J’ai brièvement signalé, il y a quelques jours sur Twitter, un sondage sur l’implantation des idées créationnistes dans les cerveaux américains, en me disant que ce énième rappel d’un phénomène fort connu ne méritait pas plus que d’être signalé en passant. J’ai sans doute eu tort. J’aurais dû consacrer un billet entier à ce sondage car si les médias finissent par se lasser de parler des créationnistes (un peu comme il finissent par ne plus traiter les attentats meurtriers en Irak que dans des brèves routinières), cela constitue une victoire supplémentaire pour ces négationnistes de la science. Ce sondage Gallup disait donc que 46 % des Américains pensaient que l’homme avait été créé, tel qu’il est aujourd’hui, par Dieu il y a moins de dix millénaires. Un résultat extrêmement stable car, depuis trente ans, ce chiffre évolue dans une fourchette comprise entre 40 et 47 % de la population [1]. A ces 46 %, il faut ajouter sans barguigner la grosse frange (32 %) imprégnée de néo-créationnisme, qui croit dans la version de l’histoire plus subtile selon laquelle l’homme est bien le fruit d’une évolution mais que celle-ci a été guidée par Dieu, lequel a mené des formes de vie moins « avancées » à l’aboutissement magnifique qu’est Homo sapiens.
Au final, il ne sont que 15 % à penser que la présence actuelle de l’homme sur Terre ne doit rien à Dieu. Il est vrai que le contexte religieux américain n’aide pas, quand on voit qu’un influent télévangéliste texan, John Hagee, se permet d’ordonner aux athées de quitter le pays. Autre exemple : en avril, le Tennessee est devenu, sous la pression du lobby créationniste, le deuxième Etat (après la Louisiane) autorisant les enseignants à proposer en classe des substituts à l’évolution darwinienne, sous le prétexte d’aider les élèves à juger « de manière objective des forces et des faiblesses des théories scientifiques existantes ». En faisant mine d’oublier que l’évolution en biologie est un phénomène avéré et non une simple hypothèse...
La croisade des créationnistes américains ne s’arrête pas aux frontières de leur propre pays. Je ne l’apprends que maintenant grâce à un article publié par Nature, mais, en Corée du Sud [2], une offensive anti-Darwin a porté ses fruits au mois de mai. Une pétition lancée par la Society for Textbook Revise (STR, que l’on pourrait traduire par Société pour la révision des manuels) a demandé le retrait des références à l’évolution darwinienne dans les livres scolaires. Le mois dernier, le ministère sud-coréen de l’éducation, de la science et de la technologie a révélé que de nombreux éditeurs allaient suivre cette pétition qu’il leur avait transmise et publier des versions révisées de leurs manuels. Ne figurerait notamment plus le schéma ci-contre montrant l’évolution du cheval au cours des temps, alors qu’il s’agit d’un excellent exemple du processus évolutif [3].
Comme l’explique le correspondant de Nature à Séoul, le STR a comme objectif affiché sur son site Internet de supprimer des manuels scolaires « l’erreur » que constitue à ses yeux l’évolution, ce afin de « corriger » la vision que les élèves ont du monde qui les entoure. Il fait aussi campagne pour que ne soient plus mentionnées l’idée de l’évolution de l’espèce humaine et les magnifiques observations des becs de pinsons des Galapagos par Darwin, qui l’aidèrent à formuler ses idées sur la spéciation et la sélection naturelle [4].
Quel rapport avec les créationnistes américains ? Le STR est en fait une émanation de la Korea Association of Creation Research (KACR), une organisation chrétienne (le christianisme est une des deux principales religions en Corée du Sud) qui constitue elle-même la branche sud-coréenne de l’Institute for Creation Research (ICR). L’ICR a été créé en 1970 au Texas par une des figures les plus importantes du créationnisme américain de la deuxième moitié du XXe siècle, Henry Morris. Cet ingénieur spécialiste de l’hydraulique se fit remarquer en co-écrivant, avec John Whitcomb, ce qui devint un best-seller chez les chrétiens fondamentalistes américains : The Genesis Flood. Paru en 1961, ce livre voulait démontrer qu’il n’y avait pas de désaccord véritable entre la science et une lecture littérale de l’épisode biblique du Déluge : celui-ci pouvait parfaitement s’expliquer, à condition évidemment de remettre en cause les méthodes de datation des roches ainsi que les connaissances sur la géologie et les fossiles. Vendu à 300 000 exemplaires et traduit en plusieurs langues (dont le coréen), The Genesis Flood a été le point de départ du renouveau créationniste, en montrant que la science pouvait « s’adapter » à la religion.
Le but officiel de l’ICR (et aussi de la KACR) est de s’appuyer sur des personnes au profil scientifique (chercheurs ou ingénieurs) afin de monter des soi-disant programmes de recherche, comme par exemple sur l’âge de la Terre : les 4,5 milliards d’années de notre planète sont en effet difficilement compatibles avec ce que dit la Bible... De la même manière, il est assez succulent de voir les contorsions réalisées pour prouver que l’Univers lui-même n’a que quelques milliers d’années. En réalité, l’objectif principal de ces « recherches » consiste à instiller le doute sur la validité des méthodes scientifiques et leur meilleure cible, c’est bien entendu la jeunesse. D’où l’offensive menée en direction des établissements et des programmes scolaires par les créationnistes de tout poil, aux Etats-Unis mais aussi en Corée du Sud, où ils n’ont, semble-t-il, rencontré aucune véritable résistance... Pour terminer, je vais reprendre, tellement elle est d’actualité, la citation de la journaliste américaine Katherine Stewart, que j’avais donnée dans un précédent billet : « Les nouveaux négationnistes de la science semblent dire que si vous ne pouvez pas faire taire la science, vous devriez faire taire les écoles. » [5]
Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)