme et se contentant, au mieux, d’amortir des coups et une régression jugés inéluctables. Dans ces conditions, réformes et révolution ne se présentent pas comme les branches d’une alternative, mais comme un couple qu’il s’agit de mettre en mouvement : quelles que soient le formules utilisées - « la révolution pour défendre les réformes hier imposées », ou l’exigence de « réformes pour débloquer la dynamique révolutionnaire »...-, l’idée apparaît largement partagée. On peut considérer qu’un « parti large » se définira comme un parti de réformes, et qu’en son sein la révolution sera défendue comme une option, sans doute d’abord minoritaire. Quant au gouvernement auquel il serait susceptible de participer, il s’affirmerait sans doute « réformiste » (6), au sens qu’il serait déterminé à engager de telles réformes, conscient qu’elles conduiront à un affrontement avec le capitalisme (qui lui-même appellera et nécessitera une mobilisation des masses dont on peut penser qu’elle sera à dynamique révolutionnaire).
Côté programmatique, la difficulté politique est de maîtriser le discriminant entre un tel éventuel gouvernement, moteur actif d’une mobilisation de masse, et un gouvernement dominé par la social démocratie. Ce dernier peut être susceptible, sous la pression, de prendre des engagements, voire des mesures progressistes (qu’il conviendrait le cas échéant d’appuyer), mais il restera irréductiblement déterminé à s’opposer à cette mobilisation. Et ce, parce qu’intrinsèquement solidarisé avec les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie.
Ce discriminant est d’une telle importance qu’il peut condamner, s’il n’est pas maîtrisé, à un basculement vertigineux : du simple problème tactique à la rupture programmatique ! Soutenir ou non un gouvernement qui dit se réclamer des travailleurs, dans un contexte donné, et a fortiori telle ou telle de ses mesures, peut être d’ordre tactique (les anarchistes espagnols n’ont sans doute pas eu tort - de leur propre point de vue - d’appeler, contre leurs principes, à voter pour le Front populaire dès lors que celui-ci s’engageait à libérer les prisonniers politiques). Mais participer à un gouvernement qui va trahir le mouvement de masses relève du reniement de ses engagements fondamentaux ( même si on le fait avec les meilleures intentions : voir le jugement aussi sévère que définitif de Trotski à l’encontre du POUM pour sa participation au gouvernement de Catalogne).
Un certaine manière de manier la polémique, en accusant telle ou telle position conjoncturelle de conduire inexorablement à la participation à un gouvernement de collaboration de classe, revient à agir avec beaucoup de légèreté à propos de problèmes bien lourds de conséquences. Et au regard desquels l’approche dogmatique risque d’être de peu d’efficacité : qui peut croire disposer d’une nomenclature scientifique - « gouvernements ouvriers », « gouvernements des travailleurs », « gouvernements de collaboration de classe »... - qui vaudrait assurance infaillible de ne jamais se laisser prendre par les malices de la politique ?
A propos de ces possibles basculements du tactique au stratégique, voire au programmatique, auxquels les questions d’orientation politique peuvent prêter, on peut prendre un autre exemple. En quelque sorte inverse : alors que la question gouvernementale est souvent valorisée dans les polémiques, celle du positionnement politique qu’il convient d’adopter dans un système électoral à deux tours tel que nous le connaissons en France est banalisée à l’excès. Dans le débat au sein de la LCR l’argument le plus souvent utilisé est d’expliquer qu’il s’agit d’une question tactique, ce qui est incontestable. Mais par là on peut entendre qu’elle est formulable en termes (au demeurant non pertinents) de « désistement » ou de « consigne de vote », ce qui implique que cela va sans grandes conséquences et que la réponse peut être formulée in extremis en fonction de données purement conjoncturelles (l’enjeu précis du rapport de forces électoral, la personnalité des représentants de la gauche etc....). On peut au contraire considérer que le refus d’un positionnement clair, loin de relever d’une précaution mineure, renvoie à des questions de fond : la mise en extériorité par rapport au clivage gauche/droite signifie que les révolutionnaires s’estiment non concernés par l’affrontement électoral, et réduisent leur participation au témoignage et à la propagande. Une telle approche, en bonne logique, devrait impliquer que le PS est défini comme un parti bourgeois au même titre que l’UMP (position traditionnelle de Lutte ouvrière)... Décision dont les conséquences en chaîne seraient évidemment considérables, quant à la compréhension des rapports de force entre classes, ainsi qu’au regard des possibilités d’intervention et au sein du mouvement ouvrier et plus généralement dans la lutte des classes. On voit mal comment on pourrait envisager une recomposition politique permettant l’affirmation d’une force nouvelle à gauche, si un trait d’égalité définitif peut être établi entre les partis bourgeois, ultra libéraux, et, d’autre part, la social démocratie, et en conséquence toutes les forces susceptibles de s’allier avec celle-ci (dont le PC).
Reste que des problèmes de ce type, dont on ne saurait sous estimer l’importance politique, relèvent, non d’une problématique stratégique, mais de l’orientation. Celle-ci touche d’un bord au champ tactique, et parfois d’un autre au programmatique (non pour la question du positionnement électoral, mais pour celle de la participation gouvernementale).
Et la stratégie ?
Dans la tradition marxiste révolutionnaire la notion de stratégie est donc on ne peut plus clairement définie en fonction de l’opposition tactique/stratégie, et celle-ci à l’évidence est étroitement liée à la problématique de la guerre. Si bien que les innovations au sein de cette pensée stratégique, aussi audacieuses soient-elles, ont dû s’inscrire dans ce même langage militaire, quitte à imposer de fortes distorsions aux formules utilisées. On peut évoquer le tournant du front unique, après la défaite de la révolution allemande, s’inscrivant dans le corpus théorique sous la formule de la « conquête des masses » préalable à la « conquête du pouvoir » (7). Autre exemple : la « guerre de position » de Gramsci par rapport à la « guerre de mouvement »... On peut penser que ces formules sont davantage que des ajustements conceptuels liés à des conjonctures politiques particulières, qu’elles représentent en fait de véritables tournants politiques et des inventions théoriques. C’est leur portée stratégique que signe le vocabulaire militaire adopté.
Dans les débats actuels, on peut se demander si la hâte à qualifier de « stratégiques » certaines théorisations, dont l’objectif est d’écarter la conquête du pouvoir de la perspective politique (révolutionnaire ?) (8), ne conduit pas à construire un cadre polémique plus fécond en tautologies qu’en approfondissements de la pensée théorique. S’il n’y a de stratégie révolutionnaire qu’articulée à l’objectif de la prise du pouvoir, une politique qui prétend se définir comme stratégique tout en récusant cet objectif ne peut être qu’essentiellement fragile, sinon autodestructible. D’où la formule définitive de Daniel Bensaïd : « Il n’en demeure pas moins illusoire de prétendre échapper à cette difficulté en éliminant la question de la conquête du pouvoir politique (sous prétexte qu’il serait aujourd’hui déterritorialisé et disséminé, « partout et nulle part ») au profit d’une rhétorique des « contre-pouvoirs ». Le pouvoir économique, militaire, paraît plus disséminé que jamais, mais il est aussi (ce n’est pas contradictoire) plus concentré que jamais. On peut feindre d’ignorer le pouvoir ; lui ne vous oubliera pas. On peut faire le bravache en faisant mine de ne pas vouloir le prendre ; mais l’expérience démontre jusqu’à ce jour que lui n’hésite pas à vous prendre, de la plus brutale manière. En un mot, une stratégie de contre-pouvoir n’a de sens que dans la perspective d’un double pouvoir et de son dénouement : qui l’emportera ? » (9)
Dans le cadre d’une réflexion sur la stratégie révolutionnaire, il est sûr qu’une dynamique de double pouvoir doit nécessairement se dénouer par une épreuve de forces centrale qui conduit soit à la prise du pouvoir soit à la défaite. Le débat porte donc sur l’actualité ou non d’une telle perspective pour orienter les politiques présentes de nos organisations, en termes d’intervention et de construction.
Dès lors qu’on pose la conquête du pouvoir (par la guerre de classe, la prise du pouvoir d’Etat et sa destruction) comme objectif de la stratégie révolutionnaire (et la définition de la qualité « révolutionnaire » pour un parti s’en revendiquant) (10), reste donc à préciser s’il s’agit d’une perspective actuelle ou d’une perspective en acte. En termes à peine différents : l’actualité de la révolution est-elle posée comme une perspective qui instruit les combats présents, ou comme le débouché nécessaire de ces mêmes combats (11) ?
Si l’on adopte cette seconde hypothèse, dans le cadre des rapports de force actuels entre bourgeoisie et prolétariat à l’échelle mondiale, la construction stratégique classique du marxisme révolutionnaire risque fort d’être réduite à un héritage, au regard duquel le seul problème est, après une longue parenthèse, sa transmission. En prenant en compte, pour écarter tout dogmatisme, la grande diversité et richesse, voire les contradictions, de cet héritage. Et en faisant preuve de prudence dans les possibilités de son application pratique, pour déjouer toute vision hallucinée des rapports de forces actuels, sauf de parier sur un prochain retournement des rapports de force (espoir qui demanderait à être sérieusement argumenté).
En revanche, si l’on adopte la première hypothèse, il est possible de maintenir (en acte) l’objectif de la conquête du pouvoir, comme condition de la radicalité dans l’opposition au capitalisme, mais en admettant que son actualisation est aujourd’hui au dessous de la ligne de notre horizon politique. Car l’éclipse n’est pas accidentelle, elle renvoie à des problèmes majeurs : les défaites du mouvement ouvrier, les métamorphoses de l’Etat bourgeois, la crise du sujet révolutionnaire... Ce constat conduit à accorder davantage d’intérêt à l’intervention politique pour la transformation sociale et l’ouverture de nouveaux espaces politiques, porteurs de possibilités de contestations radicales de l’ordre existant et du capitalisme. Et ce, contre une logique du tout ou rien (sur le mode : dans l’attente de la révolution, ne vaut que la propagande !). D’autant que ces recherches font écho à des interrogations dont toute réflexion sur la stratégie révolutionnaire ne saurait faire l’économie.
Etat des lieux
Il est évident que la réflexion stratégique interdit de faire abstraction de l’analyse de la période historique dans laquelle celle-ci est menée.
On voit bien que les notions d’éclipse et de retour induisent l’idée qu’après un long passage difficile (écho de l’ancien « à contre courant » ?) l’Histoire rentrerait dans ses gonds et les problématiques anciennes retrouveraient leurs couleurs. On définit alors des périodisations en fonction d’événements précis : la Chute du Mur, voire des réalités plus ponctuelles (en France, les mobilisations antilibérales de 1995, l’affirmation du mouvement altermondialiste...). Sous les figures antagoniques de la nouveauté absolue et de la réactualisation de l’ancien, il s’agit dans les deux cas de considérer que, la page de conclusion du XXe siècle étant tournée, « c’est reparti ! »
Il semble que la réflexion doit prendre en compte la totalité du siècle (voire davantage), et admettre qu’il a été marqué par la conjonction de deux phénomènes - d’une part, la capacité du capitalisme à alimenter de ses crises une extraordinaire dynamique de fuite en avant, et, d’autre part, les formidables difficultés sur lesquelles est venu buter le mouvement pour l’auto-émancipation humaine - qui a conduit le mouvement ouvrier, en particulier ses composantes révolutionnaires, à des défaites écrasantes.
Le capitalisme contemporain, sous sa forme mondialisée, apparaît engagé dans une logique de triple expansion : horizontale (intégrant à sa sphère de développement l’ex monde soviétique et la Chine, et pour cette dernière comme un de ses pôles les plus vigoureux), verticale (par infiltration dans tous le domaines humains de la logique de marchandisation : la nature, le vivant, la culture...), enfin de reconquête sur le passé par refoulement des acquis progressistes imposés dans la période précédente (recul du prix de la force de travail, chômage de masse, précarisation, démantèlement des droits...) (12). L’organisation de la défensive face à des attaques d’une telle ampleur, pour bien éloignée qu’elle soit de l’enjeu stratégique de la conquête du pouvoir, est bien la priorité des priorités, car susceptible d’organiser les autres éléments d’une alternative socialiste, et sans laquelle ces derniers ne trouveront ni concrétisation ni crédibilité.
Le mouvement ouvrier est en situation, non pas d’attente du retour des anciennes références, mais de redéfinition fondamentale. C’est trop peu dire que sa crise n’est plus seulement une « crise de direction », c’est bien une nouvelle construction qui est nécessaire. Ce qui ne veut en rien dire qu’il faut faire table rase du passé, en particulier des acquis théoriques fondamentaux du marxisme révolutionnaire (dont les notions stratégiques dont nous débattons : crise révolutionnaire, double pouvoir, renversement de l’appareil d’Etat bourgeois...), mais impose de rompre avec un schéma de répétition, pour assumer celui d’une réinvention.
Les expériences de violence extrême qui ont dominé le XXe siècle (guerres interimpérialistes et coloniales, nazisme, stalinisme...) ont jeté une ombre funeste sur les espoirs d’un possible progrès humain, et rendent tout volontarisme en matière de transformation sociale suspect de dérive totalitaire. Avec le stalinisme, et de manière moins tragique avec les multiples dégénérescences bureaucratiques qu’a connues le mouvement ouvrier, leçon a été donnée que les écrasements de la liberté et le dévoiement des engagements émancipateurs ne sont pas les produits de la seule barbarie bourgeoise (en particulier sous la forme du fascisme), mais sont nées et se sont développées au sein même des organisations ouvrières et communistes, ce qui a conduit aux plus terribles retournements. D’où le fait que la question de la démocratie est devenue comme un défi au regard de toute stratégie et de tout programme révolutionnaires. Il ne suffit pas de rappeler - ce qu’il faut bien évidemment faire - que les perversions des idéaux communistes sont imputables à la contre révolution stalinienne, et plus généralement aux méfaits dont les bureaucraties se sont rendus coupables. Il faut garantir que les leçons ont été tirées et que cela se traduit en un certain nombre d’engagements absolus. De ce point de vue on ne peut que s’étonner de l’évidente légèreté dont témoignent les problématiques du « retour » et de la « parenthèse refermée », qui marquent certaines réflexions sur ladite stratégie révolutionnaire. Plutôt que de proclamer la révolution revenue, il conviendrait sans doute, plus modestement, de faire porter la réflexion sur les impacts que doivent avoir sur notre perspective révolutionnaire les transformations qui se sont opérées au cours du siècle passé.
L’impossible et le possible
Tout le monde s’accorde à dire qu’une véritable relance de la pensée stratégique supposerait de nouvelles expériences de mobilisations révolutionnaires, qui seront porteuses d’inventions, et dont il conviendra de tirer les fruits (13). Est-ce à dire qu’en ce domaine on est condamné à l’attente et que la seule tâche doit être de transmission des acquis anciens ? L’ambition d’un « nouveau geste léniniste » proposée par Daniel Bensaïd (14) indique à l’évidence un chantier de hautes ambitions.
Espérons que l’actuel débat indique des pistes qui permettent de nous engager dans cette direction. Avançons quelques hypothèses de travail.
– Une articulation nécessaire et forte avec la réalité des rapports de force actuels est la condition pour éviter une réflexion étouffant sous le poids d’une phraséologie abstraite et s’égarant dans des face-à-face en trompe l’œil. Il est par exemple facile de reprocher aux théoriciens des modèles de socialisme d’être muets quant aux moyens d’imposer dans le réel les ruptures avec la logique capitaliste. Mais il ne serait pas non plus trop difficile de montrer que les plus savants développements en matière de stratégie révolutionnaire (articulant crise révolutionnaire, double pouvoir, dictature du prolétariat...) apparaissent bien éthérés au regard de la question du comment agir ici et maintenant pour préparer une telle perspective. Sauf de se replier sur le seul impératif de « construire le parti révolutionnaire », dont on voit bien que s’il pouvait, hier, concentrer une stratégie d’ensemble, il se heurte aujourd’hui à de cruelles limites : soit il ne fait que déplacer le problème du comment sans y répondre, soit il conduit aux impasses d’un modèle organisationnel de type sectaire.
Plutôt que ces excommunications réciproques - pour les uns, rejet à priori de la notion de crise révolutionnaire comme illusoire et dangereuse, pour les autres, dénonciation du caractère utopique des modèles de socialisme...-, la situation calamiteuse dans laquelle nous sommes devrait plutôt inviter à faire feu de tout bois dans le travail de réinstruction et de crédibilisation d’une projet anticapitaliste. Puisque les problématiques en présence peuvent se neutraliser mutuellement (« révolution contre réforme, et vice versa), on peut chercher comment, au contraire, faire jouer entre les deux de possibles synergies. Ainsi, dans le débat avec les théoriciens des contre pouvoirs, on ne saurait confondre ce qui relève de logiques de tendances anarchisantes ou libertaires (engagement de la rupture avec l’ordre bourgeois sans poser le problème du pouvoir d’Etat) et d’un possible néoréformisme social-démocrate (transformation du capitalisme sans ruptures...). Même si des emprunts aux unes et aux autres peuvent conduire à de subtils alliages des deux, ce serait une erreur de ne pas distinguer les divers composants de ces recherches et de refuser, par un maniement exclusif de la question du pouvoir étatique, d’en intégrer les apports radicaux.
– Il conviendrait de s’interroger sur les conséquences que les transformations du programme sont susceptibles d’impliquer pour la stratégie révolutionnaire. On reconnaît assez facilement que le féminisme, l’écologie, l’autogestion... représentent autant de dimensions nouvelles du programme révolutionnaire. Il paraît plus difficile d’intégrer que ces changements programmatiques ne touchent pas au seul projet ou modèle de société, mais que certainement ils soumettent la stratégie révolutionnaire classique à des défis inédits.
Prenons l’exemple de la légitimité démocratique du processus révolutionnaire : dès lors qu’il apparaît difficile de ne pas poser comme principe le recours à des élections au suffrage universel, ne faut-il pas envisager en des termes neufs la perspective de l’insurrection populaire, et assumer explicitement la possible réversibilité de la transformation sociale engagée ? Et on peut comprendre que de tels engagement, s’ils sont assumés, vont rétroagir sur le parti qu’on construit comme « opérateur stratégique » de la lutte des classes (15). A la fois dans son fonctionnement, ses rapports à la société, et les politiques qu’il impulse. On peut même penser que la classification traditionnelle des revendications immédiates, revendications démocratiques, revendications transitoires va s’en trouver pour le moins perturbée ! Par exemple l’exigence de démocratie, dont le respect n’est pas seulement une garantie sine qua non pour crédibiliser la perspective révolutionnaire, mais doit devenir un levier efficace pour favoriser la mobilisation ouvrière, et plus généralement citoyenne.
– Sur cette même question de la démocratie, il convient, sous deux angles un peu différents, d’ajouter deux précisions. Au regard d’abord du Parti : dès lors que la perspective stratégique ne saurait se limiter à la prise du pouvoir d’Etat, même si l’on vise son dépérissement, mais que celle-ci s’inscrit dans un processus long (avant toute actualité d’une crise révolutionnaire, et longtemps après celle-ci...) de subversion des pouvoirs, le modèle du parti révolutionnaire se trouve fortement modifié. Il faut reconnaître que le parti traditionnel (que ce soit sous ses formes sociale démocrate ou léniniste), concentré sur la conquête du pouvoir (par les voies révolutionnaire ou réformiste) est amené à se conformer à ce même Etat. Donc à transmettre, en son sein et au-delà dans ses relations avec la classe, des mécanismes de domination qui minent la dynamique même de l’émancipation. Et celui du sujet révolutionnaire, puisque une fois récusés les différents modèles des organisations de masse conçus comme relais des partis, ou à fortiori leurs courroies de transmission, une dialectique est à inventer entre le « social » et le « politique » qui impose une redéfinition d’ensemble de la politique révolutionnaire.
Bref, si en matière de stratégie révolutionnaire, il convient de ne rien renier des acquis du passé, ce sont d’autres défis que nous adresse l’avenir : ceux d’inventer le nouveau.
Notes
(1) : Cf. Daniel Bensaïd : « Les controverses stratégiques refoulées depuis le début des années quatre-vingt ressurgissent aujourd’hui, portées par le renouveau des mouvements sociaux, par les mobilisations contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial, par la conscience vive de la gravité des crises écologiques et sociales », in Un Monde à changer, mouvements et stratégies, éd. Textuel, p 183. Et, dans ce même numéro, articles de Alex Callinicos et de François Sabado.
(2) : Cf. Trotski : « La tactique se limite à un système de mesures se rapportant à un problème particulier d’actualité ou à un domaine séparé de la lutte des classes. La stratégie révolutionnaire couvre tout un système combiné d’actions qui, dans leur liaison et leur succession, comme dans leur développement, doivent amener le prolétariat à la conquête du pouvoir. » (in L’Internationale communiste après Lénine, éd. puf, p 171-172).
(3) : La France aussi, puisque l’ouïe fine d’Alex Callinicos lui a permis d’entendre que la participation de la Ligue à un gouvernement de la Gauche plurielle serait défendue en son sein sotto voce... (sic !).
(4) : Quant à penser les disqualifier en expliquant que « le moindre mal est le plus court chemin vers le pire »... Le croira qui veut !
(5) : Tel est le cas lorsque, hors de tout contexte réel, la Ligue se voit interpellée sur la question de savoir si elle récuse à priori toute prise de responsabilité politique dans les institutions, dont le gouvernement. C’est le fameux « mettre les mains dans le cambouis », formule, aussi cocasse que cynique, dont sont friands nombre de politiciens...
(6) : Contre la tendance à fourrer dans le même sac ignominieux du « réformisme » à la fois les appareils bureaucratiques et les partisans des réformes, il faut rappeler que la tradition communiste caractérise comme « réformistes » (ou « révisionnistes »), non pas des partisans de la réforme se refusant à franchir le pas de la révolution (un « saut » dont décide davantage la réalité de la lutte des classes que les convictions personnelles), mais des forces et individus ralliés à la bourgeoisie et agissant au sein du mouvement ouvrier pour, en dernier ressort, défendre les intérêts de celle-ci contre ceux de la classe ouvrière.
(7) : Cf. Trotski : « Le mot d’ordre du IIIe Congrès ne disait pas simplement : vers les masses, mais vers le pouvoir par la conquête préalable des masses. » (L’Internationale communiste après Lénine, op. cit. p 190).
(8) : Le même mot de stratégie prenant un autre sens sous la plume de ceux qui portent ces théorisations et sous celle de leurs détracteurs.
(9) : Daniel Bensaïd, Un monde à changer, op. cit. p 165.
(10) : Et ce contre les facilités qui autorisent à se contenter de définir la qualité de révolutionnaire par la simple volonté de changer le monde, ou comme l’attachement indéfectible à la lutte de classe et aux intérêts du prolétariat.
(11) : Tel est bien sans doute ce à quoi renvoie le débat sur l’actualité - conservée ou non, intégralement ou partiellement -, dudit « modèle d’Octobre ».
(12) : La manière soupçonneuse d’appréhender la notion d’antilibéralisme n’est pas seulement préoccupation juste de ne rien céder sur l’anticapitalisme, mais souvent aussi refus de voir tout ce à quoi renvoie de nouveau et d’insupportable les réalités actuelles du capitalisme. Ainsi le débat récurrent sur « antilibéralisme et anticapitalisme » allie souci de démêler des données subtiles et volonté de dénoncer, derrière la notion de libéralisme, un réformisme honteux.
(13) : Encore faut-il constater, et regretter, que les enseignements en matière de stratégie tirés de l’expérience de Mai 68 ou du Mai rampant italien sont restés fort maigres...
(14) : “Si la politique garde aujourd’hui une chance de conjurer le double péril d’une naturalisation de l’économie et d’une fatalisation de l’histoire, cette chance passe par un nouveau geste léniniste dans les conditions de la mondialisation impériale, remettant en cause la cohérence de l’ordre libéral-capitaliste mondial à la façon dont le christianisme originel s’attaqua aux fondements de la domination romaine. La pensée de Lénine est celle de la politique comme stratégie, de ses moments propices e de ses maillons faibles », Daniel Bensaïd, op. cit. p 152.
(15) : “Le parti apparaît ainsi sous un jour nouveau. Il n’est plus, chez Lénine, le résultat dune expérience cumulative, ni le modeste pédagogue chargé d’élever les prolétaires de l’obscure ignorance aux lumières de la raison. Il devient un opérateur stratégique, une sorte de boîte de vitesses et d’aiguilleur de la lute des classes », Daniel Bensaïd, op. cit. p 154.